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Lost in translação
Des dizaines de milliers d'étrangers qui débarquent, et un pays qui les accueille sans se mettre une seule seconde à l'anglais, cet esperanto fatiguant : c'est aussi ça, le Brésil. Et ça ne pose aucun problème de communication. La preuve.
Au Brésil, pour l’homme ou la femme de la rue, Dante n’est pas le « père de la langue italienne » , mais un défenseur central chevelu, et la langue de Shakespeare n’est pas non plus l’idiome véhiculaire imposé par les gringos à la surface du globe. Dans ces conditions, comment communiquent les hordes de barbares venus fêter la gonfle ? Sans avoir d’informations exclusives sur le déroulé de la nuit qui a vu ce pauvre William Meynard interpellé par la police pour « usage de drogue et corruption active » , une thèse linguistique pourrait néanmoins permettre d’expliquer la mésaventure du nageur devenu policier. Avant d’être libéré, l’infortuné Meynard a en effet expliqué au policier avoir fumé des joints avec deux inconnus. Or, il est fort probable que ces derniers, pour vanter la qualité du produit, aient surenchéri de « muito legal » , que l’ancien sprinteur tricolore aurait interprété comme un encouragement à tirer sur son joint avec ostentation sur la voie publique. En vérité, l’ancien sprinteur tricolore aurait donc été victime de l’un des plus grands ennemis du touriste en goguette dans un pays dont il ne connaît rien de la langue : le bien nommé faux ami.
Pousser veut dire tirer
Heureusement, les conséquences d’un malentendu linguistique ne sont pas forcément toujours aussi pénibles. Elles peuvent même s’avérer cocasses : se déclarer « constipado » dans une pharmacie est ainsi l’assurance d’en ressortir avec un remède pour le rhume. Si votre logeur vous promet de vous apporter le « frigederia » qui figure à l’inventaire de votre appartement de location, ne vous réjouissez pas trop vite : on parle là d’une simple poêle à frire. Et si vous vous mettez à la recherche d’un « batom » pour votre trek en Amazonie, c’est vers le rayon cosmétique que le vendeur va vous diriger, « batom » désignant ici exclusivement un bâton… de rouge à lèvre. Attention aussi en ouvrant les portes si vous aimez soigner vos entrées au restaurant : ici, « puxar » veut dire tirer (et « tirar » , enlever).
Reste que dans les langues romanes, la quasi-totalité du vocabulaire est de la même famille. On peut donc presque toujours deviner le sens d’un mot quand on en connaît un ressemblant dans une autre langue romane. De ce point de vue, les Francophones ne sont donc pas les plus à plaindre parmi les badauds errant dans le quartier de Lapa, celui-là même où le pauvre Meynard est désormais tricard. Reste que ceux qui, à défaut d’écoles de langue, ont fréquenté un conservatoire de musique, sont privilégiés. Car ici, on ne parle pas portugais : on le chante. Un accent dont raffole Hicham, un Français qui habite dans la Drôme et porte le maillot des Lions de l’Atlas. Il est impressionné par la facilité à nouer des contacts : « C’est un truc de ouf, tu vas pisser, tu te laves les mains et y a un mec qui te parle, il sait que tu comprends rien ou pas grand-chose mais il fait les questions et les réponses quoi, et il se marre en voyant que tu sais pas comment relancer. C’est juste un pays de kiffeurs, ils s’en foutent que tu sois noir, gros, pauvre ou bouddhiste, tu croises un regard et direct c’est que du sourire, surtout les meufs, alors qu’en France, elles baissent les yeux genre t’as des lunettes qui déshabillent, ici elles sourient à pleines dents, alors qu’elles sont déjà à moitié à oilpé. » Et Hicham de poursuivre : « Ici, un gars du bled qui a eu ses premiers émois sexuels avec une chèvre et qui passe son temps à se demander ce qu’il y a derrière le voile des filles, il fait une crise cardiaque direct. » Le Maroc n’étant pas de la partie, Hicham sera évidemment derrière les Bleus, mais aussi derrière la Seleção : « Plus je suis là, plus j’espère qu’ils vont gagner la coupe, franchement ça me ferait mal de voir les Brésiliens tristes. »
Des filles et une bise à Pelé
