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Mediapro : chronique d’une chute annoncée
Le football français est au bord de l’éclatement. Après la demande de report d’un versement de 172 millions d’euros par le principal diffuseur, Mediapro, ainsi qu’une renégociation du contrat, les clubs sont inquiets et à deux doigts de la faillite. Mais comment en est-on arrivé là ?
La Ligue 1 avait réussi à passer le confinement et la crise du coronavirus sans heurt trop violent, sans faillite ou licenciement dans le milieu. Malgré l’arrêt de la saison 2019-2020 et des pertes estimées à 300 millions d’euros, les clubs avaient tenu et comptaient largement sur la fameuse manne des droits TV, soit 1,153 milliard d’euros, soit une augmentation de 60%. Ces droits, payés à 80% par le nouveau diffuseur, Mediapro, via sa nouvelle chaîne Téléfoot, représentent plus de 55% des revenus des clubs pros, en moyenne et sans compter les recettes de trading. Les toucher est donc d’une importance primordiale. C’est même une nécessité absolue : toute l’économie du football s’est construite autour de ces droits, les spécialistes parlent de « télé-dépendance » . Il faut qu’ils soient versés, qu’ils soient touchés, pour assurer la pérennité du système.
Pourtant, patatras, rien de tout cela ne s’est passé comme prévu. Alors que la saison dernière avait été arrêtée plus rapidement, alors que la France avait été le seul grand championnat à ne pas reprendre, dans le but, entre autres, de respecter le nouveau contrat Mediapro, le président du groupe sino-espagnol Jaume Roures a tout bloqué. Le deuxième versement, prévu le 6 octobre, d’une valeur de 172 millions d’euros, ne sera pas versé. Pire encore, Roures veut renégocier le prix à la baisse, mettant en avant la conjoncture économique désastreuse, avec la fermeture des bars et la chute des revenus publicitaires, et en argumentant que le prix payé en 2018 n’a plus la même équivalence aujourd’hui, avec des stades vides et des matchs reportés. Mais comment en est-on arrivé là ? Qui est responsable ? Spoiler : la Covid-19 a bon dos, mais elle n’est pas la seule coupable.
Mediapro et le précédent italien
Il faut revenir au début de l’année 2018 pour entendre, une première fois, parler du groupe Mediapro. Et pas forcément pour de bonnes raisons. Alors que jusqu’ici, l’entreprise était surtout implantée en Espagne, chargée de la diffusion des droits nationaux et internationaux de la Liga, elle venait de remporter les enchères concernant la Serie A italienne, contre un chèque faramineux de 1,05 milliard d’euros par an, jusqu’en 2021. Le championnat entrait dans l’histoire, dépassait le milliard et se positionnait au niveau de la richissime Premier League anglaise. Les dirigeants de la Juventus ou du Napoli sabraient le champagne et se félicitaient de cette inflation. Jusqu’à ce que les représentants de la Ligue transalpine demandent à Mediapro d’apporter des garanties financières, une simple demande de caution via des revenus réguliers en cas de défaillance comptable – grosso modo, c’est un peu comme exiger un CDI à un locataire lorsqu’on loue un appartement. Malheureusement, le groupe a tout simplement été incapable d’apporter la moindre garantie, et le deal a été rompu. Dès le mois de mai 2018, la presse économique spécialisée émettait déjà des doutes concernant la stabilité financière et économique de Mediapro, un groupe qui disposerait de ressources instables sans réels fonds propres.
La France a-t-elle fermé les yeux ?
Pourtant, chez nous en France, l’inquiétude n’était pas du tout la même. Peut-être que les gens au sein de la LFP ne lisaient pas The Economist ou The Times voire Challenge ou Capital, mais ils n’avaient pas la même vision à propos de la société sino-espagnole. Au contraire même, le tapis rouge a été déroulé et un contrat rapidement signé, à 814 millions d’euros par an jusqu’en 2024, pour 80% des droits de la Ligue 1 et de la Ligue 2. Avec une garantie financière ? Non, pas la peine, une simple caution solidaire d’un actionnaire chinois, Orient Hontai Capital, détenant 60% des parts de Mediapro, a suffi à nos autorités.
Selon Didier Quillot, à l’époque, il n’y avait pas de bile à se faire : « Le dossier est bon et le challenge intéressant.[…]Mediapro vient en France pour s’imposer durablement et ils auront les moyens nécessaires. » Vraiment ? Plusieurs mois après, l’agence de notation Moody a publié une note au sujet de Joye Media, la maison-mère de Mediapro, et elle n’est pas vraiment « bonne » , contrairement à ce que pensait Didier Quillot. Morceaux choisis : « La performance de Joye en 2019 était plus faible que prévu. L’EBITDA normalisé publié de la société en 2019 était de 224 millions d’euros, soit environ 40 millions d’euros ou 15%, en dessous des attentes de Moody’s. Sa marge d’EBITDA est tombée à 3,9% en 2019 contre 6,8% en 2018.[…]La rétrogradation reflète la performance opérationnelle plus faible que prévu de la société en 2019, notre attente d’une contraction importante des revenus et des bénéfices de la société en 2020 et la détérioration qui en résulte des indicateurs de crédit et de la liquidité. » Pas vraiment rassurant.
Pourtant, les dirigeants du football français, Quillot compris, mais aussi Jean-Michel Aulas, très au fait des notions comptables, notamment l’EBITDA, ou Bernard Caïazzo, grand connaisseur des problématiques économiques, n’ont rien vu. Pendant deux ans, les signaux étaient en état d’alerte, l’expérience italienne avait prouvé l’incapacité d’apporter des assurances nécessaires, et la principale agence de notation Moody avait publié un rapport au vitriol concernant Mediapro. Ajouter à cela un business-plan totalement hors sol, avec une chaîne créée ex nihilo, à 25€ par mois en moyenne, avec seulement 8 matchs par journée en Ligue 1 et en Ligue 2, alors que la concurrence, comme beIN Sport ou RMC Sport, avec des catalogues plus importants, était plus abordable.
Vers une chute brutale ?
Malgré tout, les relations se sont poursuivies en France, et les clubs ont entamé des projets d’investissements longs, durables et coûteux, parce qu’ils avaient pronostiqué des rentrées financières importantes. Seulement, l’idylle n’aura duré que jusqu’au 24 septembre 2020, au moment où un courrier recommandé a été envoyé à la Ligue, demandant un report de versement et une renégociation du contrat. La Ligue a alors refusé la demande et a sollicité un prêt afin de faire face au manque à gagner futur. Prêt qui viendra s’ajouter au premier crédit souscrit lors du confinement, de 224 millions d’euros. L’actionnaire chinois, la supposée caution solidaire, ne s’est pas présenté, ou son numéro de téléphone n’a pas été trouvé, et les rumeurs parlent d’un flop total concernant la chaîne Téléfoot, avec, selon les sources, entre 278 et 500 000 abonnés.
À date, on va tout droit vers la chute du football français, tout le monde alerte et s’inquiète, certains parlent d’une faillite généralisée, d’une difficulté de paiement et de plans sociaux lourds dans le milieu. Oui, mais qui s’en étonne ? Tout indiquait que cela ne pouvait pas fonctionner : si la Covid-19 n’a qu’un rôle minime dans l’affaire, Mediapro est responsable de la situation, autant que la LFP et les clubs, qui ont fait confiance à un nouvel acteur fragile et incertain. Telle Cassandre, c’était annoncé, c’était prévu, mais ils ont préféré regarder ailleurs.
Par Pierre Rondeau