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« Messi est le grand coupable de la vente d’enfants footballeurs »
Le journaliste chilien Juan Pabo Meneses a sillonné l'Amérique latine pour acheter un enfant footballeur. Le but ? Dévoiler dans un ouvrage (Niños Futbolistas) les arcanes d'un business où les enfants sont considérés comme des produits jetables et où les clubs européens font figure de grands prédateurs. Barça en tête.
Pourquoi avoir enquêté sur le phénomène des enfants footballeurs ? Acheter des enfants pour une bouchée de pain pour les revendre très cher est le phénomène qui fait saliver le monde du football aujourd’hui, des plus grands aux plus petits clubs, des agents sans grade aux plus renommés … J’avais écrit un livre auparavant pour décortiquer la chaîne de commercialisation de la viande. J’avais acheté une vache pour la vendre, et être ainsi en contact avec tous les acteurs de la filière. J’appelle cela le « journalisme cash » . Le concept est d’acheter l’objet de ton enquête. De la consommation alimentaire je suis passé à l’industrie du divertissement. Pour la comprendre, j’ai parcouru toute l’Amérique latine pour acheter un enfant footballeur et le vendre en Europe.
Avez-vous été surpris par la magnitude du phénomène ? Avant de débuter mon enquête, je craignais la réaction des parents. Leur demander « combien tu me donnes pour ton fils ? » est une question qui me paraissait agressive. Mais, en règle générale, quand je leur disais « Bonjour, je suis Juan Pablo Meneses, j’écris un livre et je veux acheter ton enfant pour l’amener en Espagne » , les parents étaient enthousiasmés. Aujourd’hui, en Amérique latine, si on envoie un enfant de neuf ans pour qu’il travaille dans les champs en Europe on va parler d’esclavage, de travail infantile. Si on envoie le même enfant, dans un pays dont il ne parle pas la langue, pour jouer au foot, les media sportifs vont titrer sur la naissance d’une star, vont parler de « futur Messi » . On oublie alors que ces enfants sont de véritables travailleurs à qui on charge de faire vivre leurs familles.
Comment avez-vous procédé pour repérer les enfants ?J’ai tout simplement visité des écoles de football, qu’il s’agisse de structures de quartier ou dépendantes de clubs professionnels. Si tu détectes un prodige, et qu’il n’a signé aucun contrat, tu peux l’acheter pour seulement 200 dollars. Mais à neuf ou dix ans, la grande majorité des enfants a déjà signé un contrat ou quelque chose qui y ressemble, avec l’équipe où ils s’entraînent, mais aussi avec des clubs européens. Quand je suis parti faire mon enquête, j’avais en tête cette vidéo de Maradona enfant où on lui demande quel est son but comme footballeur. Il répond : « Être champion du monde » . J’ai posé la même question aux enfants que je voulais acheter. Leurs réponses : « Acheter un salon de coiffure à ma mère, une maison à mes parents, une voiture à mon grand-père … » Ils considèrent déjà le football comme une activité économique.
« Renvoyer des enfants de sept ans »
En quoi ce commerce a-t-il évolué ces dernières années ?Le phénomène prégnant, c’est la présence des clubs européens en Amérique latine. Des grands clubs, mais aussi des clubs moyens s’implantent pour ne pas rater le nouveau Messi. L’Espanyol Barcelone a ainsi créé une école de football sur la plage de Copacabana. D’une certaine manière, le responsable, le grand coupable de ce phénomène, c’est Lionel Messi. Messi fut une si bonne affaire pour ceux qui ont investi sur cet enfant des quartiers pauvres de Rosario, et qui vaut aujourd’hui 200 millions, que tout le monde a son exemple en tête, et veut faire fortune grâce à un enfant footballeur.
Quel est le rôle des entraîneurs dans ce commerce ?Aujourd’hui, en Amérique latine, il est difficile de rencontrer un entraîneur qui ne pense pas à la valeur marchande du jeune footballeur qu’il dirige. Ils sont un maillon de la chaîne. Un entraîneur m’a ainsi dit le plus naturellement du monde : « Il y a trois périls qui peuvent compromettre une carrière : la copine, la drogue, et… les études. » Il y a quelques jours, on m’a appelé d’Argentine pour me parler d’un club de quartier de Rosario. Depuis des dizaines d’années, les enfants s’y rendent pour jouer au foot tous les après-midi. Il y a deux semaines, un nouvel entraîneur est arrivé et a renvoyé du club les enfants de sept ans qui n’avaient pas, selon lui, les qualités nécessaires pour aspirer à une carrière pro. Que s’est-il passé ? Le club a en fait été acheté par Villarreal. Aujourd’hui, tout le monde est impliqué dans cette obsession : détecter le nouveau Messi.
J’imagine que vous avez aussi été en contact avec des agents, souvent décrits comme les grands responsables de la commercialisation des joueurs dès leur plus jeune âge…J’ai évidemment été confronté à eux. Je leur demandais des conseils pour apprendre à faire une bonne affaire, à détecter un surdoué. Un chapitre de mon livre est dédié à Guillermo Coppola, le manager historique de Maradona. Il m’a donné des conseils techniques mais a surtout insisté sur le fait qu’il était capital que l’enfant soit quelqu’un de frontal, d’entreprenant, qu’il fallait notamment l’observer avec les femmes. Il m’a aussi conseillé de faire jouer mes relations pour obtenir un article sur mon joueur, et de faire ensuite un cadeau au journaliste. Avec Coppola, je me suis rendu compte que le football est un conte et que les agents sont simplement ceux qui le racontent le mieux. Dans le livre je n’essaie pas de désigner les bons et les mauvais.
