- Argentine
- 30 ans de Lionel Messi
Messi à 10, 20 et 40 ans
Lionel Messi a 30 ans. Avant ça, il a eu 10 ans et 20 ans. Et un jour, il en aura 40. Voyage dans le temps et récit des 24 juin 1997, 2007 et 2027 entre des seringues, un papa comptable et Louis XX roi de France.
24 juin 1997
Leo ne sent même plus l’aiguille qui entre dans son épaule. Cela fait des mois que chaque semaine, il passe entre les mains d’un toubib qui le vaccine à on ne sait quoi. Leo ne comprend pas grand-chose à ce qui lui arrive, mais est de nature docile et se laisse faire. De toute manière, même les fioles disposées sur la table du médecin ne lui donnent aucun indice. Cette étiquette, ça fait cinquante fois qu’il la lit. « Lévothyroxine. » Lionel n’a que dix ans alors forcément, le jargon médical lui parle peu. « C’est bon, c’est fini ! Tu peux y aller. Et bon anniversaire, petit ! » lui lâche soudain le médecin en retirant ses gants en latex. Perdu dans ses rêveries, Leo secoue la tête un grand coup pour se remettre les idées en place et envoie un grand sourire au médecin, un gentil monsieur à l’air bonhomme qui ne semble pas lui vouloir de mal. « Merci, docteur ! » Leo saute de la table d’examen en faisant bien attention à ne pas se faire mal. La table en question n’est pas très haute, mais Leo est tout petit et a appris à appréhender chaque obstacle avec la prudence de ceux qui sont hauts comme trois pommes. Fiers de leur gamin, ses parents le retrouvent dans la salle d’attente. Depuis que Leo suit ce traitement bizarre, ils sont à fond derrière lui. Comme si de grandes choses attendaient la famille au bout du chemin. Ils ont même promis à Leo que dans pas longtemps, il ne serait plus le nabot de la cour d’école et qu’il rattraperait les autres garçons qui ont grandi pendant que lui continuait de flirter avec le plancher. Leo s’en fout pas mal d’être grand, mais si c’est important pour ses parents, il est prêt à se faire piquer par le gentil docteur toutes les semaines. Lui, la seule chose qu’il veut, c’est jouer au football. Jongler avec des ballons, des canettes, des oranges, peu importe. Enfiler son maillot des Newell’s Old Boys, puis dribbler tout ce qui bouge. « Tu veux une glace ? Viens, on va prendre une glace. » Jorge, son papa, adore faire les questions et les réponses. Mais le plan convient à Lionel. Le mois de juin est chaud à Rosario, alors Leo est ok pour une bonne glace d’anniversaire. Ensuite, il ira jouer au foot avec ses potes.
24 juin 2007
Il est 17 heures et Leo a beaucoup trop chaud. Effondré dans son transat sur le yacht d’un ami, sa tête tourne sévèrement. Il fête ses vingt ans, n’éprouve aucune émotion particulière, et s’est enfilé quelques coupes de champagne. C’est que Leo ne tient pas très bien l’alcool. Après un après-midi à se taper le cagnard au large d’Ibiza, il est épuisé et fait à peine attention au téléphone qui vibre dans sa main droite. « PAPA » . Pour la quatrième fois en un quart d’heure, l’écran de son Blackberry Curve lui indique que son paternel cherche à le joindre. Leo ne sait pas pourquoi, mais depuis quelque temps, Jorge n’arrête pas de lui demander des tonnes de paperasse. Des fiches de paye, des attestations en tout genre, des justificatifs, plein d’autres trucs liés à ses droits à l’image… « File-moi tout ça, t’as pas le temps de t’en occuper, je vais prendre ta compta en main » , lui avait-il balancé. Aujourd’hui, Leo n’a pas envie d’entendre parler de ça. C’est vrai qu’il vient d’enchaîner ses deux premières vraies saisons au Barça, et que les sollicitations et l’argent commencent à arriver de partout. Leo ne comprend pas grand-chose aux subtilités fiscales et si son père veut s’en occuper à sa place, c’est tant mieux, mais il le rappellera plus tard. Ses cheveux mi-longs plaqués en casque du front à la nuque pleins de sueur, Leo repense à la saison qui vient de se terminer. Sa blessure en novembre, les mois d’absence, le retour en Ligue des champions, le triplé contre le Real… Pas mal de coups d’éclats, mais une saison sans titre. Le monde entier commençait à comprendre à quel point Leo était fort, et il avait déjà hâte de retrouver les terrains. Un peu plus loin sur le bateau, vers l’avant, la fête bat son plein. Leo a presque envie de demander à son pote de baisser la musique, mais il ne va pas démarrer une carrière de rabat-joie à vingt ans. En regardant la côte au large, il pense à ce que ce monde dit de lui. Entre ceux qui pensent qu’il est un futur Ballon d’or et ceux qui disent de lui qu’il n’est qu’un petit autiste shooté aux hormones de croissance, le cas de Messi divise. Lui s’en fout. Il lit à peine les torchons et les commentaires, et veut juste jouer au foot, comme à l’époque où il dribblait ses potes à Rosario.
