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Mais pourquoi il n’y a pas de paroles sur l’hymne espagnol ?
Comme la Bosnie-Herzégovine et Saint-Marin, l'Espagne n'a pas de paroles sur son hymne. Depuis près d'un siècle, aucune tentative n'a été officiellement validée. Mais le thème reste d'actualité.
Mardi 7 juin, peu avant 20h45. Tout le Coliseum Alfonso Pérez de Getafe se dresse comme un seul homme, après avoir eu la flemme de se lever pour l’hymne géorgien. Les premières notes de la Marcha Real font agiter les petits drapeaux distribués à l’entrée du stade et les 18 000 spectateurs chantent à gorge déployée : « Lo-lo-lo-lo lololololo. » Clairement, ça ne le fait pas. C’est même frustrant. Comment un hymne si rythmé, avec une mélodie qui reste aussi bien dans la tête, peut ne pas avoir de paroles ?
De Grenade à Madrid
Les origines exactes de « La Marcha Granadera » (ou « Marcha de Granaderos » ) restent floues. Il semblerait que la mélodie initiale remonte au XIIIe siècle, dans les « Cantigas de Santa Maria » écrites entre 1270 et 1284 sous le règne d’Alfonso X de Castille dit Le Sage. À partir de 1749, Fernando VI a voulu unifier et réglementer l’ensemble des « toques de guerra » , les mélodies qui retentissaient pour chaque corps armé lors des hommages au roi. Jusqu’à 1761, elle n’avait jamais été retranscrite sur papier. Manuel Espinosa de los Monteros s’en est chargé. Son nom est passé à la postérité, mais il n’en est pas l’auteur initial. Déclarée « Marcha de Honor » par le roi Carlos III le 3 septembre 1770, sa popularité est tellement grande qu’elle est restée sans paroles pendant plus de deux siècles. Le 3 février 1815, la marche est désormais dite « espagnole » et devient l’unique thème sonore en toutes circonstances lors des cérémonies d’hommage aux rois. À l’époque, l’important est aussi de ne plus utiliser les musiques françaises, dans un but d’union nationale.
La possibilité d’y ajouter une « letra » a régulièrement été remise au goût du jour. Il a même été question de carrément faire perdre à la Marcha son statut d’hymne. Ainsi le 4 septembre 1870, soit un siècle et un jour après la transformation de « Marcha de granaderos » en « Marcha de honor » , le général Prim lance un concours pour que le nouvel hymne colle davantage à l’image libérale et progressiste du pays. Échec cuisant. Non seulement pour la qualité des quelque 447 propositions (dont de nombreuses librement inspirées de la Marseillaise), mais aussi parce que le jury de compositeurs a tout simplement la trouille de rester dans l’histoire pour avoir commis le « crime » de changer cet emblème de la patrie. Il faut dire aussi que la Marcha Granadera a été l’un des symboles de l’unité espagnole lors de la guerre d’indépendance contre les troupes de Napoléon. L’infanterie de Grenade était la troupe qui défilait habituellement devant les rois au son de cette mélodie. Par conséquent, les Madrilènes et les gens de passage ont fini par identifier cette composition d’Espinosa à la royauté. Le 8 janvier 1871, la « Marcha Real » devient la « Marcha nacional » espagnole.
La version de Marquina
Avec la deuxième République, « El himno de Riego » , qui comporte des paroles, a remplacé la « Marcha real » , sans toutefois que cela soit fait de manière officielle. El himno de Riego avait déjà été l’hymne de la monarchie constitutionnelle (1820-1823) et de l’éphémère 1re République (1873-1874). Franco n’attend pas la fin de la guerre civile pour le « récupérer » dès 1937 dans la zone sous son contrôle. Régulièrement, la « Marcha granadera » est associée au franquisme, mais l’association est fallacieuse. Pour autant, le fascisme a tenté d’ajouter des paroles, antérieurement, lors de la dictature phalangiste de Primo de Rivera (1923-1930). C’est le poète José Maria Pernan qui s’est attelé à la tâche en 1928. Chronologiquement, cela a été la 3e tentative d’ampleur concernant l’ajout de paroles. Avant lui, le dramaturge Ventura de la Vega (rien à voir avec Don Diego) en 1843 avait écrit quelques vers. Mais c’est surtout Eduardo Marquina qui a laissé une empreinte marquante. À l’occasion de la « boda de plata » (les 25 ans) du règne roi Alfonso XIII, l’écrivain a publié ce qui reste à ce jour la meilleure version.
Gloire, gloire, courrone de la Patrie / Lumière souveraine / D’or est ta bannière/
Vie, vie, futur de la Patrie / Ton regard est un cœur ouvertPourpre et or : drapeau immortel / Tes couleurs unies sont ton corps et ton âme
Pourpre et or : vouloir et accomplir / Drapeau, tu es le symbole de la volonté de l’homme !
Il existe également une version carliste, mouvement conservateur anti-libéral né au cours des années 1830 qui a provoqué trois guerres civiles tout au long du XIXe siècle, et celle de l’Enciclopedia Álvarez (livres d’apprentissage pour les enfants espagnols) datant de 1950.
Pas à l’ordre du jour
Depuis près de dix ans, la quête de paroles est revenue sur le tapis. Le comité olympique national a demandé aux Espagnols de soumettre leurs idées et a même envisagé de récolter les 500 000 signatures citoyennes pour soumettre un projet législatif. Le concours a été remporté par un certain Paulino Cubero, chômeur de la région de Ciudad Real. Placido Domingo devait même être le premier à chanter officiellement cette nouvelle mouture. Mais face aux critiques reçues après des fuites dans la presse, l’essai du COE est tombé à l’eau. Une nouvelle fois. Cubero restera tout de même dans l’histoire, puisque la BBC a cité ses paroles en sous-titres lors d’un Espagne-Uruguay de la Coupe des confédérations 2013. En 2012, le parti Ciudadanos a présenté la version du chanteur Joaquín Sabina, écrite cinq ans plus tôt. En 2015, Victor Lago Pérez a proposé sa création au Congrès et fait partager une pétition sur change.org.
Officialiser une bonne fois pour toutes une version avec des paroles pourrait être une bonne idée pour éviter les bourdes au niveau international. À plusieurs reprises, les sportifs espagnols ont eu droit à des hymnes avec… les mauvaises paroles. Le cycliste Alberto Contador lors du Giro 2011 et la badiste Carolina Marin aux Mondiaux à Jakarta en août dernier ont eu la désagréable surprise d’entendre la version de Pernan, la première disponible sur YouTube. En 2003, un trompettiste australien s’était lancé dans un solo de « L’Himno de Riego » lors d’une rencontre de Coupe Davis. Le ministre des Sports de l’époque avait carrément demandé aux joueurs de rentrer aux vestiaires et porté réclamation, parlant d’une offense à la nation espagnole. À l’heure actuelle, la Marcha Real reste donc exempte de paroles, mais l’intérêt demeure. Carmen Calvo, le ministre de la Culture pendant le mandat de José Luis Zapatero, a confié au journal ABC qu’à l’époque, elle recevait des propositions tous les trois jours. Pour le moment, et vu le bazar politique ambiant en Espagne, le thème n’est pas considéré comme prioritaire. Une bonne nouvelle pour tous ceux qui se sont inventé des racines depuis 2008. Ils peuvent encore cacher leur accent de LV2 à côté du radiateur pendant encore quelques années.
Par FM Boudet