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Luka Elsner : « C’est déjà compliqué pour les virologues, alors pour les entraîneurs… »
Dix-neuvième de Ligue 1 avec Amiens avant l'arrêt du championnat, Luka Elsner est actuellement confiné chez lui, en Picardie, où il jongle entre les devoirs de sa fille et un travail tactique approfondi afin de préparer au mieux l'opération maintien qui attend son équipe à la reprise. Entretien bilan des premiers mois du technicien slovène en France et tentative de projection sur l'avenir.
Comment vivez-vous cette période de confinement ? Je pense que j’ai beaucoup de chance, parce que j’ai ma femme et ma fille avec moi. On a des journées plutôt remplies. Pendant les phases où la petite devrait être à l’école, il y a pas mal de devoirs à faire, je pense que tous les parents sont dans la même situation que nous. Du côté du club, on a aussi pas mal de choses à faire, entre l’organisation et la planification des entraînements individuels pour les joueurs, en tout cas les suggestions qu’on leur fait. Côté staff, on s’organise pour faire un maximum de formations pour simplement progresser en tant qu’entraîneur. Et il y a la partie gestion avec les dirigeants, où l’on discute de la situation actuelle. On remplit les journées au maximum, je pense que c’est la bonne méthode pour faire en sorte qu’elles ne paraissent pas trop longues. Pour l’instant, ça se passe plutôt bien.
Le terrain ne vous manque pas ? Si, évidemment… On est comme tout le monde. Celui qui est passionné par son métier, ce qui est mon cas, ressent ce manque.
Ça va, vous n’êtes pas trop largué pour les devoirs ? Ma petite est en CP, donc pour l’instant, j’arrive à suivre. (Rires.) Il n’est pas certain que quand elle passera au collège, je pourrai être aussi à l’aise. Pour le moment, l’écriture, les calculs 2+2 ou 10+10, je m’en sors encore.
L’UNFP expliquait ce week-end que la majorité des joueurs ne sont pas hyper partants à l’idée de reprendre le championnat dans les prochaines semaines. Comment les sentez-vous ? Il y a plein de situations différentes. Certains sont dans des situations plutôt correctes, parce qu’ils ont leur famille proche et qu’ils sont dans un contexte plutôt facile. D’autres sont étrangers, donc souvent sans leur famille, pour certains ils sont seuls dans leur appartement et là, c’est une gestion différente. D’une manière générale, tous ressentent ce manque du foot, cette envie de retourner sur les terrains, mais ils partagent tous une grande inquiétude par rapport à la situation. Maintenant, on a eu la chance que tout le monde soit resté en bonne santé au sein du club, donc c’est déjà un privilège important.
Comment s’organisent les séances ? Les joueurs bossent quotidiennement, parce qu’ils en ont besoin. Après, là aussi, on doit s’adapter aux situations individuelles : certains ont des jardins, du matériel à la maison, d’autres en ont récupéré au club… Les conditions de travail varient en fonction des cas, mais la dynamique est maintenue, et ce groupe continue de vivre un petit peu ensemble. On a des séances en visio, d’autres séances de courses dans la limite de ce qui est fixé par la loi.
Il doit y avoir aussi un enjeu d’éveil pour les joueurs… On a lancé plein de choses différentes, notamment des projets de développement vidéo avec certains joueurs. Il y a du travail vidéo spécifique, ce qui permet de maintenir une attention au niveau de l’éveil et de la partie cognitive. La visualisation permet de conserver les schémas moteurs. Ensuite, il y a du CrossFit, du renforcement, quelques exercices avec ballon aussi. On suggère aussi des films ou des documentaires à regarder. Après, ce sont des choix personnels, parce qu’ils sont tous au chômage partiel, donc ils restent libres, mais ça reste très sérieux.
