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Liverpool, la logique imperturbable des fous
Ce qui s'est passé à Anfield relève de la dramaturgie. Et ceux qui étaient simultanément enfermés dans un théâtre ce mardi soir ne peuvent affirmer le contraire.
C’était un engagement de longue date qui était bien plus facile à tenir connaissant l’issue du match aller. 3-0 pour le Barça, rares étaient ceux qui voulaient croire en une énième remontada. Et après tout, pourquoi poser un lapin quand Lionel Messi a déjà détruit en partie les rêves des Reds ? Un vrai supporter de Liverpool n’aurait jamais eu l’idée d’assister ce mardi soir à la répétition générale d’une pièce jouée au théâtre du Rond-Point. Un Scouse de toujours se serait accroché quoi qu’il en soit pour pousser les siens. Parce que ces types connaissent leur club et ils étaient des milliers comme ça à Anfield Road, prêts à vivre une nouvelle soirée hors du temps. Mais parfois, le simple sympathisant doit savoir prendre un peu de distance, même si c’est fait à reculons.
Les souvenirs d’Istanbul ne laissent pas indemne. Si bien qu’avant de s’engouffrer à 20 heures dans la salle obscure des Champs-Élysées, il y a forcément une forme de culpabilité au moment d’accepter qu’une partie de l’histoire du foot puisse s’écrire sans pouvoir y prendre part. Et si c’était le match de l’année que l’on s’apprêtait à rater ? Sauf que cette pièce de Zabou Breitman porte un titre intrigant (voire prémonitoire) : « Logiquimperturbabledufou » .
La diagonale des fous
Portable au fond de la poche, le respect des artistes obligeant à accepter son sort, on se laisse alors porter par une mise en scène, un jeu d’acteur et un sujet saisissant. Car c’est un monde de fous qui se dévoile sur scène, décrit à travers des morceaux de vie réels captés dans l’hôpital Saint-Anne, et où les schizophrènes, le personnel soignant, les bipolaires, les paranoïaques et des lapins roses s’entrecroisent dans l’enveloppe corporelle de quatre acteurs prometteurs pendant une heure vingt à un rythme effréné. Certaines tirades, empruntées à des auteurs comme Anton Tchekov, permettent de mieux cerner le propos : on est tous le fou de quelqu’un d’autre. Lequel de nous est le médecin et le malade ? Qui de l’enfermé ou de l’enfermant a raison ? « Pourquoi eux, et pas nous » ? Cette dernière question, certains se la poseront un peu plus tard dans la soirée.
Au moment de reprendre contact avec le monde extérieur, un regret s’est évaporé : ce n’était pas du temps perdu. Et un coup d’œil sur l’évolution du score à Anfield suffit pour comprendre que tout est encore possible : c’est la mi-temps et Liverpool mène 1-0. Rien de fait, rien de perdu, les Reds prennent plaisir à ménager le suspense. Et forcément, la seconde mi-temps sera à suivre avec les yeux rivés sur les écrans d’un des rares pubs du quartier — qu’importe si celui-ci jure plutôt allégeance au rugby, au vu des maillots de XV encadrés aux murs —, pendant que la troupe débriefe sa prestation. Georginio Wijnaldum est lancé dans la partie par le dramaturge Jürgen Klopp et c’est un nouvel acte de la soirée qui peut démarrer. À Liverpool, à Paris et ailleurs.
Le droit d’asile
Le Néerlandais et ses copains offriront finalement un formidable prolongement à la pièce. Deux coups de bâton en deux minutes, pour faire comprendre aux Catalans que s’ils pensaient avoir aliéné les Anglais la semaine passée, c’est à leur tour d’enfiler la camisole. Portés par les souffleurs du peuple rouge, les gars de la Mersey récitent un texte qui semblait finalement être écrit sur mesure. C’est Sadio Mané qui se démultiplie sur le front de l’attaque. C’est Jordan Henderson qui va mordre les mollets du porteur de ballon. C’est Alisson Becker qui caresse les frappes qui lui sont envoyées. C’est Virgil van Dijk qui sent les interceptions avant tout le monde. C’est Xherdan Shaqiri qui enchaîne les courses. C’est Fabinho qui transperce les lignes. C’est James Milner qui se bat comme un lion. C’est Trent Alexander-Arnold qui trimbale sa confiance dans son couloir. C’est tout un collectif qui est porté par la déraison et qui veut renverser les certitudes du Barça.
Les événements s’enchaînent comme si l’épilogue était déjà connu de tous, même de Luis Suárez seul dans le rond central qui sait reconnaître quand ce stade est prêt à chavirer dans l’irrationnel. Ainsi, la pinte de bière est à peine éclusée que Divock Origi se drape d’un rôle qui ne lui était pas destiné après les premiers castings. Et le Belge se mue en héros inattendu quand il reprend un corner malicieusement tiré par Alexander-Arnold. Comme si les défenseurs blaugrana étaient les seuls à ne pas avoir pris connaissance du script. Dans le bar, les voituriers des hôtels de luxe environnants et les cadres en voyage professionnels se figent eux aussi, bousculés dans leurs petites habitudes. La folie a encore frappé à Liverpool. Comme si tout ça était finalement imperturbablement logique.
Par Mathieu Rollinger, au bon endroit au bon moment
Logiquimperturbabledufou de Zabou Breitman, du 9 mai au 2 juin au Théâtre du Rond Point