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« Même le sexe devient chiant au bout de 2000 heures »
Alors que Football Manager 2017 sort aujourd'hui, Miles Jacobson se confie sur son histoire personnelle, l'évolution de son rapport au jeu et la dimension qu'il a prise depuis sa naissance. Entre Watford, Pogba et thérapie.
Quand avez-vous décidé de vous lancer dans cette idée qu’est devenue ensuite Football Manager ? Pour moi, tout a commencé avec le deuxième jeu qu’on a fait ici : Championship Manager 2. Le premier avait été créé de toutes pièces par deux gosses, Oliver et Paul Collyer lorsqu’ils avaient quinze et dix-sept ans. Ils vivaient dans une ferme dans le nord-ouest de l’Angleterre. Ils n’avaient rien d’autre à faire et c’était le temps où on pouvait vraiment faire un jeu vidéo dans sa chambre. C’était si facile à l’époque ! Ils avaient alors pour objectif de faire un jeu autour du métier d’entraîneur. Pour la première fois, on ne parlait pas que du joueur, mais d’un environnement. Le but était de simuler au plus près le monde du foot dans son ensemble, ce qui n’avait jamais été fait jusqu’ici. Après, c’est facile de faire un jeu, mais ce n’était pas facile de faire un bon jeu. Reste que tout a hyper bien fonctionné, et la première version est sortie en 1992. Personnellement, je suis rapidement devenu un gros fan du premier jeu. C’est là que je suis entré en contact avec eux et que j’ai pu participer à la création du second. Il s’agissait de poursuivre une quête avec le détail pour intégrer toutes les composantes du business et du management.
Le foot pour vous, c’était quoi à cette époque ?Une véritable passion. Je suis tombé amoureux du foot quand j’avais sept ans. Avant, je détestais ça.
Pourquoi ?
Parce que quand tu es gamin, tu prends toujours ton père comme repère. Puis, j’ai commencé à regarder dans les journaux locaux ce qui se racontait à propos du club qui était à côté de chez moi : le Watford FC. J’ai toujours adoré les statistiques et j’ai commencé à écouter les conversations autour du foot, à jouer à côté de chez moi, mais je n’étais pas très bon (rires). Donc j’ai demandé à ma mère de m’emmener à un match et elle m’a emmené quand j’avais sept ans. C’est là que j’ai été frappé par cet univers, sur ce premier match. Je suis comme ça depuis : à toutes les personnes qui me disent qu’elles n’aiment pas le football, je leur dis d’aller voir un match avant de porter un jugement. Seulement après ça, tu peux me dire si tu aimes le foot ou pas. C’est comme l’art finalement, il faut aller dans une galerie pour vivre une expérience, sinon comment tu peux savoir ? À partir de cet instant, je me suis mis à fond dans le truc et plus particulièrement sur l’aspect tactique et statistique du jeu. On peut apprendre beaucoup d’un match à travers les statistiques. C’est ce que font beaucoup les gens aujourd’hui.
C’est le changement principal du foot moderne.Oui, tout à fait ! Chaque club a désormais son spécialiste du domaine. Watford en a un par exemple. C’est devenu une partie importante du foot. En partant de ça, le scouting a également évolué. Vous avez besoin de données pour pousser votre analyse. Mais vous devez également conserver une part d’humain là-dedans, donc je ne conseillerai jamais à un club de recruter un joueur uniquement sur ses statistiques. Il faut aussi le voir jouer, en vrai. Il n’y a que comme ça qu’on peut trouver les détails. Les statistiques ont simplement permis de donner un nouveau souffle au monde du foot. Football Manager a permis de se plonger dans cet environnement.
Certains clubs se sont-ils tournés vers vous pour apprendre de vos méthodes ?
Oui, ils sont venus nous voir pour savoir comment on utilisait les données dans notre jeu, mais aussi ce qu’on en faisait directement. Certains clubs regardent même directement les stats qu’on met dans la base de données chaque année. Cette base est gigantesque, de plus en plus chaque saison. Mais ce n’est qu’une petite partie du job. Il y a cinq ans, quand on parlait de statistiques aux clubs, ils rigolaient ! Aujourd’hui, plus personne ne rigole. Sky utilise beaucoup les données pour analyser les rencontres et même pour parler du marché des transferts. Pour comparer deux joueurs, on prend ça en premier.
