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Manthiqueira, un petit bout de Pays-Bas au Brésil

Par Thomas Goubin, à Guaratinguetá
10 minutes
Manthiqueira, un petit bout de Pays-Bas au Brésil

Football total au Brésil. Créé par un ex-militaire, le club de Manthiqueira (État de São Paulo) a pour ambition de jouer comme les Pays-Bas de Rinus Michels. Ce n'est pas la seule particularité de cette équipe de quatrième division : son entraîneur est une femme, et les joueurs doivent appliquer un règlement aussi strict et iconoclaste que les principes du Dogme de Van Trier and co. Visite dans les installations orangées de Manthiqueira.

Nilmara est grande, plutôt athlétique, porte deux grandes boucles d’oreilles, et a fait de ses longs cheveux une immense queue de cheval, comme l’affectionnent beaucoup de sportives. Pendant les deux heures d’entraînement de l’Academia Desportiva Manthiqueira de Guaratinguetá, club de D4, l’ultime étage du foot professionnel de l’État de São Paulo, elle observe plus qu’elle ne dirige sur le long de la ligne de touche. Nilmara, 32 ans, dirige en sourdine. Mais aussi discrète soit-elle, la coach en jogging a conduit à braquer les projecteurs sur son modeste employeur il y a trois ans. Elle devient alors la première femme à entraîner un club pro de l’État de São Paulo, une région grande comme une moitié du territoire français. De quoi créer l’évènement et surprendre les citoyens de Guaratinguetá, ville plutôt prospère qui a su faire son beurre sur une localisation plutôt avantageuse, entre São Paulo, le poumon économique du Brésil, et Rio, sa capitale touristique. « Au début, les gens n’étaient même pas contre qu’on mise sur une femme, ils ne voulaient tout simplement pas le croire, assure Damaceno Fidéis Da Silva, vice-président du Manthiqueira. Certains venaient même au stade pour constater de leurs propres yeux qu’une femme était entraîneur. » Dans l’histoire du football brésilien, il n’aurait existé qu’un seul précédent quand, au début des années 2000, Cláudia Malheiro s’assoit sur le banc de l’Andirá-AC, club d’Acre, un état perdu au nord-ouest du Brésil. « Lors des premiers matchs, les supporters adverses pouvaient me dire que je ferais mieux de rester à la cuisine, mais finalement j’ai été assez rapidement acceptée » , assure la Helena Costa ou Corinne Diacre brésilienne, dans le modeste réfectoire du club, tout en chaises et tables en plastique.

Attraction, voire bête curieuse, Nilmara n’est pourtant que l’un des éléments qui fait de l’Academia Desportiva Manthiqueira un club qui ne fait rien comme les autres. Ou plutôt, qui fait tout comme l’aime Geraldo Margélo de Oliveira, dit « Dado » , son président. Physique ascétique, chemise blanche à discrètes rayures rentrée dans un pantalon en toile, Dado, 53 ans, est le bienfaiteur d’un club créé en 2005, mais qui existe dans sa forme actuelle depuis seulement trois ans. Cet ex-sergent de l’armée de l’air reçoit au sein d’une vaste bâtisse entièrement peinte en orange. La même couleur qui s’affiche sur le maillot des joueurs. Plus qu’un choix chromatique, il s’agit d’un hommage : Dado vénère le football hollandais. Une passion née exactement le 3 juillet 1974, quand les Pays-Bas dominent la Seleção et se qualifient ainsi pour la finale de la Coupe du monde : « Ce fut une souffrance, car je pensais que le Brésil allait l’emporter, explique Dado, assis dans son bureau, mais j’ai alors commencé à tout vouloir savoir sur Neeskens, Resenbrink et Cruyff, et je me suis rendu compte que j’étais victime d’une sorte de syndrome de Stockholm : aimer les gens qui t’ont fait souffrir. » Pris en otage par sa passion, ce militaire de 53 ans « à la retraite » , a mis son équipe aux ordres de sa passion batave, au point d’exiger que le 4-3-3 soit son schéma unique. « Il y a tout de même des variations pendant un match » , assure Nilmara, comme pour revendiquer une marge de manœuvre. Le dogme semble toutefois parfois l’emporter sur le pragmatisme. Le président se réjouit ainsi de disposer d’un joueur « grand et volontaire comme Neeskens. » « Lui, il peut jouer où il veut, explique Dado, il dispose d’une liberté totale de placement et est toujours titulaire. » Le Neeskens de quatrième division brésilienne se nomme Jefferson Pinda. Il a 24 ans, un tatouage en appelant à Jésus sur le cou, les cheveux rasés sur les côtés et pointés au gel sur le sommet de son crâne. « Dado nous a montrés des vidéos de la Hollande 1974, explique t-il, il nous a convaincus de jouer ce style, comment ça s’appelle déjà ? Ah oui, le carrousel hollandais (nda : équivalent de notre orange mécanique). On joue un football total, reprend le président, on interchange les positions, les défenseurs ont des responsabilités offensives, et vice-versa. » Sur le logo du club, bordé de orange, Dado a fait figurer le nom de « Rinus » . Hommage de l’ex-sergent au général hollandais.

