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Mais au fait, c’est quoi le « football champagne » ?
Le monde n'a jamais bu autant de champagne. 307,3 millions de bouteilles vendues en 2017 d'après la filière, soit 0,4% de plus que l'an passé, alors que le football rémois semble justement retrouver cette saison son rayonnement d'antan. Alors, lien de cause à effet ? Une équipe doit-elle coller des bulles à tout le monde pour voir son jeu qualifié de football champagne ? Éléments de réponse.
Le 3 juin 1959, Pierre-Emmanuel Taittinger, six ans, est interdit de télévision. Mais sa mère a un cœur, l’événement est trop important : la punition est levée exceptionnellement peu avant 19 heures. Il faut dire qu’il y a de quoi, car posé en tailleur devant l’écran en noir et blanc qui grésille, le garçon guette l’apparition de son paternel, Jean Taittinger. Tout juste élu maire de Reims et président de la prestigieuse maison de champagne Taittinger, c’est à papa qu’est revenu l’honneur de donner le coup d’envoi de la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions entre le Stade de Reims et le Real Madrid, à Stuttgart. Les Rémois s’inclinent 2-0, mais l’essentiel est ailleurs, tant la qualité de jeu développée est incroyable. Depuis les tribunes et leur canapé, les Taittinger y voient un « football pétillant, auxquels ils associent les valeurs du champagne : célébration, excellence, allégresse, humanité » . Albert Batteux, immense entraîneur d’un Reims à l’époque tout aussi grand, se délecte de son côté de la réussite d’un style de jeu offensif développé depuis près de dix ans par ses soins, fait de redoublements de passes rapides et de relances courtes depuis le gardien. Naissance, mise bas. Le concept de « football champagne » est accouché pour la première fois et associe deux mots qui ne l’avaient jamais été auparavant. Mais au fait, ça veut dire quoi : « football champagne » ?
Quand buller devient un art
Ouvrez les cahiers : pour pratiquer un football dit « champagne » , il convient d’abord de jouir d’un collectif extraordinaire. Le grand Reims d’Albert Batteux était composé dans son ensemble de joueurs intelligents, poussés à multiplier les passes au sol comme des hockeyeurs sur gazon indiens. En atteste le corner à la rémoise, différant de tous les coups de pied de coin balancés jusqu’alors dans la surface. Le football champagne se déploie en réalité comme une chorégraphie géante, ersatz de boléro parfaitement huilé sur quarante mètres entre onze joueurs sommés de rester proches les uns des autres. Tout comme les « les bulles de champagne, qui interagissent très souvent avec leurs voisines puisqu’elles se frôlent en permanence, ainsi que l’explique Gérard Liger-Belair, physicien rémois ayant passé sa vie à étudier les bulles de champagne et auteur de Champagne – La vie secrète des bulles. J’ai passé beaucoup de temps à filmer les bulles dans des flûtes, dit-il. Elles forment un ballet, dansent les unes autour des autres dans le verre. En cela, ça me fait penser aux rapides une-deux d’un bon match de foot. Ça virevolte, c’est dynamique, il y a de l’énergie. »
Amoureux assumé de « la perfection mathématique des bulles » , notre physicien n’en oublie pas moins de préciser qu’il serait réducteur de cantonner le football champagne en une application rigoureusement scientifique d’un plan de jeu défini à l’avance. L’expression marque justement les mémoires par la capacité de ses acteurs à créer, improviser, étirer les triangles quelconques et honnir ceux qui sont isocèles. Il faut ce grain de folie, cette soif de marquer le plus possible, le plus vite possible, le plus tard possible, l’important étant de soigner sa différence de buts autant que la rétine du public. Albert Batteux, en parlant de lui, avait adapté son « WM » pour pratiquer un football largement porté vers l’avant. Et justement, « pour moi le champagne est un vin festif que l’on sort lorsqu’on a l’occasion de faire la fête, un vin très énergétique, enchaîne Gérard Liger-Belair. Le mot clé en commun avec le foot, c’est l’effervescence. Celle provoquée par les bulles et celle ressentie sur un terrain. » En bref, balancez-nous du pétillant, dans une coupe ou dans un kop.
