- Les 100 matchs qui définissent le foot
- Liverpool/Milan AC
Match de légende (2e) : Le miracle d’Istanbul
Miracle. Le seul mot capable de définir ce match unique. Menés 3-0 à la pause, après une première période de rêve du Milan AC, les Reds ont réussi à revenir de nulle part. Trois buts en sept minutes, un captain en flammes et un héros improbable. Pourquoi ? Comment ? Mieux vaut ne pas chercher à comprendre. Et croire au miracle. De toute façon, on n'a pas trop le choix.
AC Milan – Liverpool (3-3, 2-3 aux t.a.b.)
Finale de Champions League, 25 mai 2005, Atatürk Olympic Stadium, Istanbul
Il est formel. Andriy Shevchenko a bien marqué ce 4e but. Il reste trois minutes avant cette séance de tirs au but qu’il ne sentait pas vraiment. L’Ukrainien n’en démord pas, il a bien suivi sa reprise de la tête, le ballon est à quoi… deux mètres des buts. Il a frappé très fort les yeux fermés. Quand il les a ouverts, le ballon n’était pas au fond. Shevchenko n’a jamais trop compris comment il n’a pas marqué. Jerzy Dudek n’a jamais compris non plus comment il a réalisé cette parade. Il va le comprendre une dizaine de minutes plus tard. Il va comprendre qu’il est juste gagné par la folie. Pourquoi s’est-il mis à danser comme Bruce Grobbelaar devant les tireurs milanais ? Comment a-t-il détourné les tentatives de Pirlo et Shevchenko encore, lui, l’ancien gardien du GKS Tichy ? Warhol aurait parlé de son quart d’heure de gloire, son prêtre polonais d’une aide divine et les supporters milanais d’une succession de coups de bol. Il n’y a pas de réponse définitive, juste un constat : Jerzy Dudek a été le héros de la plus folle des finales de Ligue des champions. Oui, Jerzy Dudek.
Sur ce match au scénario aussi improbable que son héros polonais, tout a déjà été dit. Alors rien ne vaudra jamais mieux que le témoignage de ceux qui l’ont vécu, comme Ari Folman, réalisateur de Valse avec Bachir, mais dont le meilleur film porte peut-être sur ce match. « J’étais à Istanbul pour la finale. J’y suis allé tout seul. Ça m’a coûté une fortune alors qu’une fois au stade, les Italiens refilaient leurs billets pour rien. En Turquie, on pouvait s’asseoir où on voulait, ce qui fait que ma place à 2000 euros, j’aurais pu l’acheter 10 euros au stade… Bref. C’est le plus grand match de l’histoire du football. Je n’ai pas pu en regarder d’autres pendant un an ensuite, tellement ça n’avait plus aucun sens. Ça ne voulait plus rien dire. Après ce match, il n’y avait plus rien. À la mi-temps, à 3-0, j’ai appelé ma femme, je lui ai dit que je ne pouvais plus rester là, que je voulais rentrer, me barrer en courant. Elle m’a dit: « Tu sais, tu as fait des efforts pour y aller, t’es un fan de Liverpool, donc tu n’abandonnes pas tu m’entends ? Jamais ! » De toute façon, on ne pouvait pas sortir du stade. Les bus étaient à cinq kilomètres du stade, donc je suis revenu en tribune. J’étais au poteau de corner, avec 40 000 supporters de Liverpool derrière moi. J’avais une petite caméra HD. Je l’ai tendue à bout de bras, de sorte que, dans le film, on me voit de profil avec la tribune derrière, sans jamais filmer le terrain. J’ai passé une heure le bras tendu, sur le côté. J’ai la deuxième mi-temps jusqu’aux tirs au but, et j’ai tout, tout tout… Ce film est fou. »
« J’ai fait passer Gerrard arrière-droit »
Autres propos, encore plus précieux sans doute, ceux du coach de Liverpool, monsieur Rafael Benítez, interrogé par Andy Roxburgh, directeur technique de l’UEFA, aka The Technician dans le milieu : « En rentrant au vestiaire à la mi-temps, j’ai songé à ce qu’il fallait dire et à la manière de le dire. Les gens ne savent pas à quel point il est difficile de vivre de tels moments, en particulier si vous ne savez pas quelles paroles il faut prononcer. Avant la mi-temps, nous perdions 2-0 et j’étais en train de rédiger quelques mots quand nous avons soudainement encaissé un troisième but. Pendant que je traversais le tunnel menant aux vestiaires, je réfléchissais à ce qu’il fallait dire. J’ai dit aux joueurs que nos supporters étaient toujours derrière nous et que si nous marquions un but, la situation pouvait changer. J’ai procédé à des changements tactiques et aligné trois hommes en défense avec Dietmar Hamann comme composante de la couverture à deux hommes au milieu du terrain. Mais, plus important encore, avec la blessure de Finnan, qui n’a pu disputer la deuxième mi-temps, nous n’avions plus de latéral droit sur le terrain. Après le 3-3 et Milan qui place Serginho sur la gauche, j’ai dû̂ déplacer Steven Gerrard en le faisant passer de son rôle offensif derrière les attaquants de pointe au poste d’arrière droit. Steven était le seul joueur à même de tenir ce rôle, le troisième poste occupé par notre capitaine dans ce match. À la fin, nous avons contrôlé le jeu, les espaces et Stevie a effectué un travail formidable, menant finalement l’équipe à la victoire. »
Martyr sauvé
Résumer la remontée liverpuldienne au seul génie de Stevie – 3e au Ballon d’or en 2005 – serait pourtant réducteur. Avec trois buts de retard à la pause, un énième You’ll never walk alone assourdissait, plus encore, le stade Atatürk. Tous les journaux du lendemain en parlaient comme d’une « incantation » . Et Liverpool sait nous plonger dans le mystique, elle qui « joue à merveille son rôle de cité martyre du ballon rond » dixit Philippe Broussard dans son Génération Supporter. L’équipe de Benítez avait en effet tout du martyr à Istanbul avec 3 buts dans les dents et deux hommes sur le flanc – Kewell et Finnan – dès la mi-temps. Comment un coach peut-il décemment dire à ses joueurs que trois buts se remontent en 45 minutes, face au Milan, en finale de C1, grâce à l’appui des fans ? Dans les colonnes de SO FOOT n°61 de décembre-janvier 2009, Rafa Benítez essayait de lever le voile sur cette folle soirée turque : « Cette finale-là, on a 100% de réussite. Lorsque je réalise les changements, l’équipe s’améliore, heureusement. Mais ce jour-là, c’est l’esprit du club qui l’a emporté sur toutes les considérations technico-tactiques. C’est pour ça qu’il est important de garder cette mentalité à Liverpool. Toutefois, je n’aime pas la notion d’héroïsme dans le football. Quand nous devons en arriver là pour remonter un match et le gagner, ça veut dire que nous avons mal fait les choses. En tant qu’entraîneur, je n’aime pas encaisser de but. Défendre, ce n’est pas seulement aligner dix défenseurs devant le gardien de but. Une équipe qui défend bien, comme Liverpool, c’est une équipe qui a beaucoup de coordination. »
Liverpool n’avait finalement fait qu’utiliser l’arme habituelle du martyr : le sacrifice. Il était tactique pour Benítez et Gerrard ; physique pour les cordes vocales des tribunes rouges, contre toute raison. Sauf qu’en ce 24 mai 2005, pour une fois, le martyr ne meurt pas, 20 ans après le drame du Heysel. Mystique quoi. Un miracle.
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