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Marwan Mohammed : « Cette équipe de France rend hommage au foot de quartier »
Marwan Mohammed est chercheur au CNRS, spécialiste des questions de délinquance et d’inégalités sociales. Il a aussi fondé le club de futsal de C’Noues, à Villiers-sur-Marne. Enfin, son petit frère Abdessamad, meilleur buteur de l’histoire des Bleus, s’apprête à défier la Thaïlande en huitièmes de finale de la Coupe du monde. Les planètes étaient donc alignées pour rembobiner avec le grand frère.
Comment tu as accroché avec le foot et le futsal ?
D’abord, c’est le foot. Je jouais au ballon dans la galerie Vivienne (dans le 2e arrondissement de Paris, NDLR), j’y vivais gamin, car ma mère travaillait comme concierge. J’ai aussi appris à jouer au Palais-Royal. C’est joli comme cadre, mais le foot y était interdit ! On faisait des grands matchs quand le gardien n’était pas là, il fallait surveiller qu’il ne revienne pas tout en jouant. Ça aide pour la vision du jeu. Mon père était footeux, il a joué au Maroc, il a disputé des compétitions en club ou en corpo ici en France, mes oncles aussi. Donc le foot est très présent au niveau familial. J’étais de tous les matchs à la récréation à l’école. Mon premier club, c’est le Stade français, dans le 5e arrondissement. Puis à 13 ans, on s’est installé à Villiers-sur-Marne, dans le 94. J’ai joué à Villiers, Bry, Le Plessis, Le Perreux. Le futsal est arrivé plus tard, à la fin des années 1990. J’étais animateur à la maison de quartier, on avait des petits créneaux au gymnase. On jouait avec une grosse balle en feutre jaune, qui faisait super mal quand on se la prenait dans la tête. C’était le foot de quartier, mais dans le gymnase. La seule différence, c’est qu’on avait des cages.
Qu’est-ce qui t’a poussé à fonder le club de C’Noues en 2001 ?
D’abord, c’est une association qui n’a pas vocation à devenir un club. Le premier objectif était de réunir et de réconcilier de nombreux jeunes du quartier qui étaient en conflit. Il y avait des clans, beaucoup de violences. Je voulais aussi plus largement attaquer la question des inégalités et accompagner les jeunes par différents moyens : au début, on organise des sorties culturelles, un séjour de révision pour les lycéens, etc. On était des généralistes du social.
Il ressemble à quoi, le quartier des Hautes-Noues (dans la commune de Villiers-sur-Marne, NDLR) ?
C’est une cité de la banlieue parisienne avec un fort taux de chômage et beaucoup de difficultés cumulées. Mis à part ça, il y avait une forte solidarité interne, un fort lien des jeunes avec la maison de quartier lorsqu’elle était associative. Les gens sont alors très soudés entre eux. Pendant les vacances scolaires ou pendant le ramadan, on organise quasiment tous les soirs des matchs devant un public nombreux. Le foot occupe une place très importante en tant qu’activité physique, sujet de discussion, sujet de discorde, sujet de rire… Le foot que Gramsci qualifie joliment de « royaume de la loyauté humaine exercée au grand air ». C’est alors un quartier piéton, comme un petit village, avec beaucoup d’arbres. Il y a des vieux terrains déglingués derrière, mais ça nous va très bien, même si les chevilles prennent parfois très cher. Malheureusement, les décisions politiques ont tué l’éducation populaire et le lien qu’il pouvait y avoir avec le quartier. Ils ont municipalisé le centre social, ont construit des routes au sein du quartier, ont retiré la fête de la Saint-Jean, ça a tué le caractère « village » de la cité. L’histoire de C’Noues, c’est aussi le prolongement de cette histoire : comment reconstruire une cohésion, un village, au moins dans les relations humaines.
Comment s’opère la bascule de l’association vers le futsal ?
