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Mesut Özil et İlkay Gündoğan dans l’œil du cyclone
Plus de trois semaines après avoir posé avec Recep Tayyip Erdoğan lors d'une entrevue à Londres, Mesut Özil et surtout İlkay Gündoğan sont toujours au cœur de la polémique en Allemagne. Des politiques aux fans, en passant par les intellectuels, tout le monde a son avis à donner sur la question.
En se rendant dimanche soir sur le plateau de l’émission politique Anne Will, Angela Merkel s’attendait évidemment à parler de Donald Trump et du sommet du G7. Elle s’attendait sans doute moins à devoir défendre la présence de Mesut Özil et lkay Gündoğan au sein de l’équipe nationale allemande. Et pourtant, plus de trois semaines après avoir posé aux côtés du président turc, Recep Tayyip Erdoğan, les deux joueurs sont toujours sous le feu des critiques, de façon quasiment permanente. Vendredi soir, contre l’Arabie saoudite, le milieu de terrain de Manchester City a été sifflé comme rarement un joueur allemand ne l’avait été auparavant. Sur les fautes qu’il a subies, certains fans se sont même mis à applaudir.
Des faits qui ont bien évidemment déplu à Joachim Löw, mais aussi à la chancelière allemande. « Nous avons besoin d’eux pour jouer notre meilleur football. Je serai heureuse, si, au lieu de les siffler, nos supporters les applaudissaient » , a-t-elle déclaré dimanche soir, tout en rappelant au passage que les deux joueurs s’étaient déjà maintes fois exprimés sur le sujet. Le sélectionneur, lui, a demandé à ce que l’on passe à autre chose, notamment parce que Gündoğan semble de plus en plus affecté par la situation : « J’ai de plus en plus de mal à comprendre les sifflets. Dans le cas d’İlkay, il a parlé à plusieurs reprises aux médias et au public. Il n’avait pas l’intention d’envoyer un message politique. Je pense que si un joueur le dit, et à plusieurs reprises, on devrait passer à autre chose maintenant. »
Gündoğan en première ligne
Mais passer à autre chose, l’Allemagne n’en semble vraiment pas prête. Une partie des fans, tout du moins celle présente au stade à Leverkusen vendredi dernier, et à Klagenfurt, pour le match contre l’Autriche, semble avoir la dent dure contre les deux joueurs. Alors que l’affaire Deniz Yücel – journaliste allemand emprisonné à tort en Turquie pendant un an – s’est terminée il y a peu, voir Özil et Gündoğan s’afficher si ouvertement avec Erdoğan a profondément choqué l’opinion publique. Quant au mot laissé par İlkay Gündoğan sur le maillot qu’il a offert au président ( « pour mon président, avec tout mon respect » ), il est encore dans toutes les mémoires.
Si lors d’un entretien à l’ARD/ZDF, l’ancien joueur de Dortmund (né de parents turcs) a assuré ne pas avoir voulu manquer de respect à son « vrai » président, c’est-à-dire au président allemand Frank-Walter Steinmeier, ses justifications ne semblent pas convaincre la population. Dans un récent sondage, celle-ci avait largement souhaité son exclusion de l’équipe nationale en vue de la Coupe du monde. Alors que Mesut Özil, toujours légèrement blessé et donc hors de portée des fans et des journalistes, est laissé à peu près tranquille, pas une journée ne passe sans qu’İlkay Gündoğan ne soit vu comme un traître à la nation allemande. Et même si, de la DFB à Angela Merkel, tous les dirigeants allemands ont assuré que le joueur n’avait pas « souhaité faire passer un message politique » , personne n’est vraiment dupe. Alors qu’Erdoğan vise un nouveau mandat de président lors des élections du 24 juin prochain, s’afficher avec lui lorsqu’on est issu de la plus grande communauté turque de l’Union Européenne, cela a forcément une signification.
Deux poids, deux mesures ?
Heureusement pour Gündoğan et Özil, dans toute polémique, il y a toujours des gens pour vous défendre. Si les politiques (hormis Angela Merkel) ont plutôt tendance à s’acharner sur eux, et ce, même du côté du SPD ou des Verts, pourtant réputés plus souples sur les questions d’intégration, les intellectuels viennent à leur rescousse. C’est notamment le cas de Dietrich Schulze-Marmeling, auteur de nombreux ouvrages portant sur l’histoire du football et notamment sur la question des footballeurs juifs à l’époque nazie. « Podolski a activement fait de la publicité pour le régime d’Erdoğan quand il jouait en Turquie d’une manière plus effrayante encore que Gündoğan/Özil. Mais c’est un vrai Allemand. Enfin non, pas tout à fait, car il est polonais. Lorsqu’il a marqué contre la Pologne, il n’a jamais célébré ses buts, il n’a aussi jamais chanté l’hymne… mais c’est Podolski. Je peux assurer qu’il n’y aurait jamais eu de sifflets pour lui » , a-t-il lâché sur sa page Facebook.
L’auteur évoque donc à demi-mot le racisme dont seraient victimes Özil et Gündoğan. Lundi, la Frankfurter Rundschau dénonçait dans un édito peu ou prou la même chose. « Les motifs des sifflets peuvent avoir différentes natures. Chez les uns, l’incompréhension totale que les deux joueurs aient fait une photo avec le despote turc. Chez les autres, une confirmation personnelle que le méchant Turc n’est de toute façon pas capable de s’intégrer sagement » , peut-on lire dans les pages du quotidien allemand. Même son de cloche du côté du magazine 11 Freunde qui titre « Bon Allemand, mauvais Allemand » . Crier au racisme est évidemment toujours un peu facile, mais force est de constater que dans cette histoire, le fait que les deux joueurs appartiennent à la communauté la plus stigmatisée du pays n’arrange évidemment pas leurs affaires, et les sifflets traduisent un mal bien plus profond. En 1978, quand Berti Vogts avait déclaré de manière enjouée que, dans l’Argentine de Jorge Rafael Videla, « l’ordre régnait » et qu’il n’avait pas vu « un seul prisonnier politique » , les détracteurs étaient, il faut le concéder, bien moins nombreux.
Par Sophie Serbini, en Allemagne