Vous avez des exemples de documentaires que vous avez conseillés à vos joueurs ? Le documentaire sur Michael Jordan et la saison des Bulls 1997-1998, sur Netflix, parce que Jordan est forcément une idole de ma génération. Je trouve que c’est bien fait et qu’on est vraiment au cœur du vestiaire. Il y a beaucoup d’autres films intéressants, dont on peut retirer des choses, même des anciens comme Coach Carter, par exemple.
Quand on est entraîneur de la 19e équipe de Ligue 1, qu’on n’a plus gagné en championnat depuis le mois de novembre, même s’il y a eu du mieux sur les derniers matchs, notamment contre le PSG ou à Marseille, que fait-on ? On a forcément débattu de ce que l’on pouvait retirer de nos derniers matchs et on a retravaillé dessus pour tenter de trouver des solutions que l’on n’avait pas trouvées jusqu’à maintenant. L’enjeu, c’est surtout de se poser les bonnes questions autour des matchs à domicile contre des concurrents directs, des rencontres où l’on devait faire le jeu face à des blocs bas et où on a eu de nombreuses difficultés. Ça a été la piste de travail la plus importante. Maintenant, ressasser le passé pour y trouver des réponses pour l’avenir, oui, mais si c’est simplement pour revoir, c’est moins intéressant. Notre question du moment, c’est : qu’est-ce qu’on doit faire pour que demain, on soit prêts à reprendre dans de bonnes conditions et quelles sont les réponses à apporter aux joueurs ? C’est tout l’enjeu.
Vous regardez aussi des matchs d’autres équipes ? Nous avons lancé un projet avec le staff où chaque membre, dans son domaine d’intervention, devait faire une présentation aux autres.
On a dû le faire une ou deux fois par semaine. Il fallait prendre une top équipe européenne et voir ce qu’on pouvait en retirer dans notre travail à notre niveau. Ça permet à chacun de travailler dans son domaine et ça fait progresser, parce que parler devant les autres n’est pas toujours un exercice évident. On voit des vidéos, des schémas, des statistiques qui peuvent nous aider demain, pas forcément uniquement dans le cadre d’Amiens, mais en tant qu’entraîneur de football.
Vous avez dû présenter quelle équipe, vous ? Moi, je me suis occupé de Leipzig, qui est l’une des meilleures équipes en Europe dans les transitions rapides. Il y a eu beaucoup de bonnes choses à retirer de leur manière d’organiser les contre-attaques en très peu de touches de balle, de leur approche verticale, de leur super utilisation de l’espace et de la supériorité numérique dans la surface dans ces phases-là. Si on peut transcrire ça dans le cadre du processus d’entraînement et dans nos matchs, ne serait-ce que 1% de mieux que ce qu’on faisait jusqu’ici, ça serait déjà quelque chose de gagné. Il faut toujours suivre ce qui se fait dans le football moderne, notamment dans ce qui se fait de mieux, et dans ce domaine précis, Leipzig est une machine de guerre.
Qu’avez-vous retenu de ces premiers mois en Ligue 1 ? On a le sentiment que vous ne vous êtes pas enfermé dans vos convictions, que vous avez tenté plusieurs choses différentes… C’est quoi le bilan ? Écoutez, quand on est 19e, il est difficile d’avoir un regard positif sur les derniers mois… On a longtemps été à se dire qu’on avait fait une série de six-sept matchs vraiment pas mal, mais finalement, quand on prend la globalité de la chose, on ne peut qu’être insatisfait. Je ne suis pas vraiment quelqu’un qui se dit : « C’est bon, j’ai découvert la Ligue 1, c’est sympa, j’ai pu travailler avec des joueurs de haut niveau… » C’est loin d’être ça. Je pense qu’il y a eu une période d’instabilité dans la direction prise au niveau du jeu et que j’aurais peut-être pu garder un cap un peu plus serré sur certaines convictions. Il y a quand même eu une bonne gestion des matchs contre les gros, que ce soit contre Paris, Marseille, Lyon, et même contre Lille. Ce sont des scénarios qu’on a bien réussi à maîtriser et c’est peut-être l’une des satisfactions. Mais le gros point noir, qui nous a coûté de nombreux points, c’est la gestion des matchs à domicile contre les concurrents directs. Là, on n’a pas réussi à jouer contre les blocs fermés, on a peiné à trouver des solutions… Au moment où les matchs se passaient, ces solutions n’étaient pas évidentes, mais j’aurais peut-être pu faire autrement. Il y a encore dix matchs, en tout cas il devait rester encore dix matchs, et j’espère qu’on aura l’occasion de les jouer pour essayer de rectifier tout ce qui n’a pas été et ce qui nous a amenés à être 19es aujourd’hui.
