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Marie Portolano : « Le sport, c’est le dernier bastion des hommes »

Propos recueillis par Nicolas Fresco
12 minutes

Trois ans après la diffusion sur Canal + de son documentaire Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste, Marie Portolano sort son premier livre, Je suis la femme du plateau. La coprésentatrice de Télématin revient sur la place des femmes dans les rédactions sportives, ses expériences, et regrette un sexisme systémique.

Marie Portolano : « Le sport, c’est le dernier bastion des hommes<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

À la sortie du documentaire Je ne suis pas une salope, la maison d’édition Stock est venue me voir pour poursuivre la réflexion. J’ai d’abord dit non, car j’avais l’impression d’avoir déjà tout dit. Mais ce qui m’a convaincu d’écrire ce livre, c’est un rendez-vous avec un directeur de rédaction un an plus tard, en 2022. Il m’a raconté que ça faisait dix ans qu’il me suivait et qu’après avoir vu mon doc, il avait constaté que j’avais un cerveau. Je me suis dit qu’en fait, les choses n’avançaient pas du tout et qu’on considérait toujours qu’une femme à la télévision ne servait pas à grand-chose, surtout dans les émissions de sport.

Pourquoi ce titre : Je suis la femme du plateau ?

Avec ma génération de journalistes, on est arrivé à un moment où il fallait que les plateaux soient féminisés. J’ai donc été assez vite mise à l’antenne, mais j’ai rapidement constaté que je n’étais là que pour habiller les plateaux et remplir ce quota de « Voilà vous voyez, il y a une femme, elle est là !  » Et il ne pouvait pas y avoir deux femmes. Il n’y en avait qu’une, « la femme du plateau ». D’ailleurs, quand j’ai arrêté une grande émission, on ne m’a pas dit « ça ne fonctionne pas avec toi », on m’a dit « la femme du plateau ça ne marche pas ». Cette phrase m’a vraiment marquée.

La femme du plateau, qui est interchangeable.

Oui, totalement. Déjà, quand tu regardes les journalistes de sport aujourd’hui, on est toutes pareilles, blanches, minces, blondes ou brunes. Et puis une femme remplace une femme. Dans une émission, j’ai été remplacée par une femme qui ne faisait pas le même métier que moi. J’étais journaliste et elle était consultante. J’avais été très peinée qu’aucun journaliste média qui avait relayé l’info n’ait dit qu’on ne faisait pas le même métier. On aurait pu cohabiter.

Quand tu regardes les journalistes de sport aujourd’hui, on est toutes pareilles, blanches, minces, blondes ou brunes. Et puis une femme remplace une femme.

Dans le livre, tu ne cites aucun nom, pourquoi ?

J’ai fait exprès dans le livre de ne pas pointer du doigt des individualités. J’ai fait en sorte de brouiller les dates, que personne ne soit identifiable pour qu’on ne cherche pas à savoir de qui je parle. Je voulais qu’on comprenne que ce n’est pas des gens que je vise, mais un système dans sa globalité. Tout est anonymisé pour que tout le monde puisse s’identifier, même les femmes qui ne sont pas journalistes de sport. Je veux viser le patriarcat et le sexisme systémique au sein des entreprises.

 

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C’est quelque chose que tu dis « avoir raté » avec le documentaire. Qu’est-ce que tu entends par là ?

Le documentaire n’a été diffusé qu’une fois et il a fait tellement de bruit d’un coup que ça a surpassé son propos. Et comme il a été supprimé des plateformes trois semaines après sa sortie (et est resté introuvable pendant trois ans, jusqu’à son retour sur MyCanal en même temps que la sortie du livre, NDLR), la seule chose que les gens en ont retenue, c’est l’affaire Pierre Ménès. Alors que dans le documentaire, il n’en est pas question une seule fois ! Avec Je ne suis pas une salope, je ne voulais pas tuer qui que ce soit, je voulais montrer qu’il y avait encore des soucis dans les rédactions. C’est ce que j’ai voulu accentuer dans l’écriture du texte, montrer que je ne dénonce pas des coupables, mais des pratiques encouragées par un système. Je ne suis en chasse contre personne.

Dans mon cas, ce qu’il s’est passé avec le documentaire, c’est que j’ai posé des questions à un homme et que ses réponses l’ont conduit à se faire virer car elles étaient inaudibles. Mais on m’en veut à moi d’avoir posé les questions.

Dans le livre, tu dis également que même quand un homme est licencié pour agressions sexuelles, c’est la faute de la femme.

Ce que je constate, c’est que la parole de la femme est toujours remise en question. C’est la femme qui est coupable des agissements des hommes. Dans mon cas, ce qu’il s’est passé avec le documentaire, c’est que j’ai posé des questions à un homme (Pierre Ménès, NDLR) et que ses réponses l’ont conduit à se faire virer car elles étaient inaudibles. Mais on m’en veut à moi d’avoir posé les questions. Les gens ne se sont pas dit que c’était ses réponses le problème. C’est un système qui ne tourne pas rond.

