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Lukas Aubin : « La Russie est capable de créer son propre microcosme sportif »

Propos recueillis par Alexandre Lazar
8 minutes
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Voué à plonger en autarcie alors que Vladimir Poutine multiplie les pieds de nez à la Cour pénale internationale, le football russe vit ses dernières heures de « normalité ». Pour Lukas Aubin, spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport et auteur de La Sportokratura sous Vladimir Poutine, sa restructuration post-sanctions s'annonce lente, précaire, et ressemble à un aller simple vers l'oubli. Du moins, si une cinquième colonne ne parvient pas à ranimer la flamme dans la société civile.

Comprenez-vous la mise au ban du football russe sur la scène internationale ?Au vu du caractère exceptionnel de la situation, cette guerre totale étant le pire scénario imaginable, on peut comprendre que le monde du sport et les instances du football se mobilisent pour tenter d’avoir un impact sur la géopolitique russe. De là à ce que cela fonctionne réellement… il ne faut pas exagérer l’importance du sport. Les sanctions sportives sont avant tout symboliques et représentent une forme de « cerise sur le gâteau » des sanctions majeures : celles diplomatiques et économiques. En revanche, comme ce sport est un fait social total, qui touche une grande partie de la population mondiale, détruire un à un les ponts construits avec soin par la Russie est un signal fort.

Nous en sommes à un point où les chaînes YouTube des clubs sont fermées et où les arbitres russes n’ont plus le droit d’exercer leur métier hors de leurs frontières.On est dans un contexte d’urgence dans lequel la priorité est l’arrêt des combats, et la sensation qui prédomine, c’est que les États et les instances qui s’opposent frontalement à la Russie en ce moment utilisent tous les moyens qu’ils ont à disposition pour stopper Vladimir Poutine et son armée. Ils ont décidé d’isoler la Russie, quitte à multiplier les dommages collatéraux. Il va donc y avoir pas mal de tragédies individuelles dans le football local, que cela soit pour les joueurs ou les arbitres.

À partir de maintenant, cela va devenir compliqué pour la FIFA de se poser en médiateur en soutenant bec et ongles que le football est un espace de trêve, étant donné qu’il est par essence politique.

Justement, n’y a-t-il pas là une immense forme d’hypocrisie, quand on sait à quel point la FIFA s’est goinfrée sur le dos de l’attribution de la Coupe du monde 2018 à la Russie ? Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la FIFA a pactisé maintes fois avec le régime russe. Elle a participé activement à l’émergence de puissances cherchant à s’approprier le sport mondial à coups de milliards investis (Chine, pays du Golfe, Brésil, Afrique du Sud), dont la Russie fait partie. À propos de 2018, Gianni Infantino avait même déclaré qu’il avait assisté au « meilleur Mondial de tous les temps ». Entre lui et Poutine, il y a une proximité personnelle et financière qui explique sans trop de mal pourquoi la FIFA a autant traîné des pieds avant de sanctionner drastiquement la Russie. De manière générale, pour prouver que ce n’est pas qu’une histoire de foot, imaginez la Biélorussie instaurer un dopage institutionnel du gabarit de celui de la Russie, comme ce fut visible aux Jeux olympiques de Sotchi. Elle aurait été exclue de partout en un claquement de doigts… alors que c’est infiniment plus complexe d’exclure un de vos principaux pourvoyeurs de fonds.

Serait-on face à la création d’un précédent historique ? En 2017, la FIFA avait déclaré « ne pas vouloir se mêler » du conflit israélo-palestinien… Non seulement cela va faire jurisprudence, mais on peut aussi s’attendre à ce que le mouvement sportif mondial se transforme. Jusqu’à présent, la FIFA – comme le CIO d’ailleurs – faisait le grand écart en pratiquant « la politique de l’apolitisme ». À partir de maintenant, cela va devenir compliqué de se poser en médiateur en soutenant bec et ongles que le football est un espace de trêve, étant donné qu’il est par essence politique. La question des Ouïghours dans le Xinjiang, la politique coloniale en Israël, les agissements de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh… tant de problématiques crispantes sur lesquelles la FIFA devra se positionner.

On a l’impression que le football russe est pris entre une occasion de relancer ses centres de formation sur le modèle du Dynamo Moscou et un risque d’effondrement total avec le départ massif des joueurs étrangers.C’est vrai, mais je dirais qu’il y a une forme de continuité de ce point de vue, et non de rupture. Dans les années 2000, les oligarques ont racheté des clubs et rameuté des « légionnaires » (les joueurs étrangers, NDLR) à coups de millions, voire de milliards de roubles. Cette politique a duré jusqu’à l’échec de Fabio Capello avec la sélection russe, au Mondial 2014. Poutine a alors changé son fusil d’épaule pour se remettre dans la droite ligne du discours nationaliste russe à base de « on peut très bien se débrouiller par nous-mêmes » et promouvoir un football russe pratiqué entre Russes, à l’approche de sa propre Coupe du monde. Ce retour aux sources va donc continuer et s’accélérer en vase clos.

Tout le système politico-économico-sportif mis en place depuis 22 ans par Vladimir Poutine, cette véritable nomenklatura nationale du sport, est en danger.