Ce qui est particulier, c’est que contre le PSG, on a vu Amiens mener 3-0, puis être retourné avant d’égaliser à la dernière seconde (4-4). À Marseille, vous êtes menés 2-0, puis vous revenez à 2-2. C’est quand même le signe d’un certain caractère, mais peut-être aussi d’un différentiel de motivation en fonction de l’adversaire, non ? Il y a forcément une notion d’aisance psychologique quand on joue contre des grandes équipes parce qu’à la première seconde de jeu, nous sommes donnés perdants. Il y a donc une forme de libération dans le jeu qui s’opère chez nous, qui facilite notre manière de fonctionner et qui nous a permis de démontrer les qualités dont cette équipe peut faire preuve. C’est plus simple quand, de par le scénario, l’équipe en face a une nécessité de jouer, d’offrir des espaces, de maîtriser la possession, des choses qui collent bien aux profils de nos joueurs. On est capables de bien défendre, assez haut, de récupérer des ballons dans des zones intéressantes et de se projeter rapidement vers l’avant… Après, quand cette aisance psychologique n’est plus trop présente, qu’on doit opérer par attaques construites, maîtriser le jeu et le rythme, c’est plus compliqué et j’ai eu du mal à trouver des solutions.
Vous avez eu l’occasion de discuter avec certains collègues pour trouver des solutions ? Le temps nous manque à nous, les entraîneurs, avant et après le match, pour échanger entre nous. C’est un regret parce que ça serait pour moi une source d’inspiration importante. Après, on essaie de voir ce que les autres entraîneurs ont pensé du match et on analyse à froid. Je pense que c’est au moment où la tête n’est plus dans le guidon, où l’on s’écarte un peu du moment de stress, que l’on peut avoir une meilleure appréciation des événements. Et oui, j’ai eu des discussions avec certaines personnes du football que je connais depuis longtemps, d’autres avec nos dirigeants, avec John Williams (directeur sportif d’Amiens, N.D.L.R.), des collègues du centre de formation… Je discute parce qu’on peut y trouver un constat et d’éventuelles solutions. J’en ai aussi trouvé avec les joueurs, évidemment.
Il y aussi à un moment une forme d’incompréhension dans votre approche. En février, une banderole déployée à la Licorne a appelé à votre démission, vous avez été énormément comparé à Christophe Pélissier, votre prédécesseur… Votre méthode demande du temps, et le foot moderne n’en offre plus. Comment avez-vous géré tout ça ? Je ne vais pas vous dire que c’est facile, parce que ça ne l’est pas, surtout qu’on a tendance à prendre tout ça de manière très individuelle. Mais ça fait partie du métier. La notion de temps est très relative dans le football et quand on est 19e, il n’y a pas de temps. Ces réactions sont compréhensibles, et la peur qui s’est installée à un moment donné du fait de notre position a forcément amené à des critiques. Je l’accepte, j’écoute et ne fais pas la sourde oreille. Le message m’a touché et a touché toute l’équipe, mais ça peut aussi servir de tremplin et de réaction. Je pense que ça a été le cas sur certains matchs joués avant l’arrêt du championnat. Si c’est pour le bien de tout le monde, tant mieux. Je n’emmène jamais de rancune avec moi et j’essaie de prendre tout ça de la manière la plus positive qui soit. L’important est de redonner le sourire à des supporters qui n’ont aucune raison de l’avoir aujourd’hui.