Une autre association dispose d’un créneau de futsal, mais elle a du mal à gérer l’activité. Ils ont beaucoup de jeunes de notre cité, les Hautes-Noues, et les conflits rejaillissent. On y va à leur demande et ça démarre comme ça. Lors des premières séances, c’était franchement chaud. On voulait pacifier et recréer une cohésion. Le nom de l’association vient de là : C’Noues, parce que le quartier des Hautes-Noues, mais aussi parce qu’on est ensemble. C’est ça le message. On veut construire un « nous » au sein du quartier, mis à mal par des décisions politiques, mais également des affaires de stup, des interpellations, etc. Le futsal, c’est juste un moyen. On récupère le créneau auprès de la mairie, on arrive à stabiliser les choses et on reçoit énormément de jeunes. On se dit qu’il faut passer une étape, qu’ils courent ensemble, qu’ils gagnent ensemble, donc on commence à organiser des tournois. On n’a pas d’argent, je vais voir un entrepreneur local, la société DESA, qui accepte de nous payer un jeu de maillots noir et blanc, un peu comme la Juve. De fil en aiguille, on a une équipe, puis deux, et on devient compétitifs. On est montés jusqu’en R1, on joue contre le Sporting de Paris et ses Brésiliens, contre Garges et Ben Yedder, etc.
Au départ, comment tu gères l’association et tes études en parallèle ?
En 2001, je suis étudiant en licence et surveillant pour gagner un peu de sous, dans un lycée à Champigny, puis au collège des Prunais à Villiers-sur-Marne. Mes deux frères vont vite s’inscrire dans nos activités de futsal loisir. Le dimanche, ça va de 13 à 50 ans, tout le monde se mélange, c’est le but. Beaucoup de parents comptent sur nous, on se construit une place localement. C’est gratifiant. C’est le seul club du quartier, donc dès qu’on commence à jouer, il y a un engouement, et cette solidarité est belle à voir. On fait un travail d’éducateurs avec beaucoup de jeunes, qui ont parfois du mal à gérer leurs émotions. À la ligue de Paris, on a un peu la réputation d’être un club de racailles avec nos jeunes énervés, mais dans les faits, ça déborde rarement. On gère, on encadre et quand on commence en compétition, on y prend goût ! On se débrouille pour les emmener faire un premier tournoi international en Espagne. Beaucoup quittent la France pour la première fois, certains découvrent la mer et ils ont plus de 20 ans. On vit des choses ensemble, et c’est extrêmement précieux. Pour moi, les semaines sont très chargées, mais ce n’est pas lourd au point de m’épuiser. Et je ne suis pas tout seul, on est un groupe de bénévoles, on se partage les tâches.
Le fait que ton frère Abdessamad, le meilleur buteur de l’histoire de l’équipe de France de futsal, démarre à C’Noues, ça doit résonner de manière spéciale pour toi.
C’est vrai, mais ça va au-delà d’Abdessamad. C’Noues a formé et initié au futsal entre 10 et 15 joueurs qui ont goûté le niveau national. Il y a mon autre frère Yassine, excellent gardien, ex-international A, et Abdessamad, mais aussi Yohann Philippeau qui a joué à Garges en première division, Vincent Marie, Vivien Pernes, Samir Kheiredine, Jérôme Pasquier, le capitaine actuel de l’équipe de France U23, Hamza Tabakh, etc. On avait également dans l’académie Hélène Fercocq, qui joue en première division de foot à 11, à Guingamp. L’un de nos joueurs vient récemment d’être appelé en sélection des Comores. C’est tout ça qui fait ma fierté : en plus de la dimension sociale et des réussites sportives, C’Noues a permis de réconcilier, de recréer du collectif, et c’est toujours une académie de futsal très reconnue. C’est un patrimoine qui perdure, même si j’ai quitté l’aventure pour un autre projet associatif.
Abdessamad a tout de suite crevé l’écran ?
On a dû attendre qu’il ait 16 ans pour le faire jouer en senior, mais si on avait pu, on l’aurait mis sur le terrain avant. Très tôt, il a manifesté une intelligence de jeu. Ce n’est pas celui qui dribblait trois joueurs de suite, qui frappait le plus fort, qui courait le plus vite, mais c’est le premier qui a compris quelque chose au niveau de la science du déplacement. Il captait des trucs que moi, j’étais en train de capter en tant qu’entraîneur parce que j’apprenais en même temps que tout le monde. Très rapidement, il fait la différence comme ça. Il est très technique, précis, il a un très bon pied gauche, mais ce n’est pas surprenant. Depuis qu’il sait marcher, il a un ballon dans les pieds. Quand on l’envoyait chercher un stylo à l’autre bout de l’appartement, il allait et revenait en conduite de balle. On l’envoie à la boulangerie, il ne demande pas l’argent en premier, il cherche d’abord sa balle, pour y aller en conduite de balle en simulant des dribbles avec des adversaires imaginaires. Il n’a jamais perdu ce lien au ballon. Quand la fédération a créé le premier championnat national, on a rapidement perdu nos meilleurs joueurs. Les deux premiers qui ont été demandés étaient Yassine et Abdessamad, par Arcueil Vision Nova.
