- Les 100 matchs qui définissent le foot
- Ajax/Bayern Munich (1973)
Match de légende (5e) : Ajax écrasa Bayern
L'amour a duré trois ans : 1971, 1972, 1973. Le coup de foudre soudain est venu des brumes du Nord alors qu'on croyait l'idylle tropicale avec le Brazil 70 scellée pour longtemps. La grâce, la classe et le style : comment résister à cet Ajax apollinien ? Stuy, Krol, Suurbier, Blankenburg, Hulshoff, G. Mühren, Haan, Neeskens, Rep, Keizer, Cruyff. L'Ajax 73, ou l'éternité plus forte que la nostalgie…
Ajax Amsterdam – Bayern Munich (4-0)
Quart de finale aller de Ligue des champions – 7 mars 1973
Stade Olympique d’Amsterdam
À Noël 72, les mômes commandaient le « maillodajax » : blanc avec une large bande rouge, le guerrier antique Ajax barbu et casqué sur le plexus, et frappé à droite du Coq Sportif (incroyable équipementier frenchy de la plus grande équipe de tous les temps !). En 2014, cette tunique vierge-sang fascine toujours autant… En 73, tout le monde sait qui est Cruyff. En français, on prononce « Kruiff » . Ajax est partout : même les non-footeux connaissent. Ajax est le premier méga buzz de l’histoire du foot : Amsterdam vient d’éclipser Rio et les Brazileiros du Mundial 70. Johan Cruyff a la beauté féline du Guépard Alain Delon. Pelé, c’est du passé, Di Stéfano, de la préhistoire et Best n’a pas duré. Pour cet Ajax-Bayern 73, on estime à 200 millions de téléspectateurs le nombre d’humains massés devant l’écran. Un record extraordinaire pour l’époque. Pas que pour l’affiche prestigieuse, mais aussi pour la promesse d’un match d’anthologie. Ce qu’il sera, évidemment…
« Kruiff » est sur toutes les lèvres, dans toutes les têtes. L’Ajax, c’est la beatlemania seventies, et Johan, un mix de Jagger et de Bowie, soit en rock le sex appeal et la sophistication. Sexy, glamour et rock’n’roll, les Ajacides ! Que des Johnny belle-gueule élancés aux cheveux longs et rouflaquettes bien dessinées. Ils se ressemblent tous : c’est un des aspects premiers du football total. Qui se ressemblent, s’assemblent… Contribution triviale à la popularité du club chéri, on vanne aussi sur « Ajax » , ce produit d’entretien qui « nettoie tout du sol au plafond » . Le spot de pub TV illustrait ça avec une tornade qui fait tout briller après son passage. Synchrone ! Parce que c’est bien une tornade blanche et rouge qui balaye la footosphère depuis 1971 : vainqueur à Wembley de leur première « Coupe d’Europe » , récidiviste en 72, l’Ajax vise le triplé pour rejoindre en prestige et en couleurs le vieux Real en noir et blanc. Johann vs Franz
Le Bayern apparaît comme le premier client vraiment sérieux à pouvoir barrer la voie de l’Ajax en Europe. La moitié de la meilleure Mannschaft de tous les temps vainqueur de l’Euro 72 est munichoise : Becks, Maïer, Bomber, Schwarzy, Paulo Breitner, Nénesse… Qui dit mieux ? Une Bundesliga très relevée offre en plus au Bayern le Mönchengladbach de Weisweiler, un prodigieux sparring-partner qui composera l’autre moitié de la RFA 74, championne du monde et deuxième meilleure Mannschaft de tous les temps. Pas mal. Sauf que… À l’époque, Ajax bataille dur aussi dans une Eredivisie pas crade qui lui oppose, entre autres, le Feyenoord de l’immense Van Hanegem, vainqueur de la C1 70. Le weekend d’avant, Ajax avait d’ailleurs battu Rotterdam 2-1, pour mieux filer vers le titre national 73. Faut pas déconner !
Et puis, au Bayern, Müller n’est pas à 100 % : son coach Udo Lattek l’aligne quand même à Amsterdam. D’un point de vue purement psychologique, histoire de rassurer ses coéquipiers. Tout faux, Udo ! Gerd jouera sur une jambe, handicapant l’orchestre bavarois. Trois jours plus tard, on lui diagnostiquera avec effroi une fissure du péroné… Kaizer Franz n’est pas au mieux, lui non plus : il s’est fait siffler chez lui, à Munich, après la défaite de la RFA face à l’Argentine (2-3), puis conspuer en déplacement avec le Bayern à Schalke. Deux crimes de lèse-majesté qu’il encaisse mal. Surtout, le Ballon d’or 72 doit affronter Johan Cruyff, lauréat 1971. Au niveau de la classe pure, élégance et science du jeu, la confrontation Cruyff-Beckenbauer sera le plus grand duel de tous les temps. « Football total » contre « libéro libéré » , un must tactique également… Qui prend Cruyff ?