Comment votre rapport au jeu a évolué ?Je pense que quand vous travaillez sur un support de création, vous voulez que les personnes qui payent pour votre jeu s’amusent avec. Vous, c’est pareil, quand vous écrivez un article pour SO FOOT, vous voulez que chaque lecteur lise tous les mots de cet article et qu’il s’amuse avec chacun d’eux. La valeur de l’argent, du produit, est quelque chose de très important pour moi parce que beaucoup de personnes dans ce monde, moi le premier, sont prêtes à payer pour vivre leur passion. Pourquoi? Parce que certains font un boulot qu’ils n’aiment pas et qu’ils ne le font que pour pouvoir vivre correctement. En créant cet univers, ils peuvent s’échapper avec.
On veut qu’ils jouent à ce jeu aussi longtemps qu’ils le peuvent, qu’ils prennent toujours plus de plaisir avec et qu’ils puissent y jouer 2000 heures s’ils en ont envie. Chaque créateur veut ça aussi. J’ai entendu certaines personnes me dirent : mais au bout de 2000 heures, est-ce que ce n’est pas ennuyeux ? Mais quelle passion à laquelle on consacre 2000 heures par an ne devient pas ennuyeuse ? Même le sexe devient chiant au bout de 2000 heures et un peu douloureux (rires)! Ma joie est aussi de voir à quel point les utilisateurs découvrent de nombreux joueurs avec le jeu, car il faut lire, chercher, comprendre l’économie, les stats pour vraiment devenir performant, donc ça a un côté éducatif.
Mais vous comprenez que ça peut devenir une maladie tout en étant une thérapie ?Oui, mais ça peut avant tout être une thérapie pour s’échapper d’un boulot qu’on n’aime pas. Parfois, c’est une addiction, mais ça n’en est pas vraiment une. C’est une logique. Regarde, quand tu lis un bon bouquin, que tu finis un chapitre, tu te retrouves devant un problème : dois-je aller me coucher ou est-ce que je suis terriblement excité de savoir ce qu’il va se passer ensuite ? Football Manager, c’est pareil. Est-ce que je m’arrête là ou est-ce que je m’autorise un match de plus ou la fin d’un mercato ? Notre génération a changé. Une émission de télé dure une heure et demie, un film dure deux heures, le rapport au temps a changé. Un tweet ne fait que 140 caractères! Un Vine, c’est six secondes !
Que ressentez-vous quand vous voyez un joueur professionnel jouer à Football Manager ?
C’est le plus beau compliment que l’on peut avoir : de voir un entraîneur, un joueur, un directeur sportif ou n’importe qui du milieu jouer à Football Manager. Tu passes ta journée à exercer le boulot de tes rêves et tu reviens chez toi pour rejouer au foot ! C’est notamment le cas en équipe de France. Il y a encore cinq ans, un joueur qui restait avec son ordinateur, on s’inquiétait pour lui. Là, non. Voir Pogba faire ça ne le fait pas passer pour une personne distante, mais plutôt pour un mec comme moi, comme nous, comme n’importe qui. Il est footballeur pro, mais quand il voyage, il joue à Football Manager comme une personne normale.
Comme si les barrières tombaient.Absolument ! Grâce à ça, j’ai pu parler à beaucoup de joueurs pros. Ils me respectent pour ce que je fais, je les respecte pour ce qu’ils font. Je suis fier de ça : de voir que pendant leur temps libre, lors d’une compétition internationale, ils jouent à FM.
Vous êtes un passionné de tactique. Depuis cette saison, Watford est mené par un tacticien monstrueux qu’est Walter Mazzarri, ça vous rend fier ?J’adore voir de quelle manière il peut utiliser différents systèmes. La saison dernière, on jouait toutes les semaines avec le même schéma, mais Quique (Sánchez Flores, ndlr) a fait du bon boulot, surtout lors de la première partie de saison. Mais lors de la seconde partie, lorsque ça allait moins bien, il n’y avait aucune modification. Aujourd’hui, Watford joue en 3-5-2, parfois en 5-4-1, ce qui est hyper intéressant et les joueurs sont flexibles pour évoluer dans trois, quatre, cinq ou six systèmes différents. C’est le cas de Capoue, Success ou Pereyra, c’est ce que j’attends aussi de mes joueurs dans Football Manager.