24 juin 2027
Leo ajoute un disque de dix kilos de chaque côté. Sa barre de développé-couché fait désormais 110 kilos, et il s’apprête à s’enquiller une série de dix répétitions. Son banc de muscu éventré vomit de la mousse, certains trous sont rafistolés par du chatterton, et il pue la sueur des dizaines de golgoths qui sont passés dessus au fil des années, mais Leo s’en tape. Depuis qu’il a fait trois ans de prison entre 2021 et 2024, il est devenu accro à la fonte et a appris à s’entraîner dans des salles de muscu un peu plus glauques que celles des émissions de fitness. En regardant son gros bras tatoué et ruisselant de sueur, Leo repense à la taule. Putain de fraude fiscale. Il aurait dû se méfier. Non seulement ces conneries lui ont coûté trois ans de sa vie, mais en plus, il n’a plus parlé à son père depuis des années. Chaque 24 juin, Leo espère encore que son iPhone 18 vibre et que l’écran affiche « PAPA » , en vain. Leo fête ses quarante ans seul, sous une barre de développé-couché, et terminera son entraînement dans les vestiaires en s’injectant une dose d’hormone de croissance. Comme quand il avait dix ans. Sauf qu’il ne s’agit plus de grandir, mais plutôt de faire grossir ses muscles. Leo en a besoin. Loin d’être devenu un bodybuilder bête et méchant, il est l’un des chefs de la Résistance depuis sa sortie de prison et ses 85 kilos de barbaque posés sur son mètre soixante-dix impressionnent. Personne n’aurait pu le prévoir, mais le quinquennat d’Emmanuel Macron en France a conduit à la guerre. En 2022, après cinq ans passés à laisser 350 députés LinkedIn gérer l’Hexagone comme une start up, la cocotte-minute a explosé. Les élections 2022 se sont transformées en affrontement entre factions armées liées aux partis, et du chaos est sorti l’improbable. Louis de Bourbon, prétendant à la couronne de France, a tiré son épingle du jeu sans que personne ne comprenne comment il est monté sur le trône pour régner sous le nom de Louis XX.
Au début, la France et l’Europe y voyaient un bon compromis. Une monarchie constitutionnelle type Angleterre, et un gentil roi jeune, moderne et dynamique. Le hic, c’est que Louis XX a rapidement pété un plomb en annonçant dès 2023 qu’il revendiquait la couronne d’Espagne, et en jurant que les Bourbons espagnols n’étaient pas légitimes et qu’il aurait leur peau. La guerre n’avait pas tardé à éclater, et Leo avait entendu les bruits des premiers combats depuis sa cellule de la Modelo, le pénitencier de Barcelone où il purgeait sa peine. En sortant, Leo s’était retrouvé en pleine apocalypse. Les rues étaient à feu et à sang, l’Espagne envahie, et le peuple cherchait un leader. Sous ses yeux, Leo avait vu des Madrilènes, des Catalans, des Basques, se serrer les coudes et se battre ensemble pour défendre l’Espagne, en oubliant les querelles du passé. Adulé, appelé, hanté par ses fantômes et cherchant un moyen de se racheter, Leo avait pris la tête de la résistance en espérant y trouver la rédemption. Voilà pourquoi il était dans cette cave sordide à pousser de la fonte entre deux assauts. Lors de leur dernière opération, Leo avait détruit un bâtiment français à lui tout seul. L’immeuble était trop bien défendu, impossible de l’approcher. Alors il avait demandé à insérer des explosifs légers dans un ballon de foot, avait trouvé un poste de tir à trente-cinq mètres de la bâtisse, et avait visé une fenêtre ouverte d’à peine 80 centimètres de large au premier étage. Sa patte gauche faisait encore des merveilles, et il avait envoyé son ballon surprise en plein dans le mille.
Son téléphone vibre. En sueur, Leo jette un œil. Pas de « PAPA » , mais le code qui indique une attaque à mener imminente. Ni une ni deux, le costaud essuie son crâne qu’il préfère désormais chauve et file dehors, dans les rues du nord de Madrid, là où la résistance a établi ses quartiers. Après quelques minutes de marche, lui et ses gars passent devant les ruines monumentales d’un gigantesque colisée. Bernabéu, ou plutôt ce qu’il en reste, fait de la peine à voir. Seul a survécu ce bunker érigé en 2020 à côté du stade. Dedans est exposé Cristiano Ronaldo, cryogénisé après s’être fait un tibia-péroné et qui a demandé à ce que son corps soit mis dans ce mausolée ouvert au public, en attendant d’être réveillé à un siècle où la science saurait le réparer proprement. Chaque fois qu’il passait devant, Leo frissonnait. Le dégoût ? Non, la nostalgie. Le terrain lui manque. Le ballon lui manque. Même Cricri lui manque. Leo repense à Rosario. Il n’a aucune nouvelle de ses potes d’enfance, mais il a envie de jouer au foot avec eux. Puis d’aller prendre une glace avec son père. Pas la peine de regarder l’écran de son téléphone, Leo sait que Jorge n’a pas appelé.
Par Alexandre Doskov