Tu l’as vu galérer pour arriver où il en est aujourd’hui ?
Il a eu des galères financières. Ce n’est que récemment qu’il a pu commencer à vivre de son sport avec un salaire correct. Il était chauffeur de bus à la RATP. C’était beaucoup de fatigue, et son hygiène de vie n’était pas adaptée au haut niveau. Il a fait des sacrifices à un moment donné pour se focaliser uniquement sur le haut niveau, mais le modèle économique des clubs ne fonctionne pas toujours ; il n’était pas tout le temps payé, il a eu des dettes de plusieurs mois et il devait se débrouiller, se serrer la ceinture. Il a dû traverser l’orage avec son épouse et ses enfants. Il a fait ces sacrifices consciemment, car il croit au futsal. Les convocations régulières en équipe de France l’ont encouragé. L’autre galère, qui n’est pas sans lien avec tout ça, c’est les blessures. Il en a eu deux ou trois assez graves, sans parler des petites. C’était aussi lié au manque de professionnalisme du futsal en matière de suivi physique, d’alimentation, de sommeil… Tout ça, il l’apprend tardivement. Je vois bien que ces dernières années, il met en œuvre cette exigence, s’autodiscipline, se blesse moins et est plus compétitif.
Ça ne t’a pas inquiété qu’il prenne le risque de lâcher son job à la RATP ?
Abdessamad a toujours été raisonnable. Il a le sens des responsabilités. Il ne prend pas des risques complètement inconsidérés, il prend des risques parce qu’il croit dans le développement de la discipline. Il s’est formé, il a passé le diplôme d’entraîneur. Il prépare l’après. Il ne m’a jamais particulièrement inquiété. Et dans l’histoire de la famille, ce n’est pas la première fois qu’on traverse des grosses difficultés, individuellement ou collectivement. On en discutait régulièrement, il m’expliquait ce qu’il voulait faire et je trouvais ça entendable, même si j’ai parfois pu lui dire de faire attention. À chaque fois qu’il a pris des décisions, même quand ça n’a pas fonctionné, il a toujours assumé derrière, il a tenu bon et il a pu dépasser les choses. Ça paye aujourd’hui. Ça a été compliqué, c’est vrai, mais c’est la vie.
La famille l’a toujours soutenu dans son projet ?
Oui, il savait qu’il pouvait compter sur nous en cas de besoin. Ma mère s’arrachait parfois les cheveux : « Futsal, futsal, futsal… J’en ai marre ! » Je la comprends. On est six frères et sœurs : j’étais président et joueur, Yassine et Abdessamad étaient joueurs, mes sœurs Souad et Majda ont également joué un peu… Sur six enfants, il y en a cinq qui ont une certaine appétence pour le futsal. Ça dit quelque chose. Les neveux et nièces, c’est pareil, ils tapent en majorité le ballon en club. Plusieurs cousins jouent en R1. Toute la famille est derrière lui. On fait souvent le déplacement à Laval (son club actuel, NDLR) pour les matchs importants. On est toujours le plus gros contingent famille quand il y a un match des Bleus.
Quel regard tu portes sur l’équipe de France dans sa globalité ?
Le travail de Raphaël Reynaud, le groupe qui s’est constitué, le projet de jeu, la progression ces dernières années, l’ambition de ce groupe, c’est beau à voir. Indirectement, ce sont des joueurs qui rendent hommage au foot de quartier, il faut voir leur profil social. Je fais le lien entre le foot de petits espaces dans le quartier et le futsal, donc voir ce football-là mis en valeur à ce niveau, ça me ravit.
La semaine passée, tu écrivais que « la banlieue (et la famille) fait briller la France ». C’est la leçon que l’on peut tirer de la trajectoire d’Abdessamad ?
Oui, je suis très content que lui, comme Yassine avant, fasse briller le pays, et la banlieue. Quand on regarde les névroses médiatiques et politiques, la banlieue n’est pas l’objet préféré du pays. Pourtant, objectivement, dans le sport, les arts, la culture, le champ intellectuel, l’entrepreneuriat, c’est un territoire très créatif, très vivant, où se dégage une énergie particulière qui fait briller le pays. Je suis très fier que mes frangins contribuent à ça.
Propos recueillis par Quentin Ballue