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Ludovic Ajorque, Volcano Bomber
À sa majorité, Ludovic Ajorque quittait son île, La Réunion, pour signer un contrat amateur au SCO d’Angers. Huit ans plus tard, après avoir gravi les échelons progressivement, il fait trembler les ficelles de la Meinau. Portrait d’un mec qui aime le foot et passer du temps en famille. Si possible autour d’un rougail saucisses.
Dans la famille Ajorque, Ludovic est un attaquant parmi des défenseurs, comme son père, Jean-Noël, ou encore son cousin, Milan, qui joue actuellement au FC Bourgoin-Jallieu, en National 3. « Quand Ludo était petit, je voyais qu’il n’était pas fait pour jouer derrière. Il aimait trop prendre le ballon et marquer » , se souvient le papa, qui a failli signer pro au RC Lens dans les années 1990, avant de rentrer sur son île, La Réunion, quand son fils est né. « J’avais 21 ans, j’ai signé au CSSD, le club de la capitale, Saint-Denis, poursuit Jean-Noël. J’ai tout gagné : le championnat et les deux coupes de la Réunion. La coupe des DOM en club et en sélection. La Coupe des îles avec la sélection… » Et il a prolongé le plaisir en seniors jusqu’à 43 ans parce qu’il avait une motivation supplémentaire : jouer avec son fils. C’est arrivé à l’AS Excelsior, avant le grand départ de Ludovic en métropole, à 17 ans.
Arrière gauche à la Danone Nations Cup
Jean-Noël a saisi le potentiel du fiston quand ce dernier a ramené un titre de champion du monde dans ses bagages quelques années auparavant. Ludovic avait 12 ans quand son équipe de l’AS Excelsior a gagné le droit, en remportant un tournoi à La Réunion, de représenter l’île à la Danone Nations Cup 2006. À l’époque, Ludovic évolue alors en défense, parce qu’il faut bien un gaucher au poste d’arrière gauche… Ce qui ne l’empêche pas de finir meilleur buteur de son équipe avec deux buts d’inspiration « juninhesque » sur la pelouse de Gerland. « J’ai mis deux coups francs ! On a fait beaucoup de matchs nuls, et à chaque fois, on passait aux tirs au but » , sourit Ludovic. En finale, les 32 000 spectateurs sont acquis à la cause des Réunionnais face aux Suisses. « C’était la première fois que la Marseillaise retentissait pour nous, remet l’actuel buteur du RC Strasbourg. Tout le monde chantait. À cet âge-là, tu te dis : « Ah, c’est kiffant« … » Les vainqueurs seront même célébrés chaleureusement en rentrant à l’aéroport de Saint-Denis.
Les attaches de la famille Ajorque se situent dans le Sud sauvage de La Réunion. Depuis que son papa a signé à l’AS Excelsior de Saint-Joseph, Ludovic a grandi à Langevin, un coin proche du piton de la Fournaise, avec ses sentiers de randonnée, sa cascade et sa plage de sable noir. « Moi, franchement, à part faire du foot…, se marre Ludovic. J’allais souvent sur un terrain synthétique, on jouait entre potes, tous les samedis et les dimanches. On faisait des centres, on frappait jusqu’à la tombée de la nuit parce qu’il n’y avait pas de lumière. » Sa plus grosse bêtise ? « Une fois, je suis parti avec un cousin à la rivière. Sauf que je ne l’avais pas dit à mes parents qui m’ont cherché partout. J’avais huit ou neuf ans. Quand je suis revenu : punition. Ils ont dû me priver de la console. » Au lycée, quand ses coéquipiers de l’AS Excelsior prolongent la soirée après les matchs, Ludovic, lui, préfère rester à la maison en famille. « Les boîtes de nuit, je n’ai jamais aimé ça. Quand tout le monde sortait, je préférais jouer à FIFA ou PES sur la Playstation. Je ne sais pas pourquoi. C’est toujours le cas aujourd’hui. Pourtant, mes parents ne me l’interdisaient pas. »
L’Angevin qui venait de Langevin
Mais l’heure est venue de couper le cordon avec sa famille. À l’automne 2011, le jeune attaquant longiligne, qui marque but sur but dans le championnat seniors de La Réunion, part en métropole tenter sa chance. D’abord à l’AJ Auxerre, un club partenaire de l’AS Excelsior, sauf que le test physique n’est pas concluant. Le réseau de Jean-Noël lui permet de tenter sa chance au RC Lens. Cette fois, le test est concluant. Ludovic revient à la Réunion pour Noël, donne sa lettre de résiliation au lycée, en pensant marcher sur les traces de son papa chez les Sang et Or. Mais il y a un hic. « Juste avant de partir, ils m’ont dit qu’ils avaient atteint le quota de contrats du club, remet Jean-Noël. Que s’il venait, Ludo ne pourrait pas jouer avant le mois de juin… » Alors, le papa ressort son carnet d’adresses et lui dégote un essai à Nantes, où le même problème se pose qu’à Lens. Finalement, l’espoir met un premier pied dans le foot pro à Angers en ne signant pas un contrat aspirant pro, mais un contrat amateur. « Si tu n’es pas meilleur que les joueurs de métropole, ils ne vont pas te prendre. Il faut vraiment être au-dessus pour signer, constate Ludovic. C’est comme ça, parce que ça leur coûte des frais supplémentaires. »
La première saison, le Réunionnais évolue avec les U19 et vit dans une résidence avec d’autres footballeurs et handballeurs du SCO. Il se lie d’amitié avec Yvan Tavel, un autre Réunionnais, du pôle handball. « Heureusement qu’il était là, reconnaît Ludovic. Quand je ne connais personne, je n’arrive pas à entamer une discussion et à parler. C’est vrai que lui m’a beaucoup aidé. On mangeait tout le temps ensemble. » La deuxième saison, Ajorque signe stagiaire pro et prend un appartement avec sa copine réunionnaise, rencontrée au lycée, qui deviendra la maman de son fils. La suite, ce sont deux expériences en National (la deuxième à Luçon plus concluante que la première au Poiré-sur-Vie) pour s’aguerrir, avant les gros doutes quant à son avenir dans le foot pro.
