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Marcelo Bielsa le justicier

Par Markus Kaufmann, à Buenos Aires
Marcelo Bielsa le justicier

Si Marcelo Bielsa pèse chacun des mots qu'il prononce ou qu'il pense, c'est bien parce qu'il vit pour ce qu'il fait, ce qu'il entraîne, ce qu'il joue, ce qu'il est. L'histoire d'une vie faite de beaucoup d'interrogations et de quelques convictions. Et l'histoire d'un intérêt obsessionnel pour ce jeu qu'est le football, qui l'a mené à entraîner l'OM ce dimanche soir face au PSG. Alors qu'on le dit anticonformiste, maladivement honnête et droit, et obsédé du détail, Marcelo Bielsa est aussi un grand rêveur. Son parcours nous fait deviner l'existence d'un justicier masqué sous cette apparence de travailleur fou.

Chez Marcelo Bielsa, les notions du juste et de la justice ne sont pas de simples mots. Né dans une famille où l’on étudie le droit dès le berceau, Bielsa est un homme qui ne laisse pas passer, qui n’oublie pas, pense à tout et accorde de l’importance à tout. Aux détails insignifiants. Aux mots, aussi volatiles qu’ils soient dans le football. Et aux formes. Un homme qui est convaincu que nous sommes définis par nos actions et nos paroles, qui prend donc un soin fou pour penser les siennes, n’hésitant pas au passage à exiger la même chose de la part de ceux qui l’entourent. Une rigueur morale inhabituelle dans un milieu aussi spécial que celui du football. Une souffrance morale, même. « Je meurs après chaque défaite. La semaine suivante est un enfer. Si je perds, je ne peux pas jouer avec mes filles, ni aller manger avec mes amis » , dit-il, en 1992. Un souci de la justice qui le pousse à justifier ainsi son refus de parler à la presse : « Je sais que ça ne vous plaît pas, mais quels arguments avez-vous pour me convaincre qu’une petite radio de Salta (ville du nord de l’Argentine, ndlr) mérite un traitement inférieur à celui des plus grands quotidiens de la capitale ? » Ainsi, quand sa tête brûle en conférence de presse, Marcelo lâche un habituel « votre jugement est exagéré » ou un autre « je n’arrive pas à comprendre quelle est l’origine des conclusions de votre raisonnement, car on voit les mêmes matchs » . Toujours avec raison, Bielsa argumente quand les autres polémiquent.

Pourquoi le football ?

Bien au-delà de l’idée d’une certaine justice ou d’un souci des mots, on le dit avant tout amoureux du beau jeu. Un éternel étudiant de la phase offensive du football. Et à première vue, les projets entrepris par Bielsa ont tous répondu aux mêmes exigences sportives : pouvoir reprendre l’idée de jeu à zéro, compter sur des jeunes joueurs ayant soif de progrès, avec une certaine liberté d’action. Et s’il y avait autre chose ? Un fil rouge qui n’aurait rien à voir avec le sport, mais tout à voir avec la grandeur de ce jeu où le petit bat souvent le grand ? Car Bielsa s’est toujours mis du côté des petits poucets. Enfin, plutôt des équipes à l’ombre de grandes machines. L’Atlas de Guadalajara, surnommé Los Zorros. L’Espanyol écrasé par le Barça. La sélection chilienne au palmarès vierge. L’Athletic Bilbao et sa mission impossible. Et enfin, cet Olympique de Marseille condamné à l’ombre par les millions du PSG. Marcelo Bielsa, originaire de Rosario et non de la grande Buenos Aires, se sent peut-être tout simplement plus à l’aise chez les outsiders, les seconds couteaux. Parce que ce qui brille peut aveugler ? Parce que le fond du tableau est aussi important que le premier plan ? Ou parce que la petite radio de Salta, dans l’absolu, mérite autant les paroles des grands techniciens argentins que La Nacion ou Olé ? Qui sait. Mais alors, pourquoi Bielsa est-il devenu entraîneur de football ? Ou plutôt, puisqu’il a été joueur avant de devenir entraîneur : pourquoi Marcelo Bielsa a-t-il autant cherché à exprimer « sa pensée et ses sentiments » à travers le football ?

