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Modrić, icône en péril
Tenant d'informations essentielles pour incriminer Zdravko Mamić, ancien président du Dinamo Zagreb et parrain officieux d'un football croate noyé dans la corruption, Luka Modrić a préféré se taire alors qu'il était auditionné par la justice. Et se retrouve visé par une enquête pour faux témoignage, tandis que l'opinion publique croate enterre petit à petit son image de footballeur modèle.
« Cela… cela je ne l’ai jamais dit… cela… cela a été modifié après coup. Je vous dis que je ne m’en rappelle pas. » Luka Modrić bégaie, bute sur les mots et s’agite sur sa chaise, comme un enfant pris en train de faire une bêtise. Le procureur Tonči Petković, chargé d’instruire le procès de Zdravko Mamić, ex-président du Dinamo Zagreb soupçonné d’avoir détourné plus de 15 millions d’euros des caisses du club, vient de faire écouter au milieu du Real Madrid le témoignage qu’il a fourni l’année dernière aux enquêteurs. Le milieu madrilène y évoquait son transfert pour Tottenham en 2008 : une transaction où il devait récupérer près de la moitié du montant payé par le club anglais au Dinamo Zagreb, soit 10,5 millions d’euros. Une somme qu’il a avoué avoir ensuite reversée dans sa quasi-intégralité à la famille Mamić, en toute illégalité. Un transfert de fonds aux modalités étranges, dont Luka Modrić n’a bizarrement plus aucun souvenir à présent. Signe que le pouvoir d’influence de Zdravko Mamić est capable de faire vaciller jusqu’aux plus grandes icônes du football croate.
Les liaisons dangereuses
Pourtant, il y a neuf ans, Luka Modrić a simplement fait comme tout le monde – ou presque – au Dinamo Zagreb. Il a reçu, au début de sa carrière, un coup de main financier de Mamić, en échange de quoi il lui garantissait de partager ses revenus avec lui. Une pratique à la base même du système Mamić, facilitée par son entrée dans l’organigramme du Dinamo en 2003. Être au cœur du Dinamo lui a permis de signer de nombreux accords similaires avec des footballeurs du club, lui qui n’est en aucune façon agent de joueur.
Modrić, lui, a touché 10,5 des 21 millions d’euros versés par Tottenham au Dinamo pour le recruter, mais n’en aurait gardé que 2, le reste finissant dans les poches de Mamić et de la famille de celui-ci. En 2015, il avait déclaré aux enquêteurs que cet accord visant à partager les primes de son transfert à Londres avait été antidaté et signé alors qu’il évoluait déjà à Tottenham. Rien de bien légal là-dedans, évidemment. Deux ans plus tard, le numéro 19 du Real prétend désormais avoir signé dès 2004 une annexe avec Mamić, alors vice-président du Dinamo depuis 2003, prévoyant qu’il lui verserait la moitié des primes de transferts qu’il recevrait par la suite.
Le système Mamić
Un imbroglio financier et juridique que Modrić légitime donc en revenant sur ses précédentes déclarations, afin de ne pas embarrasser son sulfureux mentor. Et tant pis si le magicien croate écope dans la foulée d’une enquête pour faux témoignage. Rien de très surprenant selon Zvonko Alač, journaliste de l’INDEX, un des rares médias d’opposition en Croatie. « Ici, tout le monde sait que Modrić est le protégé de Mamić. Il est reconnaissant envers lui. Enfant, Luka n’était qu’un réfugié de la guerre des Balkans et, pour lui, Mamić fait sans doute partie des gens qui lui ont donné une chance de s’en sortir. » Un protecteur aux pratiques douteuses, que le meneur croate serait également peu enclin à dénoncer, par peur d’éventuelles représailles de son mentor, dont l’influence et les connexions vont bien au-delà du monde du football : « Le procès ne se tient pas à Zagreb, mais à Osijek pour la simple et bonne raison que Mamić a de grosses affinités avec les magistrats locaux… La vérité, c’est que 99% des joueurs croates auraient fait le même chose que Modrić. Je pense qu’il a une peur absolue de ce que pourrait faire Mamić, parce qu’en Croatie absolument tout le monde est effrayé par Mamić » , avance Zvonko Alač.
Coïncidence troublante, Dejan Lovren, un autre protégé de Mamić appelé à témoigner la semaine dernière au procès de l’ex-président du Dinamo, a vu son appartement à Zagreb cambriolé le 15 juin. Un incident que certains médias locaux interprètent comme une forme d’avertissement à l’égard du joueur de Liverpool, afin qu’il ne dévoile rien de substantiel lors de son audition.
De l’indignation à l’oubli
Quelle que soit l’issue du procès, l’image de Luka Modrić dans l’opinion publique croate s’est, elle, sévèrement détériorée. Dans plusieurs villes du pays, comme Zagreb ou Zadar, de nombreux graffitis l’injurient ou le menacent. Comme si son soutien envers Mamić avait subitement balayé son image de gendre idéal du football croate. « Modrić avait cette image d’homme de famille raisonnable, peu intéressé par les grosses voitures ou le luxe, et issu d’un milieu populaire, explique Zvonko Alač. Mais après ce qu’il a dit, la plupart des gens en Croatie le détestent. Tout le monde sait qu’il ment et, même si les joueurs croates sont toujours regardés comme des icônes ici, les gens commencent à en avoir marre de les voir ne jamais se dresser contre Mamić et son système. »
Même si, en définitive, la passion pourrait bien malgré tout encore l’emporter sur la raison. « Ça reste à voir. À chaque grande compétition internationale, tous les deux ans, c’est l’hystérie nationale en Croatie et, d’un coup, les fans de foot ont la mémoire courte. Pour l’instant, Modrić est encore vu comme un traître, mais, deux semaines avant la Coupe du monde, ce ne m’étonnerait pas qu’il soit de nouveau idéalisé… » En attendant, Zdravko Mamić a réussi à faire reporter le témoignage de Dejan Lovren à septembre, en annonçant se séparer de ses avocats, perturbant ainsi le déroulement de la procédure judiciaire. Un report en forme de nouveau rebondissement pour un procès dont la rupture des Croates avec Modrić pourrait être annonciatrice de nouvelles lignes de fractures entre les dirigeants et stars du football local et les supporters.
Par Adrien Candau
Propos de Zvonko Alač recueillis par AC