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Liverpool, Angleterre de révolte
Alors que les fans des Reds se sont mis l'opinion publique anglaise à dos en sifflant notoirement le God Save the Queen lors du Community Shield début août, une importante partie du public d'Anfield n'a jamais cessé d'exprimer en tribunes son opposition à l'establishment londonien, au Brexit et aux politiques libérales des Tories. Sans oublier de mettre en avant l'identité européenne et multiculturelle de la ville. Une politisation des supporters qui prend sa source au tournant de l’ère thatchérienne et qui retrouve aujourd’hui la pleine lumière des projecteurs.
C’est une bronca qui n’a surpris personne. Du moins, pas en Angleterre. Le 4 août dernier, Virgil van Dijk et ses coéquipiers foulaient la pelouse de Wembley face à Manchester City pour ouvrir la saison lors du Community Shield. L’occasion de célébrer un beau moment de communion nationale au rythme de God Save the Queen avant la rencontre. Sauf que l’ode chantée à la couronne est vite noyée par une marée ininterrompue de sifflets, qui dévalent des tribunes acquises aux Reds. Tout sauf surprenant, alors que les fans du club scouser, malgré les tensions identitaires et politiques qui crispent actuellement le Royaume, n’ont comme à leur habitude pas peur de suggérer leurs affinités idéologiques et leur opposition au pouvoir central.
Thatcher, l’origine du mal
Pourquoi Liverpool boude le God Save the Queen ? Parce qu’identitairement, le Scouser n’est probablement pas tout à fait un Anglais comme les autres. « Ces sifflets vis-à-vis de l’hymne national, je les entends depuis que je suis né, confirme le supporter des Reds et enseignant en management du sport à l’université du Lancashire Joel Rookwood, notamment auteur de We’re not English, we are Scouse !, une étude sur la culture du supportérisme à Liverpool. Ici, il y a cette distinction identitaire entre être de Liverpool et être anglais… À un degré divers, c’est une ville un peu comme Naples, Marseille, Hambourg, qui s’est construite en marge du grand récit national. Ça n’a pas toujours été le cas pourtant : par exemple, la ville a été une cité majeure de l’empire britannique. » Liverpool commencera à construire son particularisme dans la souffrance, quand l’ouragan Margaret Thatcher et l’extrême violence de ses politiques libérales paupériseront douloureusement sa classe ouvrière. « Les politiques de Thatcher ont marginalisé Liverpool dans les années 1980. Aujourd’hui encore, huer l’hymne national est une réponse à cette trahison. Le truc, c’est que les jeunes de Liverpool sont culturellement éduqués à comprendre et connaître ce pan d’histoire de la ville. La transmission entre générations fonctionne très bien à ce niveau-là. C’est aussi pour ça que le parti Tory, celui de Thatcher, qui tient actuellement les rênes du pouvoir, reste peu populaire auprès de nombreux fans du club aujourd’hui » , confirme Rookwood.
Cap sur l’Europe
Une méfiance vis-à-vis de l’establishment qui s’exprime également à travers les positions pro-européennes des fans du club. On retrouve ainsi à l’occasion dans le Kop d’Anfield une bannière de soutien à l’effigie du leader de l’opposition travailliste défavorable au Brexit, Jeremy Corbyn (même si ce dernier a lui-même longtemps cultivé l’ambiguïté autour de sa position sur la sortie de l’UE), comme lors du 7 mai 2017, lors d’un match face à Southampton. Un visuel doublé d’une inscription « What unites us is greater than what divides us » (ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise). « Liverpool est un club ancré politiquement à gauche, mais certains fans jugent bon de le montrer de façon plus visible aujourd’hui, compte tenu du contexte anglais, poursuit Rookwood. On a une majorité de supporters plus enclins à soutenir les travaillistes, qui sont pro-remain, pro-européens et anti-Tories, et on peut épisodiquement entendre des chants de soutien à Corbyn, oui. » Un soutien que certains fans proclament aussi en gueulant dans les travées d’Anfield un chant consacré au leader du Labour, une reprise de Seven Nation army intitulée « Ooh Jeremy Corbyn » devenue virale courant 2017.
Là encore, les partis pris politiques des fans des Reds sont partiellement le résultat de l’histoire de la ville, alors que Liverpool n’a jamais cessé de revendiquer son ouverture sur le continent : façonnée par l’immigration, surtout irlandaise, à partir du milieu du XIXe siècle, nommée capitale européenne de la culture en 2008, la cité a majoritairement vu dans l’Europe une opportunité plus qu’un danger économique et a voté à 58% en faveur du maintien dans l’UE. Pas tout à fait anodin, alors que d’autres grandes villes industrielles comme Birmingham se sont prononcées en faveur de la sortie de l’Union. « 2008 et les investissements qui ont accompagné l’événement nous ont permis de nous remettre sur pied. Ou, en tout cas, de faire en sorte que la situation économique n’empire pas pour les classes populaires, là où on avait le sentiment qu’on avait touché le fond depuis les années 1980 » , estime Rookwood. Parmi les exemples les plus emblématiques, on peut citer celui du port de Liverpool, qui bénéficiait d’un prêt de 185 millions d’euros de la Banque européenne d’investissement, pour financer son extension.
Johnson, public Enemy
Alors que Boris Johnson, figure emblématique du parti Tory, est devenu le Premier ministre du Royaume fin juillet dernier, le particularisme identitaire et politique affiché par une bonne partie des habitants de Liverpool et des fans des Reds prend évidemment une saveur particulière. L’actuel homme fort de Londres s’est mis quasiment tous les supporters du club à dos depuis la publication en 2004 d’un article dans le magazine The Spectator, dont il était alors éditeur, qui sous-entendait que des fans de Liverpool alcoolisés étaient en partie responsables de la tragédie d’Hillsborough.
« Évidemment, ça joue grandement contre lui, mais, plus globalement, Johnson cherche continuellement des boucs émissaires, que ce soit les musulmans, les immigrés ou les classes populaires » , estime Rookwood. La grande majorité des fans du club s’inscrit à l’encontre de cette rhétorique et de ces idées-là. » Quitte à accentuer l’incompréhension entre les Liverpuldiens et une frange de l’Angleterre qui voit dans le Brexit une porte de sortie à une mondialisation sauvage et incontrôlée ? « Peut-être, mais je dirais que, de toute façon, personne en dehors de Liverpool ne comprend vraiment comment s’est construit identitairement la ville, conclut Rookwood. Si tu t’éloignes de 10 miles de Liverpool, tu tombes sur des bourgs où tout le monde chante l’hymne national et clame sa fierté d’être anglais… Cette spécificité locale est assez unique en son genre d’ailleurs : à Liverpool, on ne demande pas l’indépendance comme le Québec ou la Catalogne, mais on veut rester dans l’UE par exemple. Et ce romantisme isolationniste vis-à-vis du reste du pays a profondément pénétré la culture foot ici, évidemment. »
Par Adrien Candau
Tous propos recueillis par AC