De Kant aux sept commandements

Dans une quatrième division brésilienne où l’on joue plutôt dur, Manthiqueira fait figure d’exception culturelle. Pas seulement pour son style néerlandais ou parce qu’une femme est son entraîneur, mais aussi car l’idéaliste Dado veut faire de son club un modèle de fair-play. Dans son bureau, entre le logo de Manthiqueira et une affiche présentant un cheval, symbole du club, qui porte évidemment un maillot orange, se trouvent les sept commandements de l’institution. Plus exactement, son « code de conduite » , énoncé sur un fond de page en simili-papyrus. Premier principe non négociable : « Il est interdit de simuler des fautes, de contester les décisions arbitrales, et l’athlète doit avertir l’arbitre quand il a commis une faute. » Exemple concret : un joueur doit signaler à l’homme en noir son erreur s’il siffle un pénalty injuste en sa faveur. Est-ce déjà arrivé ? « Non, répond Dado, mais si un joueur n’applique pas ces principes, il ne continue pas avec nous. On n’a jamais viré un joueur du jour au lendemain, poursuit-il, mais quand on se rend compte qu’un élément n’est pas capable de suivre nos principes, on ne renouvelle pas le contrat. » Président pas comme les autres, Dado était aussi un militaire à part. Il a ainsi suivi une formation philosophique pendant ses années passées dans l’armée de l’air. Ce natif de Guaratinguetá et fils d’exploitants agricoles apprécie particulièrement les pensées de Kant, Rousseau, et Aristote. « Notre code de conduite est inspiré d’un principe kantien : comporte-toi avec les autres comme tu aimerais qu’ils se comportent avec toi. On ne cherche pas à tirer profit d’une tricherie. » Mais ne pas chercher la faute, ne pas s’en prendre à l’arbitre, ne porte-t-il pas préjudice, au final, aux ambitions de l’Academia Desportiva Manthiqueira ? « Pas du tout, assure le défenseur central Rocha, monolithe de 34 ans, qui a réalisé une bonne partie de sa carrière sur les terrains de deuxième division brésilienne, de toute façon, on recrute des joueurs techniques pour jouer un bon football, en plus aujourd’hui, le football est de plus en plus correct. Pour moi, appliquer ces principes, c’est simplement être en avance sur son temps. » « Au début, ça peut être compliqué de changer ses habitudes, reconnaît Jefferson « Neeskens » Pinda, mais au final, c’est agréable de jouer ce genre de football. » Selon Bruno, journaliste couvrant tous les matchs de Manthiqueira pour une radio locale, il n’existe pas de hiatus entre les principes édictés et leur application les jours de match.

L’ex-sergent Margelo, son nom de guerre, passe l’ensemble de ses journées sur les 35 000 m2 d’installations du Manthiqueira sis dans un cadre champêtre : une rizière immergée d’un côté, des vaches de l’autre, au loin une chaîne de montagne qui cisaille un ciel bleu. Cette semaine de retour à l’entraînement, après la pause provoquée par la tenue du Mondial, la chaleur est plutôt sèche et on entend les oiseaux chanter. Quand il fait visiter les installations du club, Dado, qui anime aussi un 7h-9h d’informations générales sur une radio locale, a autant des airs de bâtisseur satisfait que de responsable d’une communauté philanthropique. D’un ton de pédagogue un brin exalté, il assure financer le club sur ses économies, en montrant le fond de ses poches plutôt vides. En 2010, le président a claqué 200 000 euros, le prix d’entrée pour intégrer une division professionnelle dans l’État de São Paulo et donner un deuxième club à cette ville d’une centaine de milliers d’habitants. Il est question d’un heureux placement foncier qui a permis au président de toucher le jackpot de manière inattendue. Dado investit aussi chaque mois une partie de sa pension de militaire. Toujours réserviste, il peut encore être appelé en cas de conflit, mais le Brésil n’est pas du genre belliqueux, et Dado n’a jamais combattu lors de sa carrière martiale. « Après avoir servi 30 ans dans l’armée, on fait ce que l’on aime » , indique le vice-président Damaceno, peau noire et moustache grise, qui était lui aussi sergent.

