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Lucien le Toulousain
Retour dans les années 80 sur l'unique saison française de Lucien Favre, sous le maillot du Téfécé. Ses anciens coéquipiers Pierre Espanol et Christian Lopez, ainsi que son coach de l'époque, Daniel Jeandupeux, se plongent dans la boîte à souvenirs.
Arrivé cet été sur le banc du Gym, Lucien Favre n’a pas mis longtemps à dompter une Ligue 1 qu’il découvrait, faisant de suite de Nice – et dans le prolongement de la dynamique initiée par Claude Puel – le hit de ce premier tiers de l’exercice 2016-2017. Cette réussite rapide contraste quelque peu avec sa toute première venue dans l’Hexagone, il y a un peu plus de trente ans. À l’été 1983, Lucien, accompagné de sa femme, débarque en effet en tant que joueur du Servette de Genève à… Toulouse, dans les bagages de son compatriote Daniel Jeandupeux, fraîchement intronisé entraîneur du Téfécé. « Il a eu un début de saison difficile, se rappelle ce dernier. Il a mis deux mois à normaliser la situation. » Favre déboule dans une L1 qui s’appelle alors D1, aux caractéristiques qui prêteraient à sourire aujourd’hui. « Le foot français allait tout le temps à 100 à l’heure… enfin… sans changement de rythme et beaucoup basé sur l’exploit individuel, la gniaque, recontextualise Jeandupeux. Toulouse n’échappait pas à la règle. Et Lucien, à cette période-là, était très éloigné de cette culture du foot. » Parallèlement, le foot français et, plus encore, Toulouse ne connaissent pas non plus très bien Favre, bien plus anonyme qu’aujourd’hui. « Dans les années 80, on avait une peur bleue des clubs italiens et allemands, explique Pierre Espanol, son ancien coéquipier dans le Sud-Ouest. On regardait donc plutôt ces clubs que ceux de Suisse pour être honnête. » Ce que Christian Lopez, joueur du Téf de l’époque, résume schématiquement : « Pour moi, à l’époque, la Suisse, le Luxembourg, Andorre, c’était un peu la même chose, hein. »
Joueur « dialogue »
Pour cette saison 1983-1984, les joueurs toulousains découvrent donc ce Lucien qui ne serait pas fait pour la D1. D’une morphologie « un peu fine, élégante » et dans un poste de « numéro 10 qui n’existe plus trop aujourd’hui, au jeu très posé » , dixit Espanol, Favre fait déjà dans l’esthétisme et le cérébral avec sa patte gauche et une vision du jeu « intelligente, derrière les attaquants, souligne d’abord Lopez. Mais en revanche, redescendre n’était pas forcément son point fort. » Jeandupeux théorise un peu plus : « C’était un peu un joueur d’évitement, même s’il n’avait pas une accélération extraordinaire. Il faisait la différence ou en volume, ou en intelligence de jeu. » Au jeu des comparaisons, Pierre Espanol décèle en Lucien un peu de Hansi Müller pour « l’amour du beau geste » , Christian Lopez un peu de Javier Pastore « pour son dribble chaloupé » , quand Jeandupeux compte les points : « Müller me paraissait plus brillant que Favre, et Pastore a une capacité de dribble que Favre n’avait pas. Lucien, c’était un joueur qui avait besoin de l’autre, un joueur de« dialogue »plus qu’un joueur d’exploit individuel. C’est le jeu qui le mettait en situation. Voyons voir… Éric Carrière pourrait lui ressembler. »
Le salut de la méthode Jeandupeux
Éloigné de ce que demandait la D1 de l’époque, Lucien Favre doit en plus composer avec un vestiaire chamboulé par une nouvelle méthode. « Avec Jeandupeux, on est devenus les seuls de D1 à jouer en 4-4-2 en zone » , resitue Lopez. Pierre Espanol, aujourd’hui cadre technique chez les Girondins de Bordeaux, confirme les idées novatrices de l’entraîneur suisse : « Il poussait beaucoup les joueurs à s’interroger, pour qu’ils sortent de leur confort naturel. Il avait un questionnement sur l’organisation collective du jeu, sur la récupération précoce du ballon aussi, ce qui était très nouveau à l’époque. » D’un jeu très direct et rapide vers l’avant, le Téf’ doit réapprendre à construire, à changer de rythme. « Si je veux être dans l’extrême, mon objectif était d’apporter un jeu un peu plus « Barcelone », image Jeandupeux, avant de concéder : Il a fallu du temps pour que ça se mette sur les rails. » Toulouse attendra le mois d’octobre pour digérer pleinement ces changements. Et comprendre donc l’utilité de Lucien sur les bords de la Garonne. « Un joueur comme Favre était idéal dans ce jeu-là, acquiesce Jeandupeux. Favre était sur le terrain le point d’appui, le garant de ma vision du foot. Et je dois reconnaître que si je n’avais pas été l’entraîneur, Lucien aurait eu du mal à convaincre dans cette D1-là. » La collection automne-hiver du Téfécé et de Lucien offre un défilé de qualité (14 victoires, 3 nuls, 1 défaite) et propulsera finalement les Toulousains de la 16e vers les faubourgs de la 5e place de D1 (5e place, à une marche de la qualification en Coupe UEFA).
Panthère rose
Dans le vestiaire, Lucien Favre noue des liens « corrects avec toute l’équipe, avec une attitude assez relax » , selon Espanol, qui convoque un félin de l’époque pour illustrer le flegme du Suisse : « Certains, je crois, lui chantaient l’air de la Panthère rose quand il entrait dans le vestiaire. » « C’était pas un bavard, appuie Lopez. Mais bon, il arrivait tout juste de Suisse et, dans le Sud-Ouest, on parle beaucoup, on chambre pas mal. On était les opposés de Lucien en fait. » À la baguette sur le terrain, la réserve de Lucien ne fait pas de lui un leader de groupe, même s’il n’oublie pas, les résultats aidant, de transmettre parfois deux-trois consignes du coach. « Faut pas se leurrer hein : il avait tout intérêt, de par sa façon de jouer, à être dans une équipe qui privilégie le collectif » , sourit honnêtement Jeandupeux. L’expérience ne durera pourtant pas plus d’une saison, pour « un problème d’argent non versé » , d’après ce qu’a entendu le coach de l’époque. Mais Lucien repartira, semble-t-il, du 31 avec un peu plus de bagages pour sa prochaine reconversion. « Ça ne m’a pas surpris de le voir devenir entraîneur, confirme Jeandupeux. Quand on discutait football avec lui à Toulouse, on sentait qu’il avait ce potentiel. Et il a réussi à le prouver sur la longueur. Là, ce qu’il est en train de faire à Nice, c’est absolument incroyable, c’est beau, hein. Il est en train de reproduire les performances réalisées à Mönchengladbach. »
Par Ronan Boscher
Tous propos recueillis par RB