Henrique, lui, est chilien mais semble porter toute la misère du monde sur ses épaules. Il jure que c’est juste sa tête, qu’il est hyper heureux au Brésil. La langue ne lui pose aucun problème. « Il y a des paysans dans mon pays qui ne sont pas allés à l’école, quand ils parlent espagnol, je les comprends moins bien que les Brésiliens » . Finalement, une seule chose l’a réellement surpris depuis qu’il est arrivé ici : la capacité de ses interlocuteurs à le toucher quand il parle. « C’est pas méchant, je m’y fais, mais je sais que mon père par exemple, il le vivrait mal, je sais pas trop comment il réagirait, violemment peut-être » , dit-il en esquissant ce qui peut s’apparenter à un sourire. Mike et Robert, eux, sont australiens, et parlent un anglais relativement précaire. Autant dire qu’ils ne sont pas à proprement parler polyglottes, même si Robert, grâce à sa mère lettone, a des « bases en russe » , ce qui ne lui est d’aucune utilité. Ils sont bien souvent désarmés, donc, devant les tentatives de discussion des indigènes. Mais pour autant, n’ont aucune raison de penser que c’est rédhibitoire dans ce qui est, avec les exploits de Cahill, leur obsession numéro un : les filles. « J’ai eu une aventure avec une Grecque rencontrée à la fan zone, elle ne parlait pas un mot d’anglais » , raconte Mike, qui ne s’interdit donc pas de mettre une Carioca dans son lit. « Elles sont tellement avenantes, ça ne paraît pas une mission impossible ! »
Cristina, une jeune Brésilienne, est accompagnée de Soren, un Danois qui fait un stage dans un cabinet d’architecture à Rio. Pour payer ses études de commerce, elle est hôtesse dans l’événementiel, ce qui lui a permis de « faire la bise à Pelé, Gustavo Kuerten, et plein de stars de telenovelas » . Elle parle un anglais correct et ne comprend pas bien le cliché du Brésilien tactile et libidineux : « J’ai eu des petits amis français et italiens, je peux te dire qu’ils avaient les mains baladeuses et qu’ils étaient plus coquins au lit que n’importe lequel de mes ex brésiliens. » Selon elle, si peu de gens parlent anglais ici, c’est que rares sont encore ceux qui « peuvent pousser les études à un certain niveau. Mais les Brésiliens sont doués pour les langues. J’ai plein d’amis qui sont partis en France, ils ont appris la langue en quelques mois. »
« J’ai jamais vu personne avec l’alcool mauvais ici »
Il se fait appeler Bobo, est originaire de Romainville, et vit désormais près d’Angers. « Je suis nul en langues, mon truc à moi, c’est l’informatique » , annonce-t-il. Il était venu visiter un ami l’an dernier à Rio pendant trois semaines et a chopé le virus. « Là, on est 6 dans un appart de 40 mètres carrés. Inutile de te dire qu’on vit surtout dehors. » Bobo est à moitié ivoirien et est impressionné par la bonne humeur qui règne au Brésil : « À Abidjan, on sait vivre aussi, mais quand ça picole, c’est tendu, y a toujours des problèmes, de fric, de femmes. Ici, j’ai l’impression d’avoir jamais vu quelqu’un avec l’alcool mauvais, apparemment ils sont vaccinés contre la gueule de bois, aussi, parce qu’ils enchaînent, hein ? » L’alcool, le meilleur ami du touriste selon lui : « À jeun, c’est un pote qui parle espagnol qui gère pour nous. Mais une fois la soirée lancée, c’est fou ce que tu tchatches, un mélange de langage des signes, d’anglais de base, et de français avec des ao à la fin, ça passe. Hier j’ai parlé deux heures avec un Brésilien du PSG, nickel. Après, si les mecs me lancent sur la géopolitique, ça va coincer, mais ils sont pas cons, ils savent qu’on est là pour boire un coup, mater les filles, et enchaîner les matchs. »
Le Brésil fait donc partie de ces pays où la barrière linguistique n’est en fait qu’un mirage. Avec de la bonne volonté, les yeux expressifs, et un bon sens du mime, l’échange devient miraculeusement fluide. Au bout de quelques minutes, pour encourager son interlocuteur à persévérer dans sa tentative de communication, il n’est pas rare que le Brésilien pose une main sur son épaule, et caresse, de l’autre, son ventre, ou ses poignets d’amour. Et après avoir échangé des banalités sur les saisons bien marquées dans nos contrées tempérées, l’hiver de Rio qui ressemble à notre été, et la coupe de cheveux de Neymar, on se quittera par un long et tendre abraço. De celle qu’une mère WASP américaine ferait à son GI de fils sur le tarmac, avant de le laisser s’envoler pour la guerre. Au Brésil, c’est à la sinistrose qu’on déclare la guerre. Et c’est « muito legal » .
Par Vincent Riou, à Rio