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Mondo Kane
Capitaine pour la première fois de sa carrière lors du déplacement en Écosse samedi, Harry Kane est définitivement devenu l'un des symboles de l'Angleterre version Southgate. Ou comment le gosse qu'il était encore il y a quelques années est devenu le poster boy recherché par la FA.
C’est une attitude, au fond, que peu de personnes extérieures à la passion peuvent comprendre. Un espace temporel où le supporter se transforme en guetteur, comme s’il revenait au cœur des années 1980, le regard posé sur ces deux types incapables de se départager autour d’un échiquier. On ne peut probablement développer ce comportement que dans ce genre de situation : la fin d’un tournoi d’échecs – ici entre Karpov et Kasparov –, les corps qui se détendent et, au-dessus d’eux, ces visages qui se déplient pour capter le moindre signe dans les regards échangés. Jusqu’ici, ils avaient laissé les coups s’enchaîner, mais, une fois le tic-tac de la pendule devenu trop pressant, les âmes se refusant à lâcher la moindre miette de la décision finale comprennent que l’instant pour lequel ils ont payé est arrivé. Samedi, dans la chaleur d’Hampden Park, à Glasgow, cela ne pouvait se passer autrement. Comme s’il fallait forcément souffrir pour agiter une énième fois ce ballon calé entre les oreilles du supporter de foot. Harry Kane, le visage rincé comme s’il avait définitivement laissé filer l’insouciance de ses vingt-trois ans, a préféré parler d’un « dernier souffle » au bout d’un « jour unique » dans une carrière de sportif.
Cette fois encore, on pensait l’Angleterre de nouveau couchée par sa prétendue faiblesse dans son approche psychologique des événements. La calvitie bordélique de Leigh Griffiths était alors passée par là – sur deux coups francs superbes claqués avant le gong –, et l’armée de Southgate venait de se faire retourner, presque incapable d’éviter une première défaite face à l’Écosse depuis que Craig Brown avait accompagné un succès historique à Wembley en novembre 1999. Et l’aspect dramatique du foot, au moment où le script avait décidé d’atteindre le point le plus invraisemblable du scénario. Il n’y a pas toujours les mots pour décrire la vague émotionnelle traversée par un groupe, mais comme le football aime rendre l’impossible possible, Harry Kane aura donc surgi à la dernière seconde pour finir une ouverture parfaite de Raheem Sterling. Un match nul peut parfois avoir le visage d’une victoire. Un but a souvent la forme d’une réponse. Pour Kane, ce n’est finalement que la nouvelle ligne d’un parcours taillé pour être aujourd’hui brandi en exemple par ceux qui, hier encore, doutaient de sa différence.
Le pari et la dévotion
Comprendre la singularité d’Harry Kane, c’est avant tout revenir à ce jour où il est « devenu un homme » et replonger à Fratton Park pour s’imbiber d’une nuit, celle du 10 avril 2012, où Portsmouth recevait Millwall. Kane a alors dix-huit ans et vient de débarquer quatre mois plus tôt chez les Lions avec son pote Ryan Mason. Pour lui, c’est le deuxième prêt d’une carrière qui peine à éclater malgré une réputation déjà solide à Tottenham et une place de titulaire incontestée dans les sélections de jeunes du pays. C’est peut-être là que tout a définitivement basculé selon Joe Gallen, alors adjoint de Kenny Jackett à Millwall : « Ce soir-là, la situation était assez simple : c’était eux contre nous. Notre destin contre le leur. Harry était alors un pari à cause de son âge et parce que c’était Millwall, avec tout ce que cela implique. Le truc, c’est qu’il s’est rapidement intégré et a surtout porté, par son talent, le groupe à travers ses performances. Et, il faut savoir que les supporters de Millwall sont assez binaires : soit ils te détruisent, soit ils t’adulent. Lors de ce match à Portsmouth, où Harry a marqué le seul but de la soirée, ils ont fait de lui un héros. » Pour beaucoup, c’est au Den et à travers ces visages édentés que le destin d’Harry Kane a définitivement basculé. « Si ce match à Portsmouth a une place particulière pour lui, c’est parce qu’il a une sensibilité que certains n’auront probablement jamais. Harry aime la vie au moins autant que le foot. Ce jour-là, l’idée de la défaite lui était insupportable. Il avait compris que des mecs qui jouent au foot le faisaient, cette fois, pour sauver la vie de personnes qui sacrifient leur argent pour venir au stade. Cela suffit à prendre dix ans d’expérience en pleine tête » , complète Gallen.