Par rapport à Pierre Ménès, tu reviens sur le moment où il a soulevé ta jupe en plateau devant tout le monde, en apportant une précision : tu avais tes règles ce jour-là. Pourquoi le raconter ?

Quand j’ai raconté l’humiliation de la jupe, les gens n’ont pas compris qu’il ne s’agissait pas juste de se retrouver nue devant tout le monde, même si c’était horrible. C’était aussi parce que j’étais réglée ce jour-là et que j’ai passé toute la nuit suivante à me demander si quelqu’un avait vu du sang couler sur mes jambes. C’est mon mari qui a précisé ça un jour lors d’un dîner, et j’ai vu dans les yeux des gens le dégoût et la compassion. Je pense qu’il y a une prise de conscience avec ce détail.

Tout ce que tu racontes dans ton livre et dans le documentaire a-t-il un lien avec ton départ des rédactions sportives ?

Non. J’ai toujours été hyper heureuse dans mon travail, mais je trouvais qu’il y avait des choses qui ne tournaient pas rond et ça m’agaçait. Mais je n’ai pas quitté les rédactions sportives à cause de ça. Aujourd’hui, bien sûr que je pourrais y retourner, mais je ne sais pas si les gens ont envie de travailler avec moi ! (Rires.) Le sport, même si je n’y travaille plus, c’est toujours une passion. Et le stade me manque.

Tu as toujours voulu être journaliste de sport ?

Ce sont mes frères qui, en me forçant à regarder du foot quand j’étais petite, m’ont transmis leur passion. Depuis que j’ai 14, 15 ans, mon but dans la vie, c’était de pouvoir aller au stade gratuitement et rencontrer les footballeurs. Je voulais d’abord être dirigeante de club de foot, puis je me suis rendu compte qu’il fallait de l’argent, donc ça ne servait à rien d’espérer. Mais comme je voulais absolument travailler dans ce milieu, je me suis dirigée vers le journalisme sportif.

 

Tu racontes que le foot t’a même aidée à t’intégrer à l’école, c’est-à-dire ?

Le foot, comme la musique, c’est une des meilleures façons de s’intégrer dans un groupe. Donc quand j’arrive dans un nouveau lycée et que je ne connais personne, mon frère me donne comme conseil d’aller parler foot avec les gens parce que ça va être facile de s’intégrer, d’organiser des sorties au stade, de dire « oh la la t’as vu comme il a mal joué ? », etc. Et ça a été effectivement plus facile de s’intégrer quand les gens ont compris que je regardais vraiment tous les matchs et que j’avais toujours quelque chose à dire le lundi matin.

Et pourtant, tu dis avoir toujours souffert du syndrome de l’imposteur pendant tes années au sein des rédactions sportives. Pourquoi ?

Je pense que ça vient du fait que j’ai passé plus de temps à essayer de prouver que j’avais ma place qu’à chercher des idées. Quand tu sais que les gens qui t’entourent se disent que tu n’es là que parce que tu es une femme, qu’il faut des quotas, c’est dur. Au travail, j’ai passé énormément de temps à essayer de prouver que j’étais vraiment fan de foot, alors qu’au même moment à la maison, avec mon mec on vivait en ermites à regarder des matchs non-stop. Il y a trois ans, je suis même allée fouiller dans les albums photos de famille à la recherche d’une photo de moi ado dans un stade pour prouver que c’était vraiment ce que je voulais faire.

Tu penses que le sexisme est exacerbé dans le milieu des rédactions sportives ?

Le sexisme systémique est partout, mais le sport, c’est le dernier bastion des hommes. Il y avait très peu de femmes dans les rédactions, donc à partir du moment où il y en a peu, forcément l’ambiance est différente. En 2014, tous les lundis, j’étais la seule femme dans la salle de réunion avec 35 personnes. Donc tu n’oses pas prendre la parole, tu te dis que toutes tes idées sont nulles, que les leurs sont meilleures, parce qu’ils sont là depuis plus longtemps et qu’ils ont tous joué au foot. Pourtant, j’avais des bonnes idées, mais je n’osais pas les donner, parce que la majorité masculine m’écrasait. Mais je pense qu’un homme dans une réunion avec que des femmes serait dans la même position. Ce n’est pas seulement une question d’être une femme avec des hommes, c’est le fait d’être l’unique.

Un autre problème, c’est le pouvoir. Tu utilises même le terme d’« emprise » pour raconter une situation dans laquelle tu te trouves.

