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Loi anti-casseurs : tous supporters, tous suspects ?
Depuis mardi soir, nos députés planchent sur la loi anti-casseurs que le gouvernement a dégainée en toute vitesse et en panique, en réaction aux manifestations des gilets jaunes. Ce texte exhale pourtant un sale arrière-goût de déjà-vu pour une partie de nos concitoyens : les supporters. En effet, les mesures sont en grande partie inspirées de la législation « anti-hooligans » qui n'a cessé de basculer dans le tout répressif depuis plus de quinze ans. Nul n'est néanmoins prophète – de malheur – en son pays.
Tous les ultras de France et de Navarre ont sauté devant leur télé ce soir-là. Ils l’avaient bien dit et même crié sur tous les toits et les réseaux sociaux. C’est arrivé comme une météorite dans un film catastrophe. « On a connu une situation en France, où dans des grandes manifestations publiques, on avait des débordements d’une grande violence. C’était dans le courant des années 2000, dans les stades de foot. On a pris des mesures à l’époque qui avaient surpris et parfois interrogé.(…)Ce dispositif a bien fonctionné. Si on veut à la fois défendre la liberté de manifester, si on veut faire en sorte que ceux qui ne sont pas d’accord avec une mesure puissent le faire pacifiquement, il faut faire évoluer notre droit. » Édouard Philippe, Premier ministre de la France, ne s’en est même pas caché. Ce n’est plus le foot qui est le reflet de la société, mais la société qui est devenue un stade. Nous l’avions observé avec les Bleus sur le versant symbolique et médiatique. Voila que c’est l’ensemble de notre vie politique et sociale qui se trouve footballisé. Il faut dire que le gouvernement ne fait que reprendre une PPL (proposition de loi) « anti-casseurs » du groupe LR du Sénat, dont l’inspiration était ouvertement puisée dans la gestion des supporters.
De l’écharpe du FC Nantes au Gilet jaune
Et comme pour enfoncer le clou définitivement, Laurent Nunez, secrétaire d’État auprès du ministère de l’Intérieur, affirma sans rougir lors du séminaire de la Division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH) mardi à Clairefontaine : « Le gouvernement n’a pas l’intention de revoir à la baisse les dispositifs de police administrative, ni dans les textes ni dans leur mise en œuvre. Certains nous trouvent peut-être trop répressifs, trop liberticides. Je n’ai pas ce sentiment. Nous avons atteint un bon équilibre entre la liberté des gens de se rendre au stade et le fait que cette liberté puisse s’exercer en toute sécurité. » Bref, si cette usine à gaz a fonctionné pour les emmerdeurs avec des écharpes du FCN, on devrait bien arriver à s’occuper de ceux qui portent des gilets jaunes.
Évidemment, deux minutes à potasser le dossier et à collecter les statistiques suffisent pour démonter un tel argumentaire. Déjà, aucune véritable évaluation publique ni parlementaire n’a été menée sur les divers corpus qui se sont succédé depuis la loi Alliot-Marie adoptée dans la foulée du fameux PSG-Caen, en passant par la Loppsi 2 en 2011 (Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité), ou encore l’instauration des Interdictions administratives de stade (dans la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme). Au contraire, les spécialistes et les chiffres de la DNLH ont démontré que finalement, désormais, cet arsenal légal servait essentiellement à taper sur les associations officielles, les « contestataires » , les amateurs de fumigènes (pour le bonheur de la LFP) et occasionnellement les amateurs de weed (une vraie obsession de la fumée). Pour le reste, l’évolution des violences dans et autour du stade paraît presque déconnectée de cette épaisse jungle législative.
Le plus inquiétant en ce qui concerne le droit – nos droits et surtout nos libertés – réside dans les tournures de style du texte en cours d’examen. En effet, davantage que la volonté de créer des zones de contrôle ou encore de viser tel ou tel groupuscule violent, c’est bel et bien la petite phrase laissant la possibilité au préfet d’interdire de manifester n’importe qui au nom de son « comportement » supposé, sans avoir la moindre justification à fournir, qui angoisse le plus. L’appréciation du côté acceptable des convictions se retrouve abandonnée à l’arbitraire d’un simple fonctionnaire en charge du maintien de l’ordre, puisque les juges sont désormais évacués de la prise de décision (et donc avec eux la possibilité de se défendre). Pour rappel, la Loppsi 2 avait rodé ce détail technique, et permis d’interdire de déplacement n’importe quel individu « se prévalant de la qualité de supporter » d’une équipe « ou se comportant comme tel » . Des immatriculations dans le 75 valaient désormais une suspicion (et une interpellation) équivalente à un lourd passé dans une firme hooligan du Kop of Boulogne (KOB).
Nous sommes surtout dans la filiation des lois d’exception, souvent adoptées pour contenir des menaces terroristes (c’était le cas de celles dites « scélérates » en 1894 contre l’activisme anarchiste). À chaque fois, bien davantage que de s’en prendre à la véritable menace dénoncée, il s’agissait surtout de régler ou réprimer des formes de contestations politiques ou sociales plus vastes. De la sorte, à l’occasion de l’instauration de l’État d’urgence, après la vague d’attentats islamistes, des interdictions administratives de manifester basées sur les arrêtés de séjour (élaborée en 1955 dans une France en pleine guerre coloniale) furent décrétées massivement. Finalement, il fut surtout question de contenir les écolos lors de la Cop 21, et les « autonomes » et autres black blocs lors des manifs contre la loi travail.
Une opportunité politique ?
Alors, peut-on espérer qu’à l’occasion justement du vote en cours, une loi qui pour le coup touche à l’une des plus fondamentales libertés publiques, celle de manifester (mais qui contrairement au droit de grève n’est pas inscrite dans la Constitution), les esprits se réveillent ? Paula Forteza, députée LREM, n’expliquait-elle pas que « si on donne à l’administration la possibilité de faire ce type d’interdictions, on perd la séparation des pouvoirs » ? Les forces politiques et sociales de ce pays, qui sont restées si silencieuses sur le sort des tribunes populaires, vont-elles non seulement conjurer le péril en la demeure républicaine, mais en arracher la racine ? Bref remettre les supporters au niveau de tous les citoyens au lieu de voir tous les citoyens traités comme les abonnés des virages ? Malheureusement, pour le moment, on entend surtout des grandes explications bancales refusant de comparer ultras et manifestants, comme si les droits fondamentaux perdaient de leur substance dès lors qu’on ne gueule pas au bon endroit.
Par Nicolas Kssis-Martov