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Mondial 2022 : gardiens, l’heure du premier bilan

Par Maxime Brigand, à Doha
14 minutes
Mondial 2022 : gardiens, l’heure du premier bilan

Alors que les quarts de finale de la Coupe du monde débutent vendredi, l'heure est à un premier bilan d'un tournoi qui a vu le rôle des gardiens évoluer en fonction des projets de jeu et des profils. Décryptage des premières tendances qui disent beaucoup du poids pris par ceux que l'on peut désormais présenter comme des onzièmes joueurs de champ.

Comment trouver la bête ? Première étape : vaincre le cagnard. Deuxième étape : se frayer un chemin dans les immenses couloirs d’un non moins immense hôtel de Doha, où déambulent des arbitres de la Coupe du monde, quelques officiels de la FIFA et, surtout, une grande armée d’analystes. Ils viennent tous des quatre coins du monde, sont tous devenus membres d’un laboratoire – le Technical Study Group – chargé d’extraire des milliers de données de chaque rencontre de ce Mondial 2022 et ont, ce matin-là, tous la tête plongée dans des lignes de datas interminables issues des rencontres jouées la veille : Japon-Croatie et Brésil-Corée du Sud. Derrière la salle des machines, la voilà, la bête : 197 centimètres, des mains taillées pour abattre des arbres et la voix grave du type qui a passé sa vie à hurler pour en replacer d’autres. Prénom ? Pascal. Nom ? Zuberbühler. Oui, le Pascal Zuberbühler, « Zubi » , celui qui a porté le maillot de la Suisse à 51 reprises après avoir obtenu un diplôme de plombier, qui bosse pour le compte de la FIFA depuis 2017 et qui a été choisi pour décortiquer au scalpel les copies rendues durant la Coupe du monde par les personnes de son espèce : les gardiens de but. Quelques jours plus tôt, l’ancien portier de la Nati est monté sur une scène aux côtés d’Alberto Zaccheroni et Cha Du-ri pour présenter aux curieux ses premières observations. Après avoir écouté ses collègues évoquer des blocs plus courts, mais un poil plus larges que lors du précédent Mondial, parler du nombre important de centres vus depuis le début de la compétition et noter une réduction – hélas – du nombre de dribbles tentés par match, on l’a alors entendu dire : « Les chiffres sont clairs : les gardiens n’ont jamais été aussi impliqués et importants dans le jeu que lors de cette Coupe du monde. » Il convenait de creuser.

Aujourd’hui, un gardien doit être capable de jouer rapidement à droite, à gauche, de casser une ligne de pression par la passe, de trouver un coéquipier avec une relance mi-longue ou de jouer plus long pour qu’un attaquant puisse jouer en déviation, et on a vu toute cette variété sur ce début de Mondial.

« Les nouveaux meneurs de jeu »

En avalant son café, Pascal Zuberbühler ouvre une première fenêtre : celle du gardien qui est aujourd’hui devenu un onzième joueur de champ, ce que Jürgen Klinsmann a appuyé samedi dernier lors d’une autre conférence donnée à Doha où il a présenté les portiers comme les « nouveaux meneurs de jeu ». « Jürgen a raison et le premier tour est plus que jamais venu le confirmer, sourit Zuberbühler. On a notamment vu les gardiens demander deux fois plus le ballon qu’en 2018 et être servi par leurs coéquipiers presque une fois sur deux, mais ce qui m’a le plus marqué, au-delà de ce constat, c’est la variété des transmissions. Aujourd’hui, un gardien doit être capable de jouer rapidement à droite, à gauche, de casser une ligne de pression par la passe, de trouver un coéquipier avec une relance mi-longue ou de jouer plus long pour qu’un attaquant puisse jouer en déviation, et on a vu toute cette variété sur ce début de Mondial. » Sans surprise, Manuel Neuer et Unai Simón, deux armes précieuses pour éteindre les tentatives de pressing adverses, ont, dans ce tournoi, été tout en haut des gardiens qui ont touché le plus de ballons par match et ont été le plus impliqués dans les phases de construction de leur équipe (29 ballons reçus en moyenne par Neuer, 26 pour Simón). Sans son départ du Qatar après le premier match du Cameroun dans la compétition et son embrouille avec son sélectionneur, André Onana, qui a tripoté 61 ballons contre la Suisse (!), aurait néanmoins certainement plié ce jeu.

