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  • Coupe du monde 2014 – Finale – Allemagne/Argentine

Messi, passage avide

Par Thibaud Leplat
5 minutes
Messi, passage avide

Plus qu'un match avant d'en avoir fini avec cette satanée intrigue. La fin approchant, Messi semble avoir perdu sa place dans le récit de l'épopée argentine. Pour ce dernier match contre la Hollande, il n'y en a que pour les autres. La fin de l'histoire ?

Toute la cruauté de ce Mondial tient en une seule question : cette Coupe du monde est-elle celle de Messi ? Comme si la vie devait toujours avoir un sens, comme si les histoires devaient toujours finir au fond d’une rivière ou en haut d’une montagne, il fallait en finir avec le héros de cette histoire-là. Oui ou non, peu importe, le spectateur exigeait que le destin de ce personnage aux jambes minuscules se terminât par une réponse claire. Il voulait en avoir le cœur net et l’estomac bien rassasié. C’était une sorte de contrat tacite entre lui et le héros au début de la compétition. « Offre-moi une réponse à cette question, en échange je garderai ton histoire dans ma mémoire. » Pourtant, on a beau dire le contraire, les histoires qu’on n’oublie pas, c’est précisément celles dont le dénouement est imprévisible. Voilà tout le problème de Messi. Plus la fin semble inexorable, plus le récit est ennuyeux. Messi est sacré champion du monde ? Bravo, mais ce n’est pas étonnant, c’est le meilleur, on vous l’avez bien dit. Messi n’est pas champion du monde ? Tant pis, mais il ne peut pas gagner tout seul, on vous l’avait bien dit. Cette question est toujours cruelle parce que la réponse sera toujours décevante. Elle laissera toujours au spectateur ce goût « d’inachevé » , c’est-à-dire une espèce de sensation de frustration ou d’acte manqué. Une histoire qui se termine sans explosion, c’est un repas sans appétit, une histoire sans faim.

Le trou noir

Heureusement qu’il y eut ce Brésil éliminé aussi artistiquement cette semaine pour nous changer les idées. On attendait une finale Brésil-Argentine comme la mise en orbite d’une navette brésilienne et d’un satellite argentin, on eut une explosion en plein vol. C’était inespéré et, donc, forcément inoubliable. La déflagration fut d’une telle ampleur qu’elle en devint immédiatement mystique. « Je ne sais pas ce qui s’est passé durant ces six minutes, raconta hier Neymar, les joueurs ne l’expliquent pas non plus. C’est comme ça, ça arrive » . Ces « six minutes de trou noir » n’expliquaient rien mais pardonnaient tout. À la faveur d’un dénouement spectaculaire et imprévisible, on était donc prêts à passer sur les incohérences manifestes de la narration (l’exécrable préparation de la sélection brésilienne, son absence d’alternative à Neymar), et on résumerait ainsi toute une destinée en son dénouement. Peu importe les explications techniques et rationnelles à cet accident, l’insubmersible Titanic venait de sombrer. La fin de l’histoire avait dévoré tout le menu. Tout à coup, l’intrigue principale – Messi était-il, oui ou non, le nouveau Maradona ? – perdait de sa saveur. Les masques tombaient. On ne voyait plus que l’avidité d’un homme pour un trophée ridicule.

Les fantômes argentins

Pourtant, à tous ceux qui se méfient, expliquez-leur que l’histoire de cette Argentine est plus complexe qu’elle en a l’air. Dites-leur qu’ils ne comprendront jamais rien à l’extraordinaire potentiel d’identification de cette équipe d’assassins affamés, s’ils ne prennent pas soin d’examiner les chapitres précédents. C’est le propre des grandes sagas. Il fallait avoir vu 1978 (le bon entraîneur et le mauvais génie qui gagnaient le mauvais Mondial), 1986 (le mauvais entraîneur et le bon génie qui gagnaient le bon Mondial), 1990 (la mauvaise équipe qui remportait le mauvais Mondial), 1994 (le bon héros qui disparaissait pour de mauvaises raisons) et puis 1998 (le but de Bergkamp, l’expulsion incompréhensible d’Ortega), 2002 (l’équipe de Bielsa qui jouaient un football-suicide et s’effondra), 2006 (la retraite de Riquelme) et enfin 2010 (l’humiliation contre l’Allemagne). Dans notre vie quotidienne, il nous serait impossible de vivre au milieu d’autant de fantômes accumulés. On ne supporterait pas cette idée de destin ou de malédiction. Mais dans nos vies de spectateurs avides de rebondissements, c’est exactement l’inverse. Cette mémoire est notre opium. Nous nous transformons tout à coup en juge cruel des destinées héroïques. Nous réclamons toujours un peu plus de drame, toujours un peu plus de larmes. Voilà pourquoi l’Argentine aime tant se raconter des histoires. Messi doit être champion du monde s’il veut se hisser à la hauteur de Maradona et de toute cette mythologie. Il est condamné à l’exploit. Pour lui, ce destin est un drame. Pour l’Argentine, c’est le minimum.

La poupée vaudou

Alors, partout sous les pelouses brésiliennes, le petit meneur de jeu argentin traîne maintenant cette trogne désenchantée. Regardez-le un instant lors de ce dernier match. Ces deux brassards enroulés autour de chacun de ses bras, il avait l’air d’étouffer sous la pression. Le tissu noir (le deuil du vieux Di Stéfano) à son côté droit donnait une allure grave à chacun de ses mouvements. De l’autre côté, le tissu bleu (le deuil du capitaine Maradona) semblait l’enfoncer un peu plus sous terre à chaque fois qu’il levait la main pour réclamer un ballon qui n’arrivait pas. On n’avait jamais vu capitaine plus écrasé sous le poids du passé. Il avait presque l’allure de ces poupées vaudous qu’on maltraite aussi cruellement qu’on peut, pourvu que par leur entremise mystérieuse, les fantômes du passé nous abandonnent et ces prières secrètes nous délivrent du mauvais sort. Être le capitaine de l’Argentine, c’est être condamné à être le bouc émissaire de toujours la même histoire. C’est jouer avec dix coéquipiers, des dizaines de fantômes et des millions de névroses. Être le capitaine de l’Argentine, c’est être soumis au jugement cruel et avide d’une histoire connue d’avance et sous les yeux d’une infinité de personnages secondaires. Plus l’intrigue avançait, plus Mascherano et Romero étaient donc apparus pour soulager leur capitaine de ce passage à vide. Messi avait respiré un instant avant l’épreuve ultime. Mais à la fin, il le sait, à Rosario comme ailleurs, c’est toujours le génie qui déguste.

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