« Si ça ne passe pas… »
Été 2016. Juste avant la fin des vacances, alors qu’il se voit déjà jouer en Ligue 1 avec Angers, Ajorque reçoit un coup de fil d’Olivier Pickeu, le directeur sportif du SCO, qui lui annonce que le club vient de recruter le Clermontois Famara Diedhiou, un attaquant de son profil. Il n’est plus convié à la reprise du groupe pro. Alors, le Réunionnais fait le chemin inverse de Diedhiou en allant à Clermont, mais doit d’abord convaincre Corinne Diacre, en faisant un essai. « J’avais la pression. Je m’étais préparé tout seul. Je me disais : « Si ça ne passe pas, tu vas retourner en réserve à Angers, qu’est-ce que tu vas faire ? » » Mais c’est passé. Et après une première saison marquée par trois mois de blessure, Ajorque claque 14 pions en Ligue 2 en 2017-2018 avec l’équipe de Pascal Gastien. Même topo ensuite à l’échelon supérieur, quand il signe au RC Strasbourg. En Alsace, le Réunionnais, aujourd’hui titulaire indiscutable à la pointe de l’attaque du Racing, chiffre déjà huit buts en L1 cette saison, à une unité de son total lors de l’exercice précédent. Et se fait surnommer « Volcano Bomber » par la bande des supporters qui assistent régulièrement aux entraînements.
Entre ses années de National et aujourd’hui, Oswald Tanchot, son entraîneur au Poiré-sur-Vie, a vu Ajorque devenir « puissant » , progresser « dans son jeu de corps » , bref mieux exploiter son mètre 96. L’attaquant le disait lui-même dans les colonnes de La Montagne en 2018 : il a mis du temps à assumer son gabarit. « Ce n’est pas facile d’être dos au but, d’être costaud. J’ai dû apprendre ça aussi, car j’aime jouer au ballon. » Au-delà d’être l’un des plus grands joueurs du championnat par la taille, l’avant-centre est capable de marquer de son pied gauche au bout d’un raid de 40 mètres, comme la saison dernière à Monaco.
Grand nounours devenu Volcano Bomber
Cette éclosion lente, mais linéaire, c’est celle d’un homme qui s’est affirmé sur le terrain après avoir longtemps entendu qu’il était « trop gentil » . Parce que c’est sa personnalité dans la vie ? Ou une image qu’on renvoie souvent aux joueurs des îles ? Les deux. « Parfois, son esprit vagabondait » , illustre Oswald Tanchot, quand Frédéric Reculeau, qui l’a entraîné à Luçon durant une saison clé de son parcours, se rappelle son allure nonchalante au départ : « Il était considéré comme un grand nounours dans l’équipe et, au fur et à mesure de l’année, un guerrier s’est révélé. Ses épaules, qui étaient vers le bas, se sont relevées. On sentait qu’il y avait de la joie, de la colère et de la revanche mélangées dans ses célébrations de but. Il est reparti avec une autre posture. » De la revanche, il n’y en avait pas quand Ludovic a montré son nom au public lensois après avoir marqué avec Clermont en février 2018 : c’était pour raviver des souvenirs aux anciens qui ont vu Jean-Noël Ajorque en Sang et Or.
Les joueurs et les entraîneurs qui ont côtoyé Ludovic Ajorque décrivent un homme simple, bien éduqué, pas égocentrique pour un sou. Toutes ses vacances, il les passe à La Réunion. « Pour moi, c’est impensable de passer mes vacances ailleurs » , assure le jeune papa, qui parle créole avec sa femme à Strasbourg. Au mois de juin, on peut donc le retrouver à Langevin, en train de se ressourcer à la rivière ou attablé en famille autour d’un rougail saucisses ( « Il adore ce plat. Il y a des oignons, du piment, de l’ail, du gingembre, des tomates.. » , détaille le papa). En train de jouer au foot avec l’équipe des Kréopolitains, aussi. C’est le nom de cette sélection officieuse qui rassemble les joueurs expatriés de La Réunion. L’année dernière, par exemple, les Kréopolitains sont venus jouer à la prison du Port avec les détenus. « On a aussi mangé avec eux. C’était pour les faire sortir du contexte prison, se rappelle Ludovic. « C’était simple, avec des gens normaux. C’était une belle journée. » Et Volcano Bomber a fait trembler les murs.
Par Florian Lefèvre
Tous propos recueillis par FL, sauf mention.