- Euro 2016
- Bilan du 1er tour
Manuel Veth : « Le pire tournoi en matière de hooliganisme depuis 1998 »
Ça y est, les Russes sont partis. L’occasion de faire le bilan avec un peu de recul sur les événements de Marseille, les racines et les motivations du hooliganisme russe, avec Manuel Veth, spécialiste de la question.
Avant le début de l’Euro, une carte circulait sur Twitter et expliquait comment les groupes ultras moscovites allaient se répartir la France, tu peux nous expliquer ?Les ultras des grands clubs de Moscou se sont mis d’accord pour se partager le territoire français, en l’occurrence ceux du Lokomotiv, du Spartak et du CSKA. Ils ont pris chacun une zone. Le Lokomotiv par exemple avait tout le Sud-Est. Et puis il y a une zone libre dans laquelle sont Bordeaux et Toulouse, dans laquelle tout le monde peut aller.
Comment ça s’est organisé ?Ils ont organisé ça avant le tournoi, sur des forums essentiellement. Pas besoin de se voir en personne, il y a des forums d’ultras sur lesquels ils se donnent rendez-vous. Ils postent juste ce qu’ils vont faire. Ça marche comme transfermarkt où tu parles de transferts. Eux, ils coordonnent leurs actions à venir sur ces sites, où ils vont se retrouver, où ils vont se battre, etc. Il y a en a plein sur Google, tu suis ultrazone sur Twitter, c’est très facile à trouver. Ces forums ne sont pas cachés.
Tu penses que la police française n’a pas assez surveillé en amont, qu’il y a eu des failles dans la sécurité ?Si la police française a surveillé ses forums, elle devait savoir ce qui allait se passer, ce sont des infos qui sont très faciles à trouver. Je ne crois pas que cela soit juste de mettre cela sur le compte de l’incompétence de la police française, je pense qu’ils ont surveillé ces forums. Je pense en revanche que la task force a sous-estimé l’ampleur du problème, ils n’ont pas réalisé que Marseille était une boîte de Pandore, une cocotte minute. Il y avait une réunion de facteurs explosifs réunis ensemble : les ultras locaux, les jeunes des quartiers, les fans anglais et les Russes, c’était un cocktail compliqué qui a sans doute été sous-estimé. Mais peut-être qu’il était juste impossible de faire mieux, de solutionner ce problème. À un degré moindre, il s’est passé la même chose à Lille. La différence, c’est peut-être aussi que les locaux n’ont pas provoqué et ne sont pas intervenus à Lille.
À l’heure du premier bilan, on peut tout de même dire qu’il y a eu des failles, non ?Sans doute. Pour moi, c’est le pire tournoi en matière de hooliganisme depuis 1998, la Coupe du monde en France. Depuis 1998, je n’avais jamais vu autant de troubles. Bien sûr, à chaque fois, il y avait quelques échauffourées, mais rien de comparable au port de Marseille. Pas à ce point. C’est difficile de donner avec certitude une raison exacte, mais je pense que la sécurité a sous-estimé ce qui pouvait se passer.
Les médias russes ont été plutôt indulgents avec leurs fans. Comment tu l’expliques ?Le fait que les médias n’aient pas critiqué les fans, c’est typiquement russe. Je m’en suis rendu compte car, quand je vivais en Russie, je faisais partie d’une association qui combattait le racisme dans le football russe. Et la chose que j’ai remarquée, c’est que les médias savent que le problème existe, mais ils ne veulent pas le reconnaître devant les étrangers. Généralement, ils font l’autruche, ou ils disent « regardez à l’ouest vous avez les mêmes problèmes » . Ils essayent de donner une meilleure image du pays que ce qu’elle n’est réellement. Et ils ignorent les critiques, refusent de s’y confronter. C’est la méthode russe typique, héritée de l’URSS, qui est de nier et d’évacuer le problème.
Il y a chez eux ce sentiment que le monde entier est contre eux ?Oui, un peu. Je crois que c’est vrai cependant que l’Occident a une vision parfois déformée de la Russie et du coup, on a tout mis sur le dos des Russes, la presse anglaise surtout qui a été hallucinante, à part le Guardian. Elle a sciemment ignoré que les fans anglais, en fait, avaient allumé la mèche. Et qu’ils étaient au moins responsables à 50%. La presse anglaise parlait des pauvres Anglais… Les fans anglais étaient tout sauf innocents. Les medias anglais ont été très bons pour rejeter la faute intégralement sur les Russes. Les Anglais ont en ce sens une mentalité comparable à celles des Russes, dans le sens où ça n’est jamais de leur faute. Mais bien sûr, la Russie a aussi cette croyance que le monde entier est contre elle. Le sentiment, c’est pauvre Mother Russia, on doit restés soudés, ensemble, en ligne derrière notre drapeau pour faire face au monde qui nous attaque, les médias occidentaux en l’occurrence. C’est un problème de mentalité.