Danse et prière interdite, mais liberté totale pour le footballeur artiste

Quatre ans après l’investissement de départ, les installations orangées de Manthiqueira n’ont rien de luxueuse, mais elles portent beau pour un club de ce niveau. À Manthiqueira, comme dans le reste des clubs du quatrième sous-sol du football de l’État de São Paulo, les joueurs gagnent peu – aux environs d’un salaire minimum (240 euros). Mais à la différence de la concurrence, Dado s’efforce à ce que ses joueurs soient nourris, dans la cantine du club, et la plupart sont logés, même s’il s’agit de modestes lits superposés. Les jeunes footballeurs – seuls trois joueurs de plus de 24 ans sont autorisés dans les clubs de D4 – peuvent aussi bénéficier de soins. Un médecin et un dentiste, amis de Dado, viennent s’occuper de la santé des jeunes hommes, parmi lesquels se trouve Carlo, qui a passé plusieurs saisons en Europe : à Naples, où il dit s’être entraîné avec Lavezzi et Cavani, à Wolfsburg, avant d’échouer au Sturm Graz. Il espère retrouver « le plus rapidement possible l’Europe » . « Manthiqueira est une bonne vitrine pour ces joueurs, car on parle beaucoup de notre club » , assure Dado, qui avait toutefois été surpris par la dimension de l’impact produit par la nomination de Nilmara. Le président connaît la jeune femme depuis 2005, quand elle est venue effectuer son stage de préparatrice physique à l’Academia Desportiva Manthiqueira. Depuis, Nilmara a passé ses diplômes d’entraîneur et a monté petit à petit les échelons du club.

Entre les deux entraînements de la journée, les joueurs tuent le temps à l’extérieur de leur dortoir et la bonne humeur règne. Le plus doué de l’effectif est coiffé à la manière de Neymar, mais il ne peut célébrer ses buts comme son idole. C’est que l’inflexible Dado interdit à ses joueurs de danser pour fêter un but. Un autre des articles de son contrat social. « Je leur dis, si vous voulez être danseurs de ballet, allez-y, mais ici, c’est du football. Maintenant, des joueurs sont davantage préoccupés par la célébration du but que par le fait de marquer. » « Mon père est conservateur, lâche Mazola, le fils unique de Dado, il n’aime pas les tatouages que se font nombre de nos joueurs, mais il se retient. » À Manthiqueira, le footballeur brésilien est privé de deux de ses hobbys : la danse donc, mais aussi la prière collective. Dado interdit ainsi à ses joueurs de se réunir pour faire un Notre Père avant un match, comme cela est si commun à São Paulo ou Rio. « Le Brésil est un pays laïc, deux minutes de silence seront respectées dans le vestiaire où chaque athlète pourra prier selon sa croyance » , indique le code de conduite du club. Dado, lui, qui serait définitivement du genre à vouloir se démarquer de la masse, est panthéiste…

Les tables de la loi du président concernent ses joueurs, mais également son entraîneur. Nilmara ne peut ainsi « chanter des actions » . Autrement dit, indiquer au joueur quoi faire avec la balle. « Je peux orienter un joueur sur son placement, précise-t-elle, mais je ne vais pas lui dire dans quelle direction conduire son ballon. » Outre les Pays-Bas de 74, Dado est également un partisan du Brésil 82 de Telê Santana. « Le football est un art, estime-t-il, on doit laisser s’exprimer la créativité de l’artiste, ne pas interférer. » Des paroles qui peuvent surprendre dans la bouche d’un homme qui a servi pendant trente ans dans l’armée. « Mais la guerre est un art, comme l’a écrit Sun Tzu, répond l’ex-sergent, la discipline est une valeur que j’aime, mais elle n’est qu’une base pour pouvoir faire ce qu’on à faire indépendamment de qui nous observe, un principe aristotélicien. » S’il est idéaliste, voire utopiste, Dado n’a clairement rien d’un libertaire. Lors de l’entraînement matinal, deux ex-supérieurs viennent le visiter et se félicitent du « régime » imposé par le président. En matière de résultat, Manthiqueira espère monter à l’étage supérieur dès cette année. Le club s’est qualifié pour la deuxième phase du championnat. « On s’est renforcés pour monter » , assure Nilmara, qui s’amuse de voir certains de ses collègues « ne pas admettre » de perdre contre une femme. En ville, on ne la montre toutefois plus du doigt. Ce n’est pas forcément le cas de Dado. « Ici, je suis connu comme « le fou », assure-t-il, pour avoir nommé une femme, mais aussi pour avoir investi mon argent personnel dans ce club. Certains disent que le fou est un âne, d’autres disent qu’on peut être un fou avec de la chance, mais moi, j’écoute peu les gens, j’aime simplement ce que je fais. » Et ce que Dado aime faire, c’est de voir la vie en Oranje

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