« Selon moi, ces situations racontent beaucoup de la façon de travailler d’une équipe, relance Pascal Zuberbühler. Pourquoi ? Parce que si un gardien de but a cette responsabilité et est connecté à ce point à ses coéquipiers dans la construction, c’est parce qu’il y a eu, avant ça, un processus fort et un choix : il a été impliqué dans tout le travail collectif. Si je vais plus loin, je peux même affirmer, rien qu’en observant ce comportement, que l’entraîneur des gardiens de ces sélections est bien plus qu’un entraîneur des gardiens. Il ne travaille pas dans son coin, mais en synergie avec l’entraîneur principal, et c’est nécessaire pour que le gardien puisse connaître ses coéquipiers. Ça passe par l’impliquer dans des exercices de conservation ou dans d’autres exercices qui simulent des situations de match afin de multiplier les situations d’échanges avec ses coéquipiers. Dans le football moderne, c’est indispensable pour qu’ensuite, en match, le gardien puisse donner le rythme, choisir quelle arme sortir à quel moment, être presque comme un deuxième coach sur le terrain pour ses coéquipiers. »

Exemple de l’utilisation d’Unai Simón pour battre le pressing de l’Allemagne. Trouvé en retrait, le gardien de l’Espagne va d’abord reculer pour attirer la pression sur lui…

… puis il va trouver Carvajal sur sa droite alors que l’Allemagne avance…

… après avoir patienté, Carvajal retrouve Simón en retrait, qui a déjà lu la situation…

… et repart d’une relance mi-longue en direction de Ferran Torres…

… qui va gagner son duel et obtenir une bonne faute dans le camp adverse.

Durant la compétition, Unai Simón, qui a parfois été pointé du doigt pour son jeu au pied, a commis quelques petites erreurs (attention, il n’a raté que dix petites passes), mais n’a jamais voulu bousculer ses habitudes et celles de son équipe. Mais pourquoi l’aurait-il fait ? « L’entraîneur veut qu’on joue comme ça, et même si on fait une erreur de temps en temps, nous réussissons la plupart du temps à battre un pressing grâce à ça, expliquait-il avec justesse au Guardian avant la compétition. Le football international est très rapide. Vous devez donc prendre très rapidement des décisions. Avec le ballon, le travail d’un gardien est d’orienter le jeu vers l’homme libre, d’ouvrir le terrain, de créer des espaces, de casser des lignes… » De mener le jeu, tout simplement, et Luis Enrique l’a répété à plusieurs reprises au cours de cette Coupe du monde.

 La seule chose qui manque à Hugo Lloris, oui, c’est un pied droit. Parfois, ça peut le mettre dans des situations complexes.

« Sortir très court avec le gardien, l’Espagne l’a fait avec Simón, l’Allemagne l’a fait avec Neuer, mais ça reste quand même difficile de le mettre en place avec une sélection, nuance cependant Thierry Barnerat, instructeur FIFA, qui est aussi analyste vidéo auprès de Thibaut Courtois. Au contraire de ce qu’on peut voir en Ligue des champions, 75-80% des sélections ne tentent d’ailleurs pas d’engendrer des supériorités numériques avec leur gardien parce que ça demande beaucoup de préparation, et les sélections n’en ont pas eu du tout pour ce Mondial. Ça n’empêche pas de voir des gardiens très impliqués au pied plus haut sur le terrain. Édouard Mendy a, par exemple, joué très haut. Pickford peut aussi évoluer assez haut. Ça conforte l’idée du onzième homme. » Questionné sur le sujet après le huitième de finale remporté par l’équipe de France face à la Pologne (3-1), Didier Deschamps a freiné sans surprise des deux pieds. La raison est simple : ses Bleus sont aujourd’hui dans la difficulté pour ressortir court via Hugo Lloris, et cela s’explique par la faiblesse du pied droit du gardien français, là où Unai Simón, Manuel Neuer ou même Andries Noppert, révélation du tournoi dans le but des Pays-Bas, sont à l’aise avec leurs deux pieds. « Hugo Lloris est l’un des cinq meilleurs gardiens du monde dans la défense de son but et dans la défense de l’espace. La seule chose qui lui manque, oui, c’est un pied droit, analyse Barnerat. Parfois, ça peut le mettre dans des situations complexes. On l’a revu face à la Pologne : quand un ballon arrive du côté droit, il vient souvent le contrôler extérieur du gauche ou du moins pied gauche, et ça peut être très dangereux, car il ne voit pas 100%, mais 50% du terrain. Dans l’idéal, un gardien doit être à plat. Dans le cas de Lloris, si un attaquant s’oriente de l’axe et le presse depuis son côté gauche, il peut profiter du fait que Lloris ne le voit pas arriver… »

L’une des fameuses situations vues face à la Pologne, où Koundé trouve Lloris en direction de son pied droit…

… exclusivement gaucher, Lloris se ferme 50% du terrain et est vulnérable. Sous la pression, il va ici dégager sur Koundé en catastrophe et l’équipe de France va concéder une touche.