Au-delà de ça, y a-t-il une fierté chez certains Russes d’avoir vaincu un pays « ennemi » ? Je ne pense pas qu’il y ait une fierté généralisée d’avoir « rossé » les Anglais, mais oui, une frange de la population représentée politiquement par Lebedev a sans doute été flattée. Lebedev est un mec très bizarre. Il est d’origine juive et est à la tête d’un parti anti-sioniste et antisémite. C’est ça, son background. Il a dit qu’il était fier que les fans défendent la mère patrie. Il a été critiqué même en Russie. Il a répondu en disant qu’il serait toujours fier des patriotes russes, etc. C’est un personnage, et il faut dire que cette déclaration représentait bien sûr une minorité, mais une minorité qui existe, qui est 100% d’accord avec Lebedev.
Et les hooligans de Marseille, ils sont proches de Lebedev ?Oh oui, les hooligans que tu as vus à Marseille sont tous proches de ses idées, ce sont tous des types d’extrême droite, aucun doute là-dessus. Les leaders des groupes de supporters sont tous d’extrême droite et ce sont eux qui contrôlent les stades en Russie. J’étais en Russie en octobre et en novembre. J’ai assisté à des tournois organisés par des ultras de gauche, mais 99% des ultras russes sont associés aux idéologies de droite voire d’extrême droite la plupart du temps. De tous les clubs, le Lokomotiv a eu des supporters de gauche qui dominaient dans le stade au début des années 2000, mais depuis plus de 10 ans, c’est l’extrême droite qui domine.
Le fait que les firms des grands clubs moscovites s’allient, cela arrive souvent ? J’étais à Moscou en 2010 lors des émeutes des ultras, et c’était sans doute une des choses les plus moches que j’ai vues dans ma vie. C’était sans doute la première fois qu’ils s’étaient alliés. 5000 ultras d’extrême droite étaient venus au Kremlin. À cette époque, tous les hooligans des clubs de Moscou se sont unis pour faire face à ce qu’ils désignaient comme un ennemi commun, une cause commune, dans ce cas les gens d’origine caucasienne. Ils sont allés défoncer des personnes originaires du Caucase, car quelques jours auparavant, un fan du Spartak avait été poignardé à un arrêt de bus par un Caucasien. Mais Russia United, c’est un peu un fantasme ou une réalité éphémère car pendant l’année, les firms du Lokomotiv, du Spartak et du CSKA se battent, s’affrontent. Ça leur arrive donc ponctuellement de s’unir comme lors des émeutes de 2010, ou quand la Russie dispute un grand tournoi. Ils font cause commune, pour ce qu’ils considèrent comme le bien du peuple russe.
Pourquoi avoir visé l’Angleterre en particulier ?L’attaque contre les Anglais était prévue de longue date, depuis qu’ils ont su qu’ils les affrontaient à Marseille en fait. Depuis le début, les Anglais étaient visés. Parce que l’origine du mouvement hooligan russe vient d’Angleterre. Ils ont tout appris des Anglais. Je faisais récemment partie d’un panel de la BBC, et il y avait Cass Pennant, l’ancien hooligan anglais hyper connu. Il m’a dit qu’en 2004, il avait rencontré des hooligans russes, qui étaient venus le rencontrer. Ils lui ont dit qu’ils avaient tout appris de lui, de la vie des hooligans anglais. Ils ont recopié ce modèle, et ils ont voulu prouver au monde qu’ils étaient de meilleurs hooligans que les hooligans originaux.
Ces hools russes ont marqué les esprits par leur manière d’agir, quasi militaire. Certains ont fait partie de l’armée ?En Russie, le service militaire est obligatoire, donc forcément tous ces mecs ont reçu à un moment ou à un autre une formation militaire. Ils sont très organisés, c’est un des éléments constitutifs de ces groupes. Après, sur leur formation militaire, il y a pas mal de fantasmes qui circulent. Certains articles disaient même que Poutine en personne avait envoyé ces hooligans en France pour qu’ils y mettent le boxon, c’est un non-sens absolu ! Pourquoi Poutine aurait fait cela ?
