- So Foot 122
- Dossier Jorge Mendes
Moi, Jorge Mendes, ancien joueur de D3 portugaise
Jorge Mendes n'est pas né avec un portable greffé à l'oreille. Avant de devenir l'agent le plus puissant de la planète foot, le patron de Gestifute a tenté de percer crampons aux pieds. Mais entre un talent limité et des nuits trop courtes, Jorge n'est jamais allé plus haut que la D3 portugaise.
Les ventres sont rebondis, le souffle court et les passes dans le vide. Malgré le vent qui fouette et une pluie glaciale, les vétérans de l’UD Lanheses honorent leur entraînement du mercredi soir sur un stabilisé flambant neuf qui fait la fierté de José Perreira. « Vous avez vu ? Il flotte depuis trois jours et le terrain n’est même pas gorgé d’eau » , vante le président du club. La cinquantaine entamée et dégarnie, José survole encore les débats avec sa vision du jeu éclairée et son toucher léché. Alors, il tente de régaler ses copains fâchés pour certains avec cette partie du corps qu’on appelle les pieds. Mais l’essentiel est ailleurs. Une fois au sec, la petite bande réquisitionne l’étage de l’un des deux restaurants du village. Au menu : vinho verde et poulpe grillé servi avez du riz. Entre deux bouchées, José raconte son « Jorge » . Oui, José et Jorge Mendes ont été les meilleurs amis du monde ( « il était marrant, ce con » ). L’histoire remonte au début des années 90. L’agent de Cristiano Ronaldo n’avait pas encore de portable, mais roulait en Toyota Celic blanche, ce qui avait le don d’impressionner ses partenaires.
« Il savait tripoter le ballon, mais sans plus »
Mais pourquoi Lanheses ? Pourquoi ce village de 2 000 habitants du Minho à une heure de Braga où s’aventure celui qui a pris la mauvaise sortie d’autoroute et roulé en aveugle sur une quinzaine de kilomètres ? C’est ici que Jorge Paulo Manuel Agostinho Mendes, milieu de terrain anonyme de 3e division portugaise, a remisé en 1994 ses crampons et ses rêves de footballeur à seulement 26 ans. Sans regrets. Quand il signe à Lanhenses trois ans plus tôt, Mendes est un « honnête petit joueur » , comme il le dit lui-même. Mais Jorge a été un enfant comme les autres. Il n’a pas toujours imaginé sa carrière dans le foot à jongler avec ses quatre portables et enchaîner jusqu’à trois rendez-vous dans trois pays différents en une journée. Dans le Nord du Portugal, Mendes est d’abord un exilé. Son enfance est celle d’un gamin de la banlieue de Lisbonne. Sa famille vit à Petrogal, un quartier résidentiel pour les employés du groupe pétrolier dont il tire son nom (devenu Galp Energia depuis). Le football tient de l’évidence pour le garçon qui signe sa première licence avec le Desportivo Petrogal dont « le stade était à 50 mètres de l’appartement de (s)es parents » . Déjà hyperactif, Jorge ne tient pas en place. Quand il ne tape pas dans un ballon « jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire » , il pratique le karaté et l’athlétisme. Cadet, junior, espoir, le futur agent écume toutes les classes d’âge dans le club de son quartier. Malgré un physique d’allumette, il s’impose comme un leader, à en croire ses partenaires de l’époque. Un meneur sur et surtout en dehors du terrain. « Jorge a été le premier à avoir une voiture, raconte Enio Maria, un de ses amis de l’époque. Un vieux tas de ferraille, on s’entassait pour aller en boîte avec et lui faisait ainsi diviser le prix de l’essence. » Dans le quartier, son talent n’a pourtant pas marqué les esprits. « Il savait tripoter le ballon, mais sans plus. Ce n’était pas un crack. J’ai même été surpris d’apprendre qu’il a réussi à jouer en 3e division » , balance un ancien voisin.
Jorge approche la vingtaine quand sa vie bascule. Libéré de ses obligations militaires, il tente, mais rate le concours d’entrée chez Petrogal. Veuf depuis peu, son frère José lui demande de le rejoindre à Viana do Castelo à 400km au nord de Lisbonne. Dans le Minho, le Lisboète épaule son aîné dans son entreprise de résine, puis ouvre très vite sa première boutique de location de VHS. Mais il n’oublie le foot et signe avec Vianenses en D3 où il tâte surtout du banc de touche. Au bout d’une saison, Mendes met les voiles pour Caminha à la frontière espagnole. Là-bas non plus ses talents de joueur ne laissent pas un souvenir impérissable. « Il n’a marqué personne. Il n’était ni bon ni mauvais. Un milieu de terrain banal avec un pied gauche correct » , note Manuel qui tient le bar O Corsario où Mendes a ses habitudes. À Caminha, il ne perd pas son temps et repère une boîte de nuit dont il va devenir quelque temps après le patron. « Il a fini par racheter les parts d’un des propriétaires du Luz do Mar, poursuit Manuel, il savait que c’était une boîte fréquenté par des joueurs de Braga, Porto ou Guimarães. Il a noué pas mal de connaissances là-bas. »
Jorge et les pilules magiques
Entre ses deux boutiques de VHS, sa boîte (où il aime investir la cabine du DJ) et diverses autres activités (comme installer des distributeurs de cacahuètes dans les bars), Jorge délaisse un peu sa carrière de joueur. Quand il débarque à Lanheses en 1991, il est déjà plus homme d’affaires que footballeur. Il négocie avec les dirigeants une commission sur les sponsors qu’il ramène grâce aux panneaux publicitaires qu’il place autour du terrain. Et Jorge négocie plutôt bien à en croire José Pereira, son coéquipier à l’époque. « En moyenne, il se faisait 500 ou 600 euros par mois, ce qui n’était pas loin d’être une fortune à l’époque. C’était évidemment le mieux payé de l’équipe. » Arrière gauche ou milieu gauche, Mendes sait qu’il touche à son plafond de verre en D3. « Il avait le niveau pour être titulaire en 3e division, mais son manque d’assiduité et de ponctualité lui valait de commencer sur le banc la plupart du temps » , concède Pereira. Déjà, l’homme dort peu et débarque souvent à quelques minutes avant le coup d’envoi sans avoir fermé l’œil de la nuit. La faute à ses activités de patron de discothèque où il s’investit de plus en plus. Alors, il tape parfois dans la boîte à pharmacie pour se donner du courage. Pereira n’a pas oublié ce qui reste son meilleur match. « C’était contre son ancienne équipe, Vianense. Comme Jorge n’avait pas percé là-bas, il était un peu vexé et voulait leur prouver qu’il était assez bon pour jouer chez eux. Et ce jour-là, il a couru comme un cheval. Vers l’avant, vers l’arrière, sur les côtés… Il courait comme un cheval. En fait, il avait pris des pilules blanches qui tournaient pas mal à l’époque dans les boîtes de nuit. Je ne sais pas ce qu’il y avait dedans, mais ça a bien marché ! »
Survolté, Mendes finira par être expulsé en fin de match. Son destin devait le mener ailleurs. En 1997, José Pereira reçoit une proposition de son ancien partenaire. « Il venait de monter Gestifute et me demandait de venir travailler pour lui. J’ai dit non, regrette-t-il. J’étais père de famille et je savais que ma femme m’aurait tué si j’avais lâché mon boulot pour rejoindre ce fou. » Son assiette est vide, José remplit nos verres et nous demande un petit service. « Vous n’auriez pas un numéro pour prendre des nouvelles de lui ? Je n’arrive plus à le joindre, ce con. »
Par Alexandre Pedro à Lanheses