« Une belle bulle de champagne, c’est Neymar ou Ibrahimović »
Dernier étage de la fusée et élément primordial pour obtenir la certitude de faire décoller son football champagne, le « joueur d’exception » . Appelons ainsi l’individu capable de faire la différence et de tirer son équipe vers le haut, à l’image de Raymond Kopa ou Just Fontaine pour le Stade de Reims – n’en déplaise au Cruyff de 1970, au José Altafini de 1958 et à tous les autres. « Le parallèle est pertinent, confirme le physicien, on peut tout à fait avoir une bulle qui joue le rôle de meneur de jeu dans une flûte, qui se déplace librement entre ses congénères. » Ensuite, comme dans toute équipe ou boisson qui se respecte, règnent deux types de leaders. Premièrement, le joueur – ou la bulle – d’expérience, qui a appris à gommer avec l’âge les grossièretés de son jeu. Les deux éléments sont comparables, les bulles de champagne réduisant leur volume à la lenteur d’une tortue des Galapagos pour devenir de plus en plus fines.
Un spécialiste le confirme : « Les bulles sont faites de dioxyde de carbone qui se dissout progressivement dans le vin. Au fil du temps, les bulles vont s’affiner, comme le jeu d’un joueur va s’affiner avec l’âge. » Benjamin Nivet est donc définitivement un cru d’exception. Et puis, dans des cas plus rares, il y a la pépite, le talent brut et bestial qui explose tout sur son passage. « Une belle bulle de champagne, c’est Neymar ou Ibrahimović, insiste Gérard Liger-Belair, on sent qu’ils peuvent tout enflammer, faire quelque chose d’exceptionnel à eux seuls » , avouant raison revenue qu’une bulle seule n’aurait pas grande influence sur la qualité de la dégustation. « Ce sont des milliers de bulles qui font le sens de la fête » , et ça, Neymar l’a peut-être oublié contre le Real Madrid mercredi soir. « Une bulle va naître, grandir, grossir et mourir en surface. C’est un peu la parabole d’une vie humaine, en fait. »
Du champagne en Galice ?
Reste enfin, question fatidique, à savoir si le football champagne peut se pratiquer en dehors de la Champagne, unique région autorisée à utiliser l’appellation. Point Fred et Jamy : l’aire de production du territoire champenois compte 319 crus, dont 17 grands crus et 42 premiers crus. Parenthèse refermée. Pour Martine Wallaert, propriétaire de la maison Philippe de Sorbon basée à Reims, comme pour d’ailleurs toutes les maisons productrices de champagne, on ne rigole pas avec les appellations. « La question ne se pose même pas ! Ça ne s’appelle pas du champ’ hors de Champagne. Le champagne et le football champagne, c’est ici » , assure-t-elle. Gérard Liger-Belair est moins catégorique : « Il ne faut pas exagérer non plus. On fait des vins effervescents avec la même méthode traditionnelle champenoise hors de Champagne qui sont aussi très bons. Par exemple en Italie dans la région de Franciacorta, pas très loin de Milan, ou en Catalogne, où il y a du très bon crémant. » .
Preuve s’il en fallait que le développement du champagne dans une région a une influence directe sur la personnalité des équipes de football des environs, incarnées ici par les frères milanais et surtout le FC Barcelone. « C’est vrai que les Espagnols sont bien aussi,avoue Martine Wallaert. Mais une fois que vous avez avalé votre gorgée, le goût se dissipe tout de suite, alors que chez nous les arômes restent en bouche. » Le beau jeu serait-il donc condamné à disparaître à l’étranger ? Flûte alors.
Par Kevin Charnay et Théo Denmat, à Reims