Penses-tu que les événements de Marseille auraient pu survenir en Russie ? Y a-t-il des craintes pour la Coupe du monde 2018 ?Cela ne serait jamais arrivé en Russie. Ça, au moins, je peux le garantir. Je n’ai aucun doute là-dessus. J’irai même plus loin : il n’y aura aucun problème de ce niveau-là, même mineur, en 2018. Tu sais, les autorités russes sont extrêmement efficaces, peut-être les meilleures du monde, quand il s’agit de sécuriser des grands événements. Je suis en fait absolument certain que rien ne se passera niveau hooliganisme en 2018. Je pense qu’ils arrêteront tous les potentiels fauteurs de trouble avant la compétition, en utilisant la loi anti-terroriste, et qu’ils les mettront en détention pendant 30 jours. Il est possible qu’avant le début de la compétition, ils ne s’embarrassent pas. C’est même probable qu’ils fassent un coup de filet sur les leaders des groupes ultras, et hop ça sera terminé. Ils veulent être sûrs que le tournoi soit safe, donc il y aura sans doute auparavant des sortes de sommation, de réunions d’avertissement du genre : « Si vous vous comportez mal, les gars, on n’hésitera pas à vous mettre au trou. » Peut-être qu’ils laisseront passer les batailles rangées hors de la ville comme ils font actuellement, mais je ne vois vraiment pas les autorités faire cela. Le but du tournoi, c’est de projeter une image positive de la Russie. C’est pourquoi le pays a voulu cette Coupe du monde, et les autorités ne voudront, à aucun prix, projeter cette image de violence. Ils seront en contrôle total de leur territoire et ont un arsenal de moyens légaux pour arrêter les hooligans.
Donc ils sont fichés par les autorités russes ?Ils ont des listes. Les hooligans sont fichés, comme en Allemange ou en Angleterre. C’est pareil en Russie. Ils ont des fichiers, ils peuvent prononcer des interdictions de stade, arrêter des gens, etc.
Pourquoi la police française n’a pas pu arrêter ces hommes ?J’ai entendu que les hooligans russes sont venus depuis la Suisse, ce qui a rendu leur fichage plus difficile. Selon mes sources, les autorités russes ont fourni aux Français une liste de supporters dangereux. Elles ont partagé leurs informations. Mais ces supporters sont venus par leur propres moyens, en n’arrivant souvent pas directement en France, ce qui a rendu leur suivi difficile. Il y a aussi des gens qui ont fait des allers-retours dans la journée, ont pris un taxi en sortant du stade et sont allés à l’aéroport de Nice directement. C’est pour cela qu’ils étaient impossibles à arrêter finalement. Ils sont arrivés le jour du match et sont repartis immédiatement, pour beaucoup.
Donc ce sont des ultras qui sont plutôt à l’aise financièrement.La plupart des hooligans que tu as vu en France sont des gens qui ont un peu d’argent. 90% des ultras russes qui vont aux matchs de championnat à Moscou n’ont pas les moyens de faire un aller-retour en France comme ça. Les gens qui ont voyagé étaient soit les leaders des groupes ultras, soit des membres de ces groupes qui font partie de la classe moyenne. C’est quelque chose qu’il faut bien comprendre concernant le hooliganisme russe et le hooliganisme en général d’ailleurs : les mecs ne font pas forcément partie de la working class comme avant. J’ai vu des ultras qui viennent de tout milieu social, même des cols blancs. Être un hooligan, c’est un exutoire pour eux.
Leur motivation n’est donc pas forcément politique ?Non ! J’ai parlé à des hooligans russes, je leur ai demandé pourquoi ils faisaient cela. Ils m’ont dit parce que c’est marrant, c’est comme rejoindre un club de boxe, ou un club de MMA, un fight club quoi, ça sert de défouloir émotionnel. Il y a bien sûr certains leaders qui sont politisés, très à droite. Mais les membres lambda des firms ne les rejoignent pas pour des critères politiques, ils y vont pour se battre, pour se défouler. Ils rejoignent un groupe qui a un certain positionnement idéologique, et à l’intérieur de ce groupe, ils suivent cette idéologie, mais ils ne rejoignent que rarement les firms pour des questions politiques.
Tu disais aussi que le pouvoir russe contient le problème sur son territoire, mais ne l’attaque pas frontalement ?Le pouvoir russe n’estime pas important de régler ce problème durablement. Il n’en a pas l’appétit politique, disons. La manière dont fonctionne la démocratie de Poutine est similaire à l’Italie de Berlusconi par exemple. C’est extrêmement populiste. L’objectif pour lui, c’est d’avoir le taux d’approbation possible, et pour y parvenir, il faut réussir à attirer, à aspirer chaque groupe politique, chaque idéologie. C’est une réalité en Russie aujourd’hui, il y a beaucoup de gens très nationalistes, très à droite, et certains groupes ultras incarnent cette mouvance. Donc Poutine se garde bien de résoudre le problème, de trop les critiquer. Un moyen de s’assurer les votes de cette frange très à droite, c’est de ne pas trop condamner publiquement ceux qui la représentent. Et Vladimir Poutine est un maître dans cet exercice, de capter l’électorat et de le rassembler derrière lui. Et il ne faut pas oublier que malgré ces dérives autoritaires, la Russie est une démocratie, une démocratie dans laquelle la popularité du chef de l’État, et son taux d’approbation par la population, est essentielle.
Propos recueillis par Arthur Jeanne