- Coupe du monde 2014
- 1/2 finale
- Pays-Bas/Argentine
Mais qui es-tu, le parcours chanceux ?
Opposés ce soir aux Pays-Bas, les Argentins ont bénéficié d'un tirage clément et de circonstances favorables pour se hisser en demi-finales. Tout comme leurs adversaires du soir, à un moindre degré. De quoi crier au parcours chanceux ?
Deux matchs. C’est ce qui sépare encore Lionel Messi et sa bande d’un succès éclatant. D’une victoire attendue par tout un pays depuis 1986 et le sacre de la bande à Maradona. Pourtant, à regarder le spectacle proposé par l’Albiceleste, l’ensemble est loin d’être étincelant. Un niveau de jeu poussif, des victoires à l’arraché, des adversaires de second rang. Rien de bien émoustillant. « Ils ont joué en poule des équipes de seconde division mondiale avant d’affronter la Suisse et la Belgique » , confirme Mécha Baždarević, ancien entraîneur de Sochaux et de Grenoble. En plus de ça, ils ont eu de la réussite, comme lorsqu’ils marquent à la dernière minute contre l’Iran ou quand la Suisse touche le poteau dans la prolongation. » Un parcours favorable qu’on a vu arriver de loin : les hommes d’Alejandro Sabella se sont vu attribuer le titre d’équipe la « mieux garnie » au tirage au sort par le prestigieux Guardian, selon une étude statistique bien précise. « On reconnaît un parcours chanceux quand la réussite et la facilité sont de notre côté, quand tout ce qui ne dépend pas de nous joue en notre faveur, explique le philosophe Gilles Vervisch. Cela admet un spectre de possibilités assez large, allant des décisions de l’arbitre aux poteaux et autres transversales. Sans même parler des tirs au but qui sont la manifestation sportive de la grande loterie… » À ce sujet, les Néerlandais ne sont pas les moins biens lotis. Sortis d’un groupe certes difficile, ils ont ensuite triomphé au courage du Mexique et du Costa Rica, deux équipes pas forcément attendues à ce niveau.
Chance au tirage
Ce n’est pas la première fois qu’un demi-finaliste mondial bénéficie d’un coup de pouce du destin. En 2006, l’Italie avait tiré l’Australie et l’Ukraine en huitièmes et en quarts, avant de s’imposer sur le tard. En 2010, l’Espagne s’était tirée du guêpier paraguayen grâce à un arbitre compatissant. Cette année, la France et le Brésil sont parvenus dans le money time sans affronter un adversaire référence. « On peut espérer aller loin avec de la chance, mais à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Jean-Paul Sartre nous explique qu’un obstacle, pour réellement être un obstacle, doit nous avoir poussés dans nos retranchements. Il faut sentir qu’on pouvait perdre pour finalement être fier de gagner » , tempère Gilles Vervisch, pas forcément d’accord avec Mécha Baždarević, qui se souvient avec émotion de sa plus belle épopée : « Avec Grenoble, on est allés en demi-finales de la Coupe de France 2009 contre Rennes. En quarts de finale, on fait l’exploit contre Monaco, mais jusque-là, notre parcours était vraiment très chanceux… On a affronté des petites équipes comme Raon l’Étape, l’Olympique Grande-Synthe ou Dijon, et à chaque fois, on ne méritait pas de passer, on se qualifiait aux pénaltys. En demi-finales, subitement, la chance nous a lâchés, on s’est mis à tout rater. » Vainqueur l’année suivante après avoir ferraillé contre Vesoul, Quevilly et Aubervilliers, Guillaume Hoarau ne voit pas de problèmes particuliers : « J’en garde un très bon souvenir. On n’a pas eu moins de mérite qu’un club qui aurait tapé tous les gros. Il y a de la pression à jouer contre les petits, ils sont super motivés et si tu te fais éliminer, tu es la risée du football français. Et puis, ce n’est jamais évident de jouer des matchs contre les petites équipes. Les matchs, faut les faire, et faut les gagner. Peu importe qui tu as tapé avant, le plus beau c’est d’aller au bout. Le tirage n’enlève rien au prestige. »
Gilbert Brisbois le jackpot
Faits de jeu favorables
Un peu quand même, mais Gilles Vervisch est prêt à faire des concessions : « Ce n’est pas le tout d’avoir des circonstances favorables, encore faut-il les saisir. Il faut distinguer la chance pure et dure de la réussite, intimement liée à l’idée de mérite. Celui qui a de la chance de faire un poteau rentrant a quand même le mérite d’avoir tiré. Comme le dit Pasteur, « la chance ne favorise que les esprits préparés. » » « Il faut se créer les opportunités, se donner la possibilité d’être chanceux » , renchérit Baždarević, pour qui Marcelo n’aurait jamais marqué contre son camp sans un centre croate bien tendu. Ainsi, certains paramètres comme le temps ou les décisions arbitrales ne dépendent pas des acteurs impuissants face à leur destin. En revanche, tout le reste est une question d’appréciation. « Le sentiment d’injustice n’est pas objectif. C’est une idée que l’on retrouve chez Hobbes : on appelle injuste ce qui ne nous profite pas et juste tout ce qui joue en notre faveur. Par exemple, une faute qui profite à l’adversaire, comme Schumacher en 82, va être un scandale. Une faute qui nous profite, au contraire, va s’appeler un fait de jeu » , explicite Gilles Vervisch, dans un clin d’œil à Guillaume Hoarau. Et Mécha Baždarević de conclure sur les faits de jeu : « Pour aller au bout, il faut de la chance, c’est obligé. Cela ne suffit pas à gagner, il faut mettre beaucoup de facteurs différents, mais la chance est un élément extrêmement important. Et je sais de quoi je parle, je n’en ai pas eu beaucoup dans ma carrière. Je ne suis pas Didier Deschamps (rires). »
Épreuve du conquérant
Plus que tout autre sport, le football reste ainsi ouvert aux questions du hasard et de la nécessité. « Surtout, la forme du tournoi, avec les matchs à élimination directe, accorde une part plus importante à la réussite qu’en temps normal » , poursuit Gilles Vervisch : « Le meilleur ne l’emporte pas toujours. Dans une saison normale, le champion l’emporte sur 35 matchs, dans la durée, il peut se permettre un accident de parcours. À la Coupe du monde, c’est impossible, il n’y a plus de marge de sécurité. On n’a jamais vu un 200e mondial gagner Wimbledon, mais on a vu la Grèce championne d’Europe en 2004. » Cependant, aussi fluctuantes que soient les lois du jeu, tout cul bordé de nouilles a une fin. « La chance qui dure est toujours suspecte » , disait l’écrivain espagnol Baltasar Gracian y Morales. Comprendre par là qu’aucune équipe ne peut indéfiniment profiter de la réussite ou espérer qu’un tirage au sort favorable face le travail à sa place. Le Brésil, châtié 7-1 par l’Allemagne hier soir, peut en témoigner. Paolo Coelho l’avait compris avant tout le monde : « Une quête commence toujours par la chance du débutant. Et s’achève toujours par l’épreuve du conquérant. » Une citation représentée par les propos de Gilles Vervisch, qui ose le parallèle avec le parcours de l’équipe de France. « La chance au tirage peut avantager, mais elle ne suffit pas au bout d’un certain stade. On l’a bien vu avec l’équipe de France : on arrive en quarts grâce à un calendrier favorable, mais dès que ça devient plus dur il n’y a plus personne. »
Par Christophe Gleizes et Victor van den Woldenberg