 Le gardien, qui est désormais intégré aux conservations ou aux toros, doit donc être capable de parfaitement sentir le timing pour savoir quand jouer court, quand jouer mi-long, quand jouer long, mais il ne faut pas tomber dans l’excès et, surtout, ne pas oublier que la priorité reste sa mission défensive.

L’art de dévorer l’espace et le temps

Si l’époque juge avant tout – et à tort – un gardien à ce qu’il fait lorsqu’il a le ballon entre les pieds, tous les spécialistes du poste, qui ont noté au passage que 18 gardiens impliqués dans la compétition n’ont pas dégainé le moindre dégagement de volée (trois seulement en ont fait sept : Szczęsny, Navas et Gonda, ce qui s’explique par la volonté du Japon de cogner en transitions rapides), alertent. Stéphane Cassard, aujourd’hui entraîneur des gardiens à Strasbourg, prend la parole : « Le gardien fait aujourd’hui partie intégrante du jeu, on travaille beaucoup sur le jeu au pied, encore plus depuis le changement de règle sur les six mètres. Les blocs jouent plus haut, le gardien, qui est désormais intégré aux conservations ou aux toros, doit donc être capable de parfaitement sentir le timing pour savoir quand jouer court, quand jouer mi-long, quand jouer long, mais il ne faut pas tomber dans l’excès et surtout, ne pas oublier que la priorité reste sa mission défensive. »

C’est jusqu’ici l’autre fenêtre intéressante d’un Mondial où, lors du premier tour, les portiers ont eu, en situation de bloc médian, une position moyenne plus haute de quatre mètres par rapport à celle qu’ils avaient en 2018. En situation de bloc bas, ils ont également avancé d’un petit cran. « Ils ont avancé d’un mètre, un petit mètre, mais dans cette situation, c’est assez colossal, pointe Zuberbühler. Cette position un peu plus haute leur permet de mieux anticiper la passe dans la petite profondeur ou le petit centre, d’être encore plus complice avec leurs défenseurs, de mieux travailler en collaboration pour maintenir la supériorité numérique défensive. C’est aussi très précieux pour couper une transition adverse. Si un gardien reste sur sa ligne, il n’a aucune chance. Il doit sortir au bon moment. » Si Thierry Barnerat loue la capacité d’Hugo Lloris à ne quasiment jamais se faire reprendre sur ce point, les deux hommes ont été marqués par plusieurs situations symboles mettant en lumière pour différentes raisons trois gardiens : Mohammed Al-Owais, Danny Ward et Edouard Mendy.

Commençons par le gardien de l’Arabie saoudite avec Barnerat : « J’estime que pour qu’un travail soit efficace, il faut que le gardien ait eu la possibilité de vivre une action à vitesse réelle à l’entraînement. C’est pour ça que je pense qu’un gardien doit avant tout travailler avec des attaquants plutôt qu’avec d’autres gardiens. Prenons Al-Owais, qui a été incroyable avec sa sélection : il a été excellent, car il a une super lecture des situations, une anticipation au-dessus de la moyenne, et ce, alors qu’il n’est pas très académique avec ses mains. C’est une fabuleuse arme tactique, et on l’a vu face au Mexique. »

Exemple avec cette séquence : alors que Vega est lancé en profondeur, Mohammed Al-Owais est, au départ de la passe, devant ses six mètres, prêt à jaillir…

… lorsque le numéro 10 mexicain récupère le ballon, il n’a alors quasiment plus de temps pour armer et va perdre son duel face à un gardien en croix.

Situation similaire avec Ward, le portier du pays de Galles. « Cette situation a été vue contre l’Angleterre, relève Pascal Zuberbühler. Kane donne un ballon en profondeur à Rashford et comme Al-Owais, Ward va sortir parfaitement et ne donner aucune chance à Rashford. Au départ de la passe, il est à sept mètres de son but, et ça change tout. »

Alors que le ballon est dans la course de Rashford, Ward est, lui aussi, devant ses six mètres…

… et peut jaillir au bon moment, en croix, pour étouffer Rashford.

