- Disparition de Manu Dibango
Manu Dibango, Saxo indomptable…
L’immense musicien camerounais Manu Dibango nous a quittés ce matin à 86 ans. Victime du Covid-19, « Papa Manu » nous laisse une œuvre afro-beat considérable, le souvenir de concerts torrides mémorables et des incursions foot devenues légendaires...
Foot, musique, Unité africaine…
Producteur et ami de longue date de Manu, Yves Bigot retrace son arrivée en France : « Manu a débarqué en France en 1949, et à l’époque, parmi les étudiants africains, beaucoup allaient vers le football. Manu a toujours baigné dans cette ambiance foot, mais c’est vers la musique qu’il s’est orienté. » Deux compatriotes camerounais, venus eux aussi étudier en France, deviendront en effet de fameux footballeurs : Eugène N’Jo Léa (Saint-Étienne) et Zacharie Noah (Sedan), père de Yannick, tous deux devenus amis du grand Dibango… « Devenu musicien, c’est pourtant le football qui va jouer un rôle considérable dans le destin de Manu » , poursuit Yves Bigot. En juillet 1964, il compose ainsi « Flottez drapeaux sur Yaoundé », l’hymne de la Coupe des Tropiques, un grand tournoi de foot africain organisé et remporté par le Cameroun (2-1 face à la RDC). Dans l’exaltation des indépendances africaines, le « Négropolitain » Manu Dibango avait bien saisi le rôle fédérateur du football dans un Continent noir engagé également dans sa quête de réappropriation culturelle : « Quand il n’y a pas de foot, chacun retourne à son ethnie. Ce sont des mosaïques en Afrique. Il faut d’abord qu’on se décolonise mentalement. La culture arrivera ensuite. »
Son second grand rendez-vous avec le football est le fruit d’une initiative personnelle ! À l’occasion de la CAN 1972 organisée par le Cameroun, Manu s’en va voir le ministre des Sports du pays pour lui proposer de composer l’hymne officiel de cette édition. Manu étant devenu grand artiste africain reconnu en France (il accompagne Nino Ferrer au piano et saxo), le ministre accepte. Il lui file un million de francs CFA pour un single qui sera distribué gratuitement aux supporters des Lions indomptables. Manu compose fiévreusement l’hymne de la CAN 72, sorte de marche militaire enjouée, mais pas géniale. Et voilà pour la face A ! Problème : que mettre en face B de ce 45 tours ? « Manu avait un vieux titre qui lui trottait dans la tête, mais dont il ne savait pas quoi faire et qu’il ne pouvait inclure dans un album, raconte Yves Bigot. En référence au style musical camerounais le Makossa, Manu psalmodiait les paroles « Mamako Mamassa » qui ne voulaient rien dire ! »
Le titre s’appellera « Soul Makossa », en référence à la soul triomphante des années James Brown. Au ministère des Sports, le comité de la CAN apprécie l’hymne de la face A, mais se tord le nez à l’écoute de « Soul Makossa » sur l’autre face. Mais l’ensemble est validé, et le 45 tours vinyle est donc distribué gratos avant la compète. Sauf que… Après avoir fini en tête de leur groupe dans cette CAN à 8 nations participantes, les Lions indomptables se font éliminer en demies le 2 mars par le Congo, 1-0 à Yaoundé ! Malgré la superbe troisième place décrochée face au grand Zaïre (5-2) et la victoire finale du Congo, tombeur du Cameroun, les supporters camerounais sont furax et, pris de fureur, ils brisent les disques de l’hymne de la CAN que le bon Manu avait concocté. « Comme on a perdu la Coupe, personne ne voulait plus entendre parler de ça. Ni la face A, ni la face B » , racontera-t-il à TV5 Monde… « Soul Makossa » va miraculeusement survivre grâce à l’opiniâtreté de son créateur qui le fait figurer comme single (avec le torride « Lily » en face B) et comme titre de son album éponyme Soul Makossa enregistré à Paris et sorti cette même année 1972… Avec 50 000 exemplaires vendus, le single marche pas mal en France.
Mamako-mamassa-mamakossa !
Mais la suite va être plus grandiose, narre Yves Bigot : « À l’époque, aux États-Unis, les Noirs américains, encouragés par le succès de leur musique et de la Blackploitation, se sont tournés vers d’autres cultures noires, africaines notamment. Des producteurs musicaux américains ont débarqué à Paris et ont repéré l’albumSoul Makossa. Des Dee-Jays new-yorkais font tourner le single qui devient un must. Sur ce, Ahmet Ertegün, légendaire PDG d’Atlantic Records, signe Manu et le fait tourner aux USA. À ce moment-là, il cachetonnait à la Vieille-Grille, un petit cabaret parisien… Et là, mon Manu se retrouve à jouer à l’Apollo de New York où il rencontre les Temptations et Aretha Franklin ! On n’imagine pas la carrière d’un single fracassé sur un trottoir de Yaoundé… » En 1973, « Soul Makossa », qui mixe en 4’30 jazz-funk, afro beat et proto-disco, atteindra la 21e place au Billboard Hot 100. Le morceau samplé sans autorisation par Michael Jackson sur le méga hit « Wanna Be Starting Something » sur son album Thriller sorti en 1982 poussera Manu Dibango à l’attaquer en justice. Ils trouveront finalement un accord financier pour « emprunt » non déclaré. En 2009, Manu attaquera à nouveau en justice Michael et Rihanna, car MJ l’avait autorisé à utiliser « Wanna Be Startin’ Somethin' » sur le titre « Don’t Stop The Music », qui reprenait le thème de « Soul Makossa ». Là aussi, un accord financier soldera le procès en faveur de l’artiste camerounais…
Le Makossa popularisé par Manu Dibango connaîtra un autre moment de gloire le 14 juin 1990 lors du match Cameroun-Roumanie lors du Mondial en Italie. En allant célébrer son but autour du poteau de corner, ce bon vieux Roger Milla s’offrira quelques déhanchements qui feront le tour du monde. Fier et jaloux de sa célébration chaloupée, Roger confiera à l’AFP en mai 2010 qu’elle « n’était pas un Makossa, mais la Milla-danse ! C’est un mélange de plusieurs danses camerounaises, pas seulement du Makossa » . Il se raconte que Manu Dibango a participé à l’enregistrement de l’album de Roger Milla, Saga Africa (1991)… Les deux héros seront opportunément, mais justement désignés en 2000 « Camerounais du siècle » par le président Biya.
Papagroove (surnom de Manu Dibango) s’est encore une fois impliqué dans le move Foot & Music à l’occasion de la Coupe du monde 1994. Sous le nom d’un projet collectif baptisé MC Lions (dont Pablo Master), il a composé les deux titres du CD « Fous, fous de foot » . Un hymne de supporters pour encourager les Lions indomptables au Mondial US 1994. Manu s’était lié d’amitié avec Joseph-Antoine Bell. Hélas ! Ni le single ni le Cameroun ne brilleront en cette année… Fort comme le lion et l’éléphant (son deuxième prénom N’Djoké signifie « éléphant » en dialecte camerounais), Papa Manu continuera d’ambiancer la vie sur toutes les scènes du monde. Son rire soprano nous manquera…
Par Chérif Ghemmour