Joseph Oughourlian, le résistant de l’ombre

De nature discrète, Joseph Oughourlian apparaît aux yeux du grand public le 17 février dernier au journal de 20 heures de France 2. En prime time, un extrait de l’émission Complément d’enquête dévoile pour la première fois une partie de la visioconférence explosive du conseil d’administration de la LFP. Dans cette réunion décisive du 14 juillet dernier sur l’attribution des droits TV de la Ligue 1, le président du RC Lens assène un premier coup en dénonçant le coût excessif de l’abonnement et en prédisant un « échec assuré ». Remonté et conscient de la gravité du moment, l’homme de 53 ans va plus loin en s’écharpant avec le tout-puissant Nasser al-Khelaïfi, président du Paris SG et de Bein Media Group : « Nasser, il faut que tu comprennes un concept qui visiblement vous échappe chez Bein, au PSG, ou aux deux, qui s’appelle le conflit d’intérêts. Moi, ça me dérange, t’as pris trois fois la parole. Tu intimides tout le monde ! » Cette prise de parole, qui n’avait pas vocation à être rendue publique, provoque un coup de projecteur soudain sur l’homme d’affaires d’origine libano-arménienne, un poil mal à l’aise face à cette surmédiatisation.

Qui veut gagner des millions… et le Millonarios

Arrière-petit-fils d’un premier vice-gouverneur de la Banque du Liban, rescapé du génocide arménien, Oughourlian a connu un parcours aussi prestigieux que classique, sans jamais pour autant rester dans les rangs. Camarade de promotion de l’actuelle tête pensante des Sang et Or à Sciences Po, l’ancien Premier ministre Édouard Philippe se souvient : « À l’époque, il était déjà plus intelligent que les autres. C’était un type très fort. Souvent, dans cette école, les meilleurs éléments sont ceux qui sont capables de synthétiser très vite et de répéter très bien ce que les autres ont écrit, ce qui est déjà difficile. Lui, il était plus original que ça. Il avait une pensée plus autonome, plus provocatrice et moins sensible aux effets de mode intellectuelle. » Après trois ans passés rue Saint-Guillaume, où il s’amusait bien plus à titiller les militants politiques en herbe aux connaissances bancales qu’à se tisser une sphère sociale, Oughourlian prend déjà tout le monde de court. Alors que tout l’amenait à préparer et réussir l’ENA, il termine sa formation à HEC, et entre dans un monde qui l’a toujours passionné : la finance.

Une maîtrise d’économie à la Sorbonne en poche, l’homme d’affaires enchaîne avec une aventure new-yorkaise pour la Société générale, avant d’étendre sa toile. Créateur du fonds activiste Amber Capital avant d’investir plus massivement en Europe, ce « battant, qui ne lâche rien et avance sans arrêt », selon Gervais Martel, son prédécesseur à la tête du RCL, guette la moindre opportunité d’investissement. Son intérêt pour le football, un sport qui ne l’avait pourtant jamais passionné avant, prend forme en 2015 quand il vole au secours du Millonarios FC, en Colombie, le pays d’origine de sa grand-mère. Une fonction qu’il délègue très rapidement à son associé Gustavo Serpa, encore aujourd’hui actionnaire majoritaire du club de Bogota via Amber, qui a depuis remporté deux championnats et une coupe de Colombie. Une première pierre posée dans le monde du football, puis une seconde un an plus tard, avec le rachat du RC Lens par l’intermédiaire de sa filiale Solférino. « J’ai eu des sollicitations de personnes qui étaient un peu dans l’exotique, et je les ai refusées à l’époque, j’ai défendu le dossier de Joseph, et j’ai bien fait », explique Martel.

Du sang, de l’or et des flammes

Quand il pose ses valises dans le Pas-de-Calais, Oughourlian tombe sur un club en lambeaux financièrement, fragilisé par le fiasco Mammadov et parti pour squatter la Ligue 2 un bon bout de temps. Sa première mission consiste à assainir les comptes des Sang et Or. Pour autant, notre financier n’oublie pas ce qu’est le nerf de la guerre dans le foot, quitte à saigner son porte-monnaie. « Il a payé de sa personne en mettant des dizaines de millions d’euros quand c’était nécessaire, notamment dans des transformations que les gens ne voient pas forcément, comme le maintien à haut niveau de la Gaillette », confie Martel, qui lui a cédé sa place de président en septembre 2017, un an après son arrivée.