Voilà… On est le mercredi 7 mars 1973, il fait froid au stade olympique d’Amsterdam pour ce quart aller de la Coupe des clubs champions (ancêtre de la Ligue des champions). Il y a 65 000 spectateurs, l’arbitre M. Scheurer est suisse. Tout est d’époque… Tirage intégral ! Pas de têtes de série ou de poules interminables. Dommage, car le monde entier sait que cet Ajax-Bayern est la finale avant la lettre… Pas de pub sur les maillots, pas de noms floqués derrière, les numéros correspondent au positionnement des joueurs (sauf le mystérieux 14 de Cruyff, un caprice de star), les chaussures sont noires (plutôt Puma racées pour l’Ajax, Adidas conformistes pour le Bayern), le ballon est blanc, les poteaux en bois sont carrés. Le gardien peut prendre dans ses mains le ballon qu’on lui passe en retrait et il a autant de temps qu’il veut pour dégager. C’est très important : face à l’Ajax, les keepers temporisent comme des malades, Maïer le premier.
Sur le banc, les coachs fument comme des locos : le Roumain Stefan Kovačs enchaîne les clopes, côté Ajax, quand Lattek tire nerveusement sur sa bouffarde. Les cornes de brume rappellent qu’Amsterdam est un port cher à Brel…
Les deux équipes jouent en 4-3-3. Un schéma classique pour l’Ajax bâti par Rinus Michels parti en 71 au Barça après la C1 de Wembley. Côté Bayern, on flippe à mort : qui va se charger de Cruyff ? En match amical de préparation estivale de l’été 72, Ajax avait mis un 5-0 retentissant au Bayern ! Cruyff avait littéralement traumatisé son défenseur, le pauvre Schwarzenbeck… C’est donc Uli Roth, honnête milieu de 31 ans qui devra marquer Johan 1er. Le prince d’Amsterdam jouera en 9, avec Keizer à sa gauche et Rep à sa droite.
Le Bayern n’ose pas…
La première mi-temps fut une longue mise en jambe pour un Ajax barré par un Bayern bien regroupé dans ses 30 derniers mètres. Pas d’espaces, pas de profondeur et pas de cadeaux. Le Bayern tient bon : Cruyff neutralisé ne peut être trouvé dans le sens du jeu, Ajax balance alors dans la boîte ou centre pour personne. Mieux ! Les Munichois se montrent les plus dangereux sur des contres bien menés du fait que l’Ajax doit faire le jeu. Sur un coup franc rapidement joué, Beckenbauer élimine deux adversaires à l’entrée de la surface, avant de frapper de peu à côté (12e). Mais à l’image d’un Hoffmann maladroit, la dernière passe fait toujours défaut aux Bavarois. Et puis Müller boitillant prive l’équipe de ses déplacements létaux. En fait, le charisme irradiant de l’Ajax inhibe le Bayern, tout comme l’aura de Jules César battant en retraite en Gaule avait subjugué Vercingétorix, incapable de profiter de sa supériorité militaire. César, plein de sang froid, fera la décision plus tard, à Alesia… Munich n’y croit pas, alors Amsterdam va sévir, passée la 30e minute. Ajax est entravé, mais se réorganise façon foot total !
C’est son libéro allemand Horst Blankenburg qui monte en 10 et amorce les attaques, le milieu Neeskens redescend pour le couvrir. Cruyff décroche bas pour relancer la mécanique, Keizer prend alors l’axe délaissé par Johan et refile le flanc gauche au latéral Rudy Krol : tout coulisse parfaitement… Les Lanciers poursuivent leur pressing étouffant à sept, laissant derrière juste trois défenseurs. La fin de la première mi-temps approche et déjà l’évidence saute aux yeux : Ajax respire le foot comme aucune équipe avant. Il y a de la grâce même dans leurs passes ratées. À part peut-être le stoppeur autrichien, Heinz Schilcher (il remplace l’immense Hulshoff, blessé), tous ont une conduite de balle impeccable. Gerrie Mühren a une patte gauche de virtuose, Krol sait éliminer, le latéral droit Suurbier a la finesse des deux pieds… Ajax pousse, avec un Cruyff en retrait, mais souvent dans les bon coups : Keizer (tête au-dessus, 32e), Rep (volée au-dessus, 33e), Haan (tir de loin, 36e), Rep (centre dangereux que Roth dégage sur la ligne, 38e) et Krol (demi-volée déviée par Maïer sur son poteau gauche, 43e) plantent des banderilles. On se sépare sur un 0-0 trompeur à la mi-temps. Le Bayern a tenu bon, mais en fait il a déjà commencé à couler.
