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Ligue 1 : la multipropriété de tous les dangers
Avec le récent rachat de Strasbourg, huit clubs de Ligue 1 font désormais partie d'une galaxie comptant au minimum deux clubs. Une stratégie économique qui pourrait bien mettre en danger la compétitivité et le rôle du championnat de France dans les années à venir.
Paris, Monaco, Lyon, Clermont, Nice, Toulouse, Lorient et désormais Strasbourg. Non, il ne s’agit pas du prochain quinté dans l’ordre, mais bien de la liste des écuries de Ligue 1 ayant franchi le cap de la multipropriété. Un inventaire auquel on pourrait évidemment rajouter Troyes qui a rejoint le City Group à l’automne 2020, mais qui ira faire un tour en Ligue 2 à la reprise. Neuf équipes, huit sans l’ESTAC – quasiment la moitié du championnat de France – avec pour dernier arrivant le RCSA, qui vient de voir débouler Chelsea en Alsace jeudi dernier. Si certains, comme le PSG, l’ASM, l’OL, l’OGCN – qui pourrait descendre dans la hiérarchie si Ineos venait à racheter Manchester United – et le CF63, sont, pour le moment, en haut de leur pyramide, d’autres, les Strasbourgeois notamment, pourraient bien être condamnés à rester dans l’ombre de la tête d’affiche, les Blues pour les pensionnaires de la Meinau. Et la Ligue 1 retrouver son statut de Farmers League.
De l’argent, rapidement
« Nous avons rencontré BlueCo en janvier dernier, après avoir constaté que nous avions atteint un plafond depuis deux ou trois ans, alors que notre projet, depuis onze ans, c’est de progresser de façon continue. Nous sommes redevenus un club respecté en France, apprécié, bien géré avec 65 M€ de budget. Mais le stade, qui est en rénovation, est plein, et nos recettes optimisées au maximum. […] Il fallait réfléchir à une évolution pour aller un peu plus haut », rejouait Marc Keller dans les colonnes de L’Équipe pour justifier l’arrivée de BlueCo à la tête du Racing. Loïc Ravenel, chercheur au Centre international d’études du sport (CIES) abonde : « Localement, on a de plus en plus de difficultés à trouver des investisseurs français qui veulent mettre la main au portefeuille parce que les coûts sont extrêmement élevés pour des retombées qui, finalement, sont, pour la plupart des clubs, assez faibles. »
Alors, quels intérêts y trouvent ces mécènes étrangers ? « La France a pas mal d’opportunités, il y a beaucoup de formation de joueurs, donc c’est intéressant pour des investisseurs d’être impliqués dans ce processus. C’est aussi une manière d’accéder à un vivier de joueurs important dans un pays avec des clubs qui sont assez sûrs, au sens où il y a du contrôle en France. C’est un pays qui, malgré tout, marche assez bien, où les salaires sont payés, où les clubs font moins faillite qu’ailleurs. Ils viennent sur un marché qui, par rapport au marché anglais, est assez peu cher, parce qu’en Angleterre, tous les clubs ont été rachetés, et leur prix est vraiment extrêmement élevé », rajoute Loïc Ravenel. Avec en plus, la perspective d’une éventuelle plus-value à la revente comme l’anticipe Luc Arrondel, chercheur au Centre national de recherche scientifique (CNRS) : « Si vous regardez le classement Forbes, on s’est amusé à tracer la courbe de l’évolution des valeurs des clubs et c’est vrai qu’il y a une forte inflation. » Toutefois, cette stratégie basée sur un besoin rapide de fonds pourrait bien obscurcir le futur de la Ligue 1 à plus long terme.
La Ligue des talents
Un danger dont Vincent Labrune semble pleinement conscient, comme il le confiait à L’Équipe au début du mois de juin, et donc avant le rachat du RCSA : « Nous, on cherche des investisseurs puissants attirés par nos quatre places en Ligue des champions et la future hausse de nos droits audiovisuels. […] Si, demain, tous les clubs de L1 devenaient des filiales de clubs anglais, cela poserait des problèmes en matière de compétitivité, de spectacle et de performances européennes. » Le chercheur au CNRS lui aussi se questionne à ce sujet : « Est-ce que les propriétaires américains (qui possèdent notamment Lyon, Toulouse, Strasbourg et Lorient, NDLR) ne voient pas la Ligue 1, à part quelques clubs, comme une ligue mineure ? Est-ce que ce n’est pas une solution pour eux d’avoir des clubs satellites pour faire jouer leurs joueurs, pour éventuellement en acheter d’autres, prometteurs, et les faire jouer pour pouvoir les récupérer après dans une ligue majeure qu’est la Premier League ? »
Une vision très nord-américaine du sport, comme en NBA notamment, où chaque franchise est flanquée d’une équipe de G-League, une ligue de moindre niveau. Pire, certains joueurs de NBA, via des contrats spécifiques dits « two way », peuvent même naviguer entre les deux équipes, et les deux championnats, durant l’année. Un peu comme si un joueur prêté avait la possibilité