Édouard Mendy, qui travaille énormément dans l’espace et évolue très haut, a, lui, été sanctionné face à l’Angleterre au bout d’un tournoi assez compliqué dans le but du Sénégal, ce qui ne doit rien enlever à ses immenses qualités. La deuxième flèche, plantée par Kane, montre toute la difficulté que peut avoir un gardien à se situer par rapport à son but au moment d’une transition offensive adverse (Neuer et Lloris excellent dans ce domaine).

Alors que l’Angleterre a récupéré le ballon près de sa surface et est en pleine transition offensive, Édouard Mendy, qui joue parfois à plus de 20 mètres de son but, est devant sa surface…

… il va d’abord vouloir sortir sur la passe de Bellingham vers Foden…

… puis, il va se raviser en voyant l’appel de Kane pour accompagner le 2 contre 2…

… mais sur la passe de Foden, il est déjà en retard…

… et va venir complètement ouvrir le but à Kane. Il n’a pas regardé le but pour se situer une seule fois de la séquence.

Dans un Mondial où les centres sont nombreux, la position légèrement avancée des différents gardiens, dont le niveau s’homogénéise au fil des éditions, peut aussi être un atout, même si plusieurs centres ont été envoyés de l’angle de la surface et non le long de la surface (ce qui a engendré énormément de buts). « On a vu beaucoup de centres sans déborder, à la De Bruyne, depuis le début du Mondial, souligne Thierry Barnerat. C’est des centres mortels pour les gardiens, car ils arrivent dans la pire zone, à cinq-six mètres de la ligne. C’est très difficile pour eux de sortir dessus, car ils ne peuvent pas être trop loin de leur ligne avant la frappe afin de ne pas ouvrir d’angle. Du coup, ils se retrouvent parfois en retard sur le temps de passe. C’est un casse-tête. Pickford l’a bien géré contre le Sénégal, Mendy moins, Schmeichel a aussi été pris contre la France sur le deuxième but… C’est très difficile à travailler, à anticiper. »

Centre qui part de l’angle de la surface…

… qui est très difficile à défendre et déviation de Dia au premier poteau pour Sarr. Pickford a reculé d’un pas, s’est mieux orienté…

… il va sortir en croix sur Sarr et pousser à une frappe hors cadre.

À l’heure d’un premier bilan des portiers de ce Mondial à une époque où chaque petit détail est prélevé par des adversaires de plus en plus préparés tactiquement (Mbappé a, par exemple, certainement vu le tout petit espace ouvert par l’épaule gauche de Szczęsny sur son troisième but contre la Pologne) et alors que Pascal Zuberbühler estime qu’il reste encore du chemin pour voir une équipe gagner avec un gardien qui passe sa vie à vingt mètres de son but (Daniel Heuer Fernandes le fait très souvent dans le but d’Hambourg, en 2. Bundesliga), chacun se rejoint au moment de célébrer le gardien le plus impressionnant. « Un gardien doit toujours vivre en fonction de la vitesse de l’action, et il y a un gardien qui fait presque tout parfaitement depuis le début, c’est Andries Noppert, affirme Barnerat. Il a été très bon sur sa ligne, très bon dans la gestion de la profondeur, il a fait peu d’erreurs, il a les deux pieds, et tout ça alors qu’il n’avait aucune sélection en arrivant au Qatar. C’est assez dingue. »

Exemple d’un arrêt monumental réussi par Noppert dans ce Mondial face au Sénégal. Lui aussi est avancé pour anticiper une passe dans sa surface ou une frappe au sol, d’où les bras posés au niveau des cuisses…

… il peut ainsi enclencher son jump et sortir l’arrêt parfait.

On l’a aussi vu briller dans sa gestion de la profondeur face aux États-Unis.

Zuberbühler complète : « C’est unique, presque irréel. Il arrive de nulle part, fait plus de deux mètres et est tonique sur sa ligne, excellent dans la gestion du rythme des rencontres, décisif, mais encore une fois, toute cette intégration a été rendue possible grâce à la connexion entre les différentes parties du staff néerlandais. C’est aussi un message envoyé pour l’avenir. » Ça valait le coup de creuser.

Dans cet article :
L’Espagne bat la Suisse sur le fil, le Danemark en quarts
Dans cet article :

Par Maxime Brigand, à Doha

Tous propos recueillis par MB.

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