Le tourbillon d’la vie…
Car la vague ajacide se déploie, elle enfle et ouvre des voies d’eau de tous les côtés. Cruyff ne pèse pas pleinement dans le jeu, mais il fait peur à chaque prise de balle, monopolise deux adversaires et provoque des failles. Et puis le collectif supplée ses manques. Ça bouge de partout, selon la théorie anglaise du « swaping position » (changements de poste comblés par un autre) : par moments Krol joue ailier droit, Blankengurg joue côté gauche, Neeskens joue libéro et le milieu Arrie Haan est partout ! Ces permutations insensées bousillent le marquage individuel adverse. Mais avec Beckenbauer, le Bayern ne sombre pas encore tout à fait. Bizarrement, c’est dans ce match que son génie égale celui de Cruyff. Sa compréhension du jeu dans toutes les situations, son sang-froid inouï dans la tourmente (relances impeccables sous la pression, pas un ballon perdu !) permettent aux siens de jouer encore quelques contres audacieux. Mais le Bayern recule de plus en plus dangereusement…
La densité de joueurs ajacides inonde les 16 mètres munichois. C’est donc le défenseur Schilcher qui a tout loisir de frapper des 20 mètres, Maïer repoussant dans les pieds de Haan qui la met au fond ! La digue vient de céder (1-0, 53e). Ajax actionne la surmultipliée devant, prenant derrière les attaquants adverses au redoutable piège du hors-jeu, la spécialité maison. Ajax sait tout faire : Muhren le gaucher double la mise d’une reprise de volée du droit en pleine lucarne ! Cette volée est restée légendaire car elle a partiellement échappé au réalisateur TV (2-0, 68e)… Deux minutes plus tard, un corner de Cruyff est repris au premier poteau de la tête par Haan monté sur ressort qui devance la sortie d’un Maïer aux fraises (3-0, 70e). Sepp Maïer, comme Müller (malgré lui), fut l’autre extrémité défaillante du Bayern. Après la rencontre, inconsolable et insomniaque, Maïer jettera en pleine nuit toute sa tenue de gardien dans les eaux glacées du canal jouxtant l’hôtel des Bavarois… Munich KO à 3-0 est envoyé au tapis par Cruyff à l’ultime minute d’une tête décroisée centrée en haute altitude par Krol, latéral gauche passé ici en quasi n°10 (4-0, score final) ! Le bac à linge sale…
Le score final était excessif. Mais il était juste. Car même avec une courte victoire pour les Lanciers (1-0 ou 2-1, par exemple), il y avait bien un monde entre les deux équipes. Une dimension supérieure du jeu, évidente à démontrer, mais inaccessible à reproduire. Une impression vertigineuse que l’Ajax est plus nombreux sur le terrain, jouant à 14 contre 11… L’écrivain niçois Louis Nucera reprendra la formule de Napoléon à propos du football total d’Ajax : « L’art de la guerre est de disposer ses troupes de manière qu’elles soient partout à la fois. » Très juste… Une sorte de routine tranquille se dégage de cet Ajax qui ne sue jamais, croit-on. Chaque joueur est un leader de jeu en puissance, indiquant de la voix et du geste que faire et où jouer. De vifs échanges entre eux émaillent aussi les parties (les footballeurs hollandais se parlent énormément). Mais tout baigne dans une quiétude insolente. Une facilité qui tendra vers ce fameux péché d’arrogance néerlandais ? Pas exactement, comme l’explicitera plus tard Johnny Rep : « Notre plus gros problème, c’est que tout devenait si facile. Les joueurs avaient besoin de nouveaux challenges, d’une nouvelle équipe, d’un autre club. Car tout devenait fade, ennuyeux. »
Le voilà, le « mal hollandais » : celui d’avoir été les premiers et les seuls à avoir pu approcher le divin. Les premiers et les seuls. Car l’Ajax 73 avait ce qu’aucune autre équipe n’a jamais eu jusqu’ici : le style… Feu Gerrie Mühren l’affirmera plus tard sans qu’on puisse jamais le contredire : « Notre Ajax 73 aurait pu remporter huit Ligues des champions si nous étions restés ensemble. » Cruyff zappera le match retour à Munich (1-2) et Amsterdam fit plier le grand Real en demies. Après l’aller (2-1), les Ajacides annoncèrent tranquillement qu’ils iraient gagner au retour au Bernabéu par un but à zéro. Ce qu’ils firent, bien sûr ! En finale, Rep plia l’affaire dès la 4e minute face à une Juve résignée (1-0). Après le match, les Juventini n’oublièrent jamais la désinvolture galactique de cet Ajax venu d’ailleurs. En quittant le stade de Belgrade, ils virent le régisseur de l’Ajax pousser vers le bus hollandais le bac à linge sale à roulettes des vainqueurs. De sous les fringues, ils virent, en partie émergée, cette coupe aux grandes oreilles enfouie négligemment parmi les maillots ajacides. Tout était devenu si facile pour cet Ajax 73…
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Par Chérif Ghemmour