Je suis dans une voiture avec un directeur de rédaction qui m’a raccompagnée chez moi après un déjeuner professionnel et il me demande, avant de partir, de lui faire un bisou sur la bouche. Ma première réaction, c’est de me dire que je vais lui attraper la gorge et l’étrangler. Mais évidemment, je ne peux pas faire ça, car c’est mon patron. Si je fais ça, qu’est-ce qu’il va faire de moi ? Il ne va plus jamais me faire travailler, il va me mettre au placard, je ne sais pas. Je dis que je suis sous emprise car je ne peux rien faire d’autre que de sourire. C’était horrible. Pareil quand un de mes supérieurs hiérarchiques me dit « tu as un cul, je suis sûr qu’on est bien dedans ». Qu’est-ce que tu veux répondre à ça ? Je ne peux pas lui dire « ferme ta gueule ! » alors que c’est lui qui décide si je suis à l’antenne ou pas.

Le système m’a servi, clairement, je ne peux pas dire le contraire. Je suis arrivée parce qu’il fallait des femmes. Mais j’y ai aussi contribué parce que j’ai beaucoup ri. Et en riant de gêne, j’ai encouragé les blagues.

Mais ça se savait que tel ou tel journaliste était comme ça ?

Bien sûr. Avec les filles des différentes rédactions sportives, on avait même une liste de gens que l’on se faisait passer. On disait « attention à lui », « lui, ne prend pas l’ascenseur seule avec lui ». Il y avait des gens dont on parlait ouvertement entre nous, qui étaient en poste. Et qui le sont toujours.

Ce livre, c’est aussi une remise en cause personnelle, puisque tu expliques avoir participé toi aussi au sexisme systémique. C’est-à-dire ?

Déjà le système m’a servi, clairement, je ne peux pas dire le contraire. Je suis arrivée parce qu’il fallait des femmes. Mais j’y ai aussi contribué parce que j’ai beaucoup ri. Et en riant de gêne, j’ai encouragé les blagues. Je pense que certains faisaient juste des blagues sexistes et misogynes, dans le but de créer du lien. Et comme moi je rigolais, ils se disaient qu’ils pouvaient continuer. Alors que si je n’avais pas ri, que je leur avais expliqué que non, ce n’était pas drôle et qu’ils ne pouvaient pas dire ça, ils ne l’auraient pas forcément mal pris et ils n’auraient jamais recommencé.

Pour expliquer ta participation au système, tu reviens aussi sur l’épisode des lunettes.

Oui… Il faut savoir que je vois très mal, et un jour j’avais oublié mes lentilles, donc j’ai mis mes lunettes en plateau pendant une émission. Au bout d’un moment, le consultant qui était à côté de moi me dit que je suis en tendance sur Twitter. Ça signifie que j’étais un des sujets les plus commentés en France à ce moment-là. Mais c’était uniquement parce que je portais des lunettes et que je faisais secrétaire salope. Et ce qui est terrible, c’est que je suis rentrée chez moi, gonflée à bloc. J’étais trop contente. Et ces lunettes, je les ai ressorties pendant des semaines.

Parce qu’on t’avait demandé de les remettre ?

Non, parce que ça avait provoqué quelque chose chez les gens et que ça me faisait enfin exister sur ce plateau. Mais aussi parce que ce jour-là, un de mes rédacteurs en chef m’a dit « très bonne idée tes lunettes ! » C’était la première fois qu’il venait me voir, moi, en débrief d’émission, pour me dire quelque chose sur mon travail. Je me suis dit « c’est donc ça mon rôle sur le plateau, être la personne agréable à regarder. Ce à quoi je ressemble est plus important que ce que je dis. »

Quand je vois les générations qui arrivent, les jeunes journalistes avec qui je travaille, je suis très optimiste.

Est-ce que tu en veux à des gens ?

Oui, j’en veux forcément à tous ceux qui ne nous protègent pas, nous les femmes. J’en veux aux gens qui, même quand l’agresseur reconnaît lui-même qu’il a agressé, ne le mettent pas de côté. Je pense que les choses changeront quand un patron de chaîne ou un patron de rédaction dira vraiment « Stop ». Mais quand je vois les générations qui arrivent, les jeunes journalistes avec qui je travaille, je suis très optimiste.

À la fin du livre, tu parles d’une discussion avec un chauffeur de taxi, est-ce que tu peux nous la raconter ?

J’étais à la fin de ma réflexion, il fallait que je trouve quelque chose pour clore le texte, et je n’y arrivais pas, ça faisait des semaines que je bloquais. Et un jour, j’ai pris un taxi, et on s’est mis à parler foot avec le chauffeur qui m’avait reconnue de l’époque beIN Sports. Pendant une heure, on a parlé du PSG, de Luis Enrique, du placement de Mbappé, et à la fin, il se tourne vers moi et me fait : « Eh, mais en fait, vous connaissez vraiment bien le foot, Madame ! » Donc je lui dis : « Mais ça fait dix ans que vous me suivez, vous en doutiez encore ? » Et il me répond : « C’est différent à la télé, on ne vous entendait pas. » Cette phrase était parfaite pour conclure le livre. Elle illustrait exactement ce que je voulais dire : j’étais la femme du plateau. Et on ne m’entendait pas.

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