Quelles réactions ont généré votre ouvrage ? Tout d’abord, j’ai été surpris qu’il y ait tant de gens à ignorer ce phénomène. Par exemple, la Fifpro (Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels) m’a appelé pour faire une vidéo-conférence à propos du livre. Et ils m’ont demandé : comment solutionner ce problème ? Que peut-on faire ? Au final, ils ont rédigé un communiqué officiel adressé à la FIFA. Je crois que le fait que le livre ne soit pas, dans la forme, un livre de dénonciation, a aidé à sensibiliser ces gens. Mais, à l’opposé, beaucoup de lecteurs ont vu ce livre comme un manuel pour acheter des jeunes footballeurs en Amérique latine !
« Le système du Barça est parfait »
Que deviennent les joueurs qui ne parviennent pas à faire carrière ?Ces enfants sont si bon marché, qu’ils n’ont pas le droit à l’erreur. Ils se manquent une fois et c’est fini. En Argentine, un jeune a gagné un reality show pour intégrer la cantera du Real Madrid. On était alors en pleine crise économique. Il faut s’imaginer : il se retrouve au Real, on lui fait visiter le Bernabéu, rencontrer les galactiques … Son envie de réussir était telle qu’il s’est blessé lors de son premier entraînement. Ce fut le fin de son rêve. Aujourd’hui, où en est-il ? Il est revenu en Argentine, où il accumulé les échecs dans divers clubs. Finalement, il est revenu vivre dans son village où il vend des sodas. Ces enfants sont des produits jetables.
Que dit ce commerce sur l’état du football latino-américain ?Que le football tel qu’on le connaissait n’existe plus. On est à l’ère du postfutbol. On a des équipes entières composées de joueurs qui n’espèrent qu’une chose : être vendus en Europe. Aujourd’hui aucun club latino-américain ne peut repartir avec la même équipe après avoir gagné un titre. Pour les besoins de mon livre, je suis venu à Guadalajara. Quand j’interviewais ces jeunes Mexicains, ils ne me disaient pas qu’ils voulaient jouer pour les Chivas ou Atlas, mais pour le Barça ou le Real. Au Chili, idem. On ne me répondait pas Colo-Colo ou la U de Chile, mais Barcelone ou Real Madrid. En Amérique latine, la Liga est devenu le championnat local. Aujourd’hui, on en est réduit à se demander quand vont partir nos bons joueurs. C’est pour cela qu’Independiente ou River Plate, des mythes du football argentin, sont descendus en deuxième division. Leurs centres de formations ne forment plus les grands de demain, à quelques exceptions près. Il est symptomatique, par exemple, que les deux grandes idoles d’Independiente soient Ricardo Bochini, un joueur qui a fait toute sa carrière avec le club et remporté un tas de titres, et Kun Agüero, un joueur qui est parti en Europe dès ses 18 ans.
Peut-on parler de néo-colonialisme ?Plutôt d’impérialisme, car les clubs espagnols s’installent dans nos pays. Le cas de Barcelone, qui possède le centre de formation de Boca Juniors, est brutal. Personne n’a industrialisé aussi efficacement la détection d’enfants footballeurs que le Barça. Son système est parfait. Pour trois raisons. La première : un prodige de plus ou moins dix ans ne peut pratiquement pas échapper au Barça, où qu’il soit dans le monde. Il y a peu, le Real a signé un Japonais de neuf ans, et dans le communiqué annonçant son arrivée le club merengue insistait sur le fait que le Barça le suivait depuis trois ans. La deuxième raison : le Barça invente de nouvelles méthodes de détection, comme ces camps d’été pour lesquels la sélection se fait par vidéo envoyées par les enfants ou leurs parents, ou The Chance, ce concours organisé par Nike en 2012 avec la participation de Pep Guardiola. Enfin, tout ce business est fait avec le nom de l’Unicef sur le maillot. C’est une stratégie parfaite. La boucle est bouclée.
Votre vision du foot a-t-elle évoluée depuis la réalisation de cette enquête ?Quand j’ai écrit mon livre sur la chaîne de production de la viande, je ne suis pas devenu végétarien, mais carnivore conscient. Il m’arrive à peu près la même chose avec le football aujourd’hui. Je suis un passionné, mais je le regarde avec une autre perspective. Il faut se rappeler que quand Maradona est parti en Europe, à 21 ans, il était déjà la grande promesse du football argentin et avait déjà été champion avec Boca. Messi, lui, est parti à 13 ans. Le Barça ne l’a pas pris pour lui payer un traitement, mais parce que c’était un enfant qui gagnait tout seul des championnats en Argentine. Aujourd’hui, on commence à vouloir faire signer des contrats à la naissance. Je pense à l’enfant d’Agüero et de la fille de Maradona que plusieurs équipes ont voulu signer. Pour une enquête sur le monde équestre, j’ai assisté à ces rencontres entre propriétaires de purs-sangs. Ils se réunissent pour assister à l’accouplement de leurs purs-sangs avec une jument. Dans un futur proche, peut-être enverra-t-on le fils de Messi avec la fille de Ronaldo copuler un week-end sur une île paradisiaque …
Propos recueillis par Thomas Goubin, à Guadalajara
Lire : Niños Futbolistas, Ed. Blackie Books, 2013.
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