Quand vous êtes dans un stade aujourd’hui, regardez-vous le match avec une approche tactique ?Tout dépend d’où je me situe dans le stade. Si je suis avec mes amis, je pense tactique, mais ma bouche parle comme un supporter. Quand je suis avec les officiels, les membres du club, je pense tactique et parle tactique parce que je peux le faire. J’ai un accès privilégié à certaines parties, j’ai rencontré récemment notre responsable des questions scientifiques et ça a été hyper intéressant.
Le foot est donc définitivement devenu une science plus qu’un sport à vos yeux ?Quelle est la différence entre la science et le sport ? Je ne pense pas que ces deux éléments soient trop différents. La part scientifique de l’approche est dans l’intelligence des individualités. Chacune de ces intelligences peut également progresser grâce à la science. Il n’y a qu’avec une approche scientifique de la chose que l’on peut pleinement exploiter un potentiel, rien que du point de vue de la nourriture.
Arsène Wenger a été le premier à bousculer les mentalités sur ces questions. Quel regard portez-vous sur son travail ?Il était déjà absolument dans le vrai à l’époque. Tout ça est nécessaire. Rien qu’à Watford, les joueurs peuvent se retrouver dans un restaurant avec leur famille pour manger. Il y a un menu spécial pour les joueurs où le nutritionniste a dressé une liste et la famille a une carte plus élargie. Même quand la famille est là, le club est attentif pour être sûr de tirer le maximum de ses joueurs. Les joueurs sont plus forts qu’avant, plus éduqués sur le plan tactique et ils sont aussi plus payés. C’est la leçon du succès. Et le coach a un rôle énorme là-dedans. Regarde le rôle de Simeone dans l’évolution de Griezmann !
Ce qui est frappant, c’est qu’on aborde tous ces sujets alors que l’Angleterre connaît actuellement une crise terrible après les dernières révélations de l’enquête Football for sale. Est-ce que ça vous dégoûte ? Comme je l’ai tweeté sur le moment, la seule façon d’éviter ces histoires est de dire non. Chacun a le pouvoir de dire non, de refuser quelque chose ou de l’accepter. Est-ce que je suis surpris qu’il se passe ce genre de choses dans le foot ? Non, parce que ça arrive partout dans le monde. Je suis déçu oui, mais là, on parle de l’Angleterre et il existe aussi de nombreux pays partout en Europe où ce genre de pratiques existe. C’est partout dans le foot, partout dans le monde des affaires. Partout où il y a de l’argent, il y a de la cupidité. Après, je pense que le football anglais a d’autres problèmes encore plus sérieux aujourd’hui. Cela va être très intéressant de voir comment notre gouvernement et la FA vont gérer le Brexit (qui a été intégré dans FM 2017, ndlr).
Avez-vous pensé à devenir vous-même un entraîneur un jour ?
Je ne crois pas que j’aurais pu devenir entraîneur. Je n’ai pas joué à un haut niveau et je n’ai pas mes diplômes. Je ne pense pas que je pourrais obtenir le respect de mes joueurs et c’est indispensable pour être un bon entraîneur. Un rôle de directeur sportif ou de responsable dans un club serait mieux pour moi, mais j’aime ce que je fais aujourd’hui. J’ai entraîné une équipe du dimanche, je me rappelle notamment d’une victoire 7-3 après avoir été menés 3-0. Ma seule consigne a été : marquer. Quel discours !
Vous avez encore des rêves aujourd’hui ?Ils ne sont plus basés sur le foot désormais. Je voudrais voir de la paix, la fin de l’extrémisme, un mélange des religions parfait, mais le monde dans lequel on vit aujourd’hui n’est pas particulièrement bon. C’est aussi ce qui fait ma fierté avec Football Manager : donner la possibilité aux gens de s’échapper dans un univers différent de celui dans lequel ils vivent aujourd’hui. Je pense que c’est un plus bel endroit pour le moment.
Propos recueillis par Maxime Brigand, à Londres.