En effet, lors de la saison de la remontée en Ligue 1, six millions d’euros sont claqués dans le mercato, puis 19 l’année suivante (avec les recrutements notables de Seko Fofana, Ignatius Ganago et Facundo Medina). Puis vient l’impensable avec une deuxième place de Ligue 1 et une campagne de Ligue des champions trois ans après. Une ascension dorée pour Oughourlian, qui, derrière son costume impeccable d’homme d’affaires, a su replacer Lens sur la carte, alors qu’il ne devait pas savoir le faire avant son arrivée dans l’Artois.

« Paradoxalement, pour quelqu’un qui habite à Londres, il est proche du club. Je me souviens des premières fois où il venait, il emmenait toute sa famille, ses enfants. Il était habillé en Sang et Or presque tout de suite », rembobine Gervais Martel, suivi dans les propos par Édouard Philippe : « Je l’ai vu se prendre de passion pour le club et ce qu’il représente. Il a une tendresse pour Lens qui est assez impressionnante. » Une tendresse que l’on retrouve un peu moins chez les supporters lensois, lassés par les départs successifs de joueurs cadres cet hiver (Brice Samba, Przemysław Frankowski, Kevin Danso et Abdukodir Khusanov) et par des résultats moins flamboyants. « On respecte énormément Joseph, mais on le considère aujourd’hui comme un pompier pyromane. Il est arrivé, il a éteint l’incendie, dégagé les braises, rebâtit la maison et là il fout le feu à la baraque », tance Pierre, un des responsables des Red Tigers.

Les riches puissants, ça le connaît

À Lens, un passage à vide suffit à ramener l’homme à sa réalité. « Il n’incarne en rien la ville de Lens », tranche le membre du célèbre groupe de supporters lensois de Bollaert, reprochant à Oughourlian, également actionnaire majoritaire de Calcio Padova, un club en Serie C italienne, de régulièrement outrepasser ses fonctions de président. « Le management et la gestion des ego, ce n’est pas dans ses cordes, surtout quand il y a une croissance si rapide. Quand il ose dire à Franck Haise (parti depuis à Nice, NDLR) comment jouer… Explique-nous plutôt comment gagner de l’argent, mais ne nous demande pas de jouer dans tel schéma tactique. » D’un côté, c’est très certainement ce tempérament qui lui a permis de faire son trou dans le monde des affaires.

Son principal fait d’armes, une longue campagne médiatique datant de 2020 pour fragiliser le PDG Arnaud Lagardère du groupe éponyme, lui reprochant une gestion opaque de l’entreprise et des abus de bien social. Une bataille qui aboutit à la démission de son ennemi (qui reprendra finalement son siège de PDG en avril 2024), mais surtout à une alliance avec le groupe Vivendi de Vincent Bolloré, aujourd’hui actionnaire majoritaire du groupe Lagardère. Ces péripéties permettent à Oughourlian de se consacrer pleinement à la gestion du poumon d’Amber Capital : le groupe de presse espagnol Prisa, propriétaire des quotidiens généraliste El País et sportif AS. La fibre football, décidément. « Joseph, c’est un businessman, un citoyen du monde. […] Mais ça ne l’empêche pas d’être très disponible et d’avoir des avis bien arrêtés », nuancent les Red Tigers à son propos.

Du temps, il en a accordé en siégeant au sein du conseil d’administration de la LFP durant près de deux ans. Mais encore une fois, Oughourlian n’a pas gardé sa langue dans sa poche en tirant à boulets rouges sur le système lorsqu’il a annoncé en septembre dernier ne pas repostuler pour sa fonction, à cinq jours seulement de l’élection du président de la Ligue : « Devant les contours politiques que prend cette élection présidentielle et par ricochet celle du CA, il est préférable, pour moi, de rester fidèle à mes convictions et à mes valeurs, dénonce le président du RC Lens. On nous parle de sabrer dans les coûts de la LFP sans même parler des émoluments lunaires de ses dirigeants… » Cette stature discrète de contre-pouvoir inspire le respect de l’actuel maire du Havre : « Joseph fait partie de ceux qui savent très bien comprendre ce qui est en train de se passer. Tout le monde ferait bien de l’écouter avant que ça se termine très mal, et je pense que ça se terminera très mal. » Même quand son navire tangue, les principaux concernés peinent à trop l’écorner : « On est fiers qu’il ait porté ses couilles d’attaquer frontalement Nasser. Pour prendre de telles positions, il faut en avoir dans le froc. » Comme quoi, pour réussir dans le foot comme dans la finance, il ne suffit pas de tenir les cordons de la bourse.