Se dirige-t-on vers un arrêt des investissements de la part des oligarques ? Leonid Fedun, le propriétaire du Spartak, qui est aussi le boss de Lukoil (le plus grand producteur russe de pétrole, NDLR), a déclaré avoir perdu 80% de sa fortune en une semaine. On peut tout à fait imaginer que le football russe va entrer dans un grand système de précarité, étant donné que les clubs sont sous perfusion des grandes fortunes et qu’il n’y aura plus de sponsors étrangers sur le marché pour les remplacer. Tout le système politico-économico-sportif mis en place depuis 22 ans par Vladimir Poutine, cette véritable nomenklatura nationale du sport, est en danger. Le pacte entre les autorités politiques et les oligarques semble rompu. Jusqu’ici, les oligarques participaient à l’effort national d’un point de vue sportif, sans s’engager politiquement contre Poutine, ce qui leur permettait de ne pas être inquiétés sur le plan économique et judiciaire. Aujourd’hui, avec le gel d’une bonne partie de leurs avoirs, la donne a changé économiquement. Judiciairement, ils sont également forcés de sortir du bois pour ne pas être assimilés aux actes de Poutine, ce qui peut impliquer des représailles du Kremlin.

Un club comme le Zénith Saint-Pétersbourg est-il plus en danger que les autres ?Le Zénith est en première ligne face aux sanctions, oui, puisque c’est un symbole : il est le phare de Gazprom et le bras armé de Poutine, qui en est le premier supporter, dans le milieu. Ces dernières années, c’est le seul club à avoir une forme d’équilibre et de régularité, malgré des résultats européens récents plutôt décevants. Pour autant, Gazprom ne s’effondrera pas parce qu’il ne peut plus vendre de gaz à l’Ouest, tant qu’il peut se tourner vers l’Est, la Chine et l’Asie. Mais ce qui est sûr, c’est que le football comme le sport russe vont trinquer au moment du processus de reconstruction. Comme lors de la chute de l’URSS, il ne sera pas une priorité.

À quoi pourrait ressembler la Premier-Liga russe du futur, dans un contexte de guerre permanente ? Quelques années après l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine avait tenté d’intégrer trois clubs criméens dans le championnat russe, dont le Tavria Simferopol. L’UEFA avait alors menacé Poutine d’exclure les clubs russes de la Ligue des champions et de la Ligue Europa. On avait assisté à un rare rétropédalage du maître du Kremlin, qui s’était contenté de créer un championnat local d’un niveau amateur. Maintenant, perdu pour perdu, il pourrait finir par créer un championnat sur le modèle de la KHL, la ligue intercontinentale de hockey, avec une Russie recluse, accompagnée des équipes de ses États de facto, comme la République populaire de Donetsk.

L’équipe de Russie pourrait évoluer dans un système parallèle, en affrontant pour du beurre les équipes des régions séparatistes, ou la Chine.

Qu’en est-il de la traversée du désert qui s’annonce pour la Sbornaya ? Il y a trois hypothèses. La première, hautement improbable, ce serait qu’un compromis soit trouvé et que l’équipe nationale de Russie réintègre le cercle des nations sous 2 ans, après le Mondial 2022. Pour ce qui est de la deuxième, la crise prendrait des proportions tellement énormes que le régime de Poutine, affaibli, serait renversé par une révolution de palais. Dans le processus de reconstruction de la nation, la Sbornaya serait alors envoyée en tournée à l’étranger pour bâtir à nouveau des ponts diplomatiques. La troisième, qui pourrait se dessiner : la guerre continue, l’Ukraine est démantelée sur tous les plans, et la Russie impose un statu quo qu’on retrouve dans les États fantômes d’Ossétie du Sud ou d’Abkhazie, qu’elle seule ou presque reconnaît. Dans ce contexte d’isolement, l’équipe de Russie pourrait évoluer dans un système parallèle, en affrontant pour du beurre les équipes des régions séparatistes, ou la Chine, si l’alliance Moscou-Pékin venait à se solidifier. En 1984, l’URSS avait boycotté les Jeux olympiques de Los Angeles pour disputer ses propres « Jeux de l’Amitié » , en compagnie de ses alliés communistes. Aujourd’hui, ses alliés se comptent sur les doigts de deux, voire une main, mais créer un microcosme sportif est dans les cordes du Kremlin.

Le football et le sport russes ont jusqu’ici servi de vitrine pour Vladimir Poutine. À quel point la disparition de cette vitrine pourrait-elle affecter le Kremlin ?Mine de rien, il y a des manifestations dans au moins 95 villes du pays depuis une semaine, mais là aussi les scénarios sont multiples. Si la population, dont les athlètes opposés à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, prennent part à un mouvement de contestation, Poutine pourrait commencer à tanguer. Le choix est cornélien pour les joueurs de football, qui ont le choix du silence et de l’acquiescement, ou celui de prendre la parole et de passer pour des traîtres, selon un héritage issu de la guerre froide. À l’opposé, la vague de sanctions et d’embargos pourrait tout aussi bien souder une société civile prise au piège derrière son leader. Au lendemain de l’annexion de la Crimée, Poutine était monté à 88% d’opinion favorable, et il pointait encore à 65% avant le début de la guerre…

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Propos recueillis par Alexandre Lazar

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