Spectateurs et supporters

Après tout, qu’est-ce qu’un modeste entraîneur de football à côté d’un ministre des Affaires étrangères ? Si Marcelo n’a pas suivi les pas académiques de son frère Rafael, cela doit vouloir dire qu’une cause lui importe plus que tout le reste, et que cette cause se trouve dans le monde du ballon rond. Pour comprendre cette cause, peut-être faut-il revenir sur ces mots dictés dans une salle de classe (voir vidéo) : « Qu’est-ce qui est indispensable au football ? Les joueurs et les entraîneurs, nous ne sommes pas indispensables. Sans nous, ça revient au même. Sans les médias de communication, ça revient au même. Sans les dirigeants, ça revient au même. Sans les arbitres, ça revient au même. Sans les spectateurs ? Non, sans eux, ça revient au même. La seule chose qui est indispensable dans le football, d’après mon point de vue, ce sont les supporters. Et ce n’est pas la même chose que les spectateurs. Le spectateur est un type qui regarde et qui apprécie plus ou moins le jeu en fonction de la beauté de ce qu’on lui propose. Le supporter, c’est autre chose. Le football, c’est eux. » Voilà un beau motif pour partir à la guerre : la défense du peuple. Ce fil rouge, sanguin, intuitif, passionnel, serait donc d’offrir son infatigable capacité de travail et sa science du jeu à certains supporters au destin injuste. Parce que les habitants de Bilbao méritent autant de titres que les habitants de Madrid et Barcelone. Et parce que les Marseillais méritent aussi d’exister, même à côté de l’ambition internationale de ce PSG. Entreprendre des combats perdus d’avance, voilà ce que serait le credo de Bielsa ?

Super Marcel

Dans un autre discours, avec sa façon si particulière de souffrir chaque mot, il raisonnait ainsi : « Le football ressemble de moins en moins au supporter, et de plus en plus à l’homme d’affaires. Beenhakker a dit : les hommes d’affaires qui rachètent le football pensent que les supporters sont assimilables aux 30 000 employés qui travaillent pour eux. Sauf que l’employé travaille, et le supporter ressent. » José Mourinho aime souffrir pour ses hommes, ou plutôt orchestrer une souffrance médiatique pour les protéger. Au contraire, Marcelo Bielsa, lui, souffre à l’intérieur. Jusque-là, il souffre même trop pour espérer réaliser ce qu’ont fait Guardiola, Mourinho ou Simeone, à savoir construire une équipe avec une identité qui lui est propre, mais aussi réussir à gagner de nombreux trophées à long terme. « Je vois clairement que je ne peux pas tenir la comparaison avec eux » , disait-il cette saison à propos de Guardiola et Simeone. Mais que Marseille remporte des trophées dans un futur proche ou non, battre ce soir le Paris Saint-Germain d’Ibrahimović et Pastore dans ce nouveau Vélodrome serait un succès majeur.

Une petite victoire au nom d’une certaine idée de ce qui est juste, au nom des gens pour qui Bielsa travaille, comme il l’a rappelé en conférence de presse lorsqu’on lui a demandé ce qu’il attendait du public marseillais : « Envers le public, nous avons des devoirs, jamais des droits. Je me demande seulement ce que nous devons offrir, et pas l’inverse. Parce que nos droits sont amplement et suffisamment récompensés. Il est donc temps que nous exprimions nos obligations, pas que nous réclamions nos droits. » Voilà l’histoire d’un homme qui refuse son sourire à la sphère publique, mais qui donne sa vie – c’est-à-dire « ses pensées et ses sentiments » – pour produire chez des supporters inconnus des émotions, avec pour seul luxe cette pauvre petite bouteille d’un demi-litre de Cristaline qui le soulage de cette lourde tâche tous les vendredis en salle de presse.

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