Vous avez discuté avec eux ? Nous nous sommes rencontrés avant cet événement-là. La communication a toujours été présente, mais les supporters n’attendent pas des mots.
Ils veulent des actes, du concret. Il nous reste dix matchs pour nous en sortir et modifier la situation. Pour nous, le temps des paroles est passé, même avec les joueurs.
Rudi Garcia a ouvert il y a peu un groupe WhatsApp rassemblant tous les coachs de Ligue 1 et Ligue 2. L’objectif initial était de procéder à un don collectif (les différents entraîneurs ont fait don de 120 000 euros à la Fondation de France), mais vous avez aussi discuté ensemble des conditions d’une éventuelle reprise du championnat. Quelle est votre position sur le sujet ?Par rapport à ce groupe, je considère que notre initiative est privée et que la dynamique entre les différents entraîneurs a été très positive. Les échanges ont été très constructifs, toutes les opinions ont été écoutées, et l’initiative a été très très bonne. Je ne voudrais pas que ça soit détourné dans un autre sens que celui où il a démarré, donc pour faire ce don. C’est vrai qu’ensuite l’échange s’est poursuivi de la meilleure manière qu’il soit. Mon opinion personnelle… J’ai du mal à me mettre dans la peau du donneur de leçons ou d’expliquer ce qu’il devrait se passer. D’abord, je ne suis pas médecin, je ne prétends pas comprendre la situation, la dynamique qui va s’installer et les conditions qui permettraient une éventuelle reprise. Ce qui est certain, c’est que mon souhait, c’est que l’issue sportive de la saison se fasse sur le terrain et non autour d’un bureau. Maintenant, est-ce que les conditions permettront de finir la saison dans de bonnes conditions ? Je n’en sais strictement rien et je ne prétends pas le savoir. Je suis simplement entraîneur de football. Il y a tellement de paramètres qui entrent en compte qu’il est difficile de donner un avis définitif et d’avoir raison. Mais notre place est sur le terrain et c’est là que le championnat doit être décidé, sinon il y aura des injustices.
Il y aussi cette idée d’un recours massif aux matchs à huis clos, ce qui est compliqué… C’est un contexte très difficile, et Amiens a eu à jouer un ou deux matchs à huis clos ces dernières années. Il y a notamment eu un Amiens-Lille. C’est un match de foot très bizarre, oui… Maintenant, est-ce que c’est mieux de ne pas jouer du tout que de jouer à huis clos ? Je n’en sais rien, même si sans les supporters, ce n’est plus le même spectacle. La question mérite d’être posée, mais jouer au foot est notre métier, donc quand les autres activités reprendront, avec forcément des conditions différentes, je pense que le football devra être mis à la même enseigne, avec des conditions adaptées. Si on peut le faire, faisons-le, on n’est ni plus important, ni moins important qu’un autre secteur d’activité. Nous sommes des acteurs de la société au même titre que les autres, même si en ce moment certains acteurs nous portent. Mais quand la nation s’éveillera, on devra rejouer au football.
N’est-ce pas trop dur de vivre avec cette incertitude ? On vit avec, comme tout le monde, on se pose des questions sur notre métier et sur quand on pourra le reprendre. L’incertitude est présente à tous les niveaux de la société. On vit au jour le jour. On est dans une situation que personne ne peut maîtriser parce que personne ne l’a vécue jusqu’à maintenant. Aucune génération vivante n’a vécu ce phénomène, donc il n’y a pas de route toute tracée pour savoir comment ça va évoluer. C’est déjà compliqué pour les virologues, alors pour les entraîneurs… Il faut simplement être patient.
Propos recueillis par Maxime Brigand