Ça, c’est pour la face émergée. La semaine, dans le sud de Londres, Harry Kane est avant tout un sujet d’angoisse pour Kenny Jackett. « Il le regardait de la fenêtre de son bureau et n’arrêtait pas de criser, se marre Joe Gallen. Harry ne voulait pas quitter le terrain d’entraînement, il me demandait des exercices supplémentaires. C’était assez difficile à gérer, mais quand c’est dans ce sens-là, comment lui en vouloir ? » En réalité, le témoignage de Gallen résonne avec de nombreux autres qui ont rapidement vu le bonhomme comme une bête stakhanoviste. Il y a d’abord Kenny Swain, ancien sélectionneur des U16 anglais et un temps assistant de John Peacock à l’étage supérieur, premier membre de la FA à avoir placé Kane dans son viseur en 2010, qui aime évoquer « l’histoire d’un développement parfait » malgré le fait que l’attaquant des Spurs soit, à cette époque, plutôt utilisé en meneur de jeu derrière Wickham, Berahino et Afobe. Puis, il y a surtout les mots de Noel Blake, longtemps sélectionneur des U19 du pays, qui avait décidé d’arrêter un entraînement de la catégorie lors de la saison 2010-2011 : « C’était à West Bromwich, juste avant un match qualificatif à l’Euro 2012 où l’on a finalement été battus en demi-finale. Un moment, j’ai pris le groupe et j’ai montré Harry en exemple. Par son travail et son implication, il montrait à tout le monde qu’il n’était pas seulement là pour faire le nombre. Il était là pour montrer la voie, en s’arrachant à chaque ballon. Harry, c’est ça : une dévotion au travail qu’on ne trouve pas chez n’importe qui. »
« Harry est préparé à tout ça… »
Peut-être simplement parce qu’Harry Kane n’est pas n’importe qui, qu’il n’est pas un énième espoir survendu par un Royaume qui a longtemps pleuré une relève incapable d’assurer face aux attentes. Comme beaucoup, le fils de Pat et Kim, élevé à la sauce Tottenham dès son plus jeune âge, a dû affronter les sceptiques. Être un homme à part, c’est s’exposer. Alors, lorsqu’à la rentrée 2015, Kane marque le coup et n’empile pas les buts comme il le faisait avec justesse lors de son premier exercice complet avec les Spurs au plus haut niveau, la belle gueule a vu tomber sur lui les critiques. Peu importe, il met de côté et préfère se souvenir d’un bain de foule historique à Sydney lors d’une tournée estivale et de ses débuts chez les grands lors du mois de mars précédent. Un coup de tonnerre en soixante-dix-huit secondes pour sa première avec la sélection A, alors menée par Roy Hodgson, face à la Lituanie (4-0) et un premier but aussi rapide que prévisible. Reste qu’Harry Kane n’est pas le premier mec à planter dès sa première sélection et que Peter Taylor, son coach chez les U20 avec qui il disputa la Coupe du monde de la catégorie en 2013, n’a pas oublié un raté devenu running gag contre l’Égypte lors de cette compétition. À l’époque, Taylor lui lance alors qu’il ne « pourra jamais l’oublier à cause de ce manqué » . Puis, il y aura ce 7 février 2015 comme seconde bascule. Peter Taylor le racontait alors il y a quelques années dans les colonnes du Guardian : « Là, je l’ai vu marquer ce but sensationnel de la tête contre Arsenal. J’en ai directement parlé après la rencontre avec Trevor Brooking qui s’occupait alors du développement de la FA. Je lui ai dit : ‘Putain, si Harry avait marqué ce but dix fois plus facile contre l’Égypte…’ C’est génial pour lui, mais je dois dire que ça m’a surpris. »
Et tout s’est enchaîné avec les doutes récurrents, mais Harry Kane n’a pas flanché. Mieux, Kane est devenu un symbole, celui d’une nouvelle génération et d’une certaine idée de la fidélité qu’on pensait perdue, ce qui marque encore plus son caractère. Juste assez costaud pour enchaîner une troisième saison à plus de vingt buts en Premier League tout en accrochant cette année le titre de meilleur buteur malgré une blessure qui l’a éloigné un temps des terrains. Il est devenu ce que la FA cherchait depuis Wayne Rooney : un poster boy. Il s’est aussi imposé dans une réputation de tueur où beaucoup le considèrent aujourd’hui comme l’attaquant anglais le plus talentueux depuis Alan Shearer, tout en continuant à cumuler ses excellentes prestations à d’autres tout aussi notables sur les greens (Kane est handicap 4 au golf, ndlr), là où certains lui ont longtemps taillé le costume du coupable parfait de l’échec de la nation à l’Euro 2016. Samedi, à Glasgow, Gareth Southgate a fait de Kane le cinquième capitaine de son mandat, ce qu’il sera de nouveau contre la France mardi soir. « C’est, sans aucun doute, l’un des joueurs les plus talentueux que l’Angleterre ait eu à rencontrer depuis de nombreuses années. Je cherche des personnes avec des qualités de leader et il les a. C’est un exemple, comme Adam Lallana. Harry est préparé à tout ça, j’ai bossé avec lui chez les Espoirs et je connais sa mentalité par cœur désormais » , lâche-t-il, presque soulagé de cette réussite. La nouvelle ère est cette fois définitivement ouverte.
Par Maxime Brigand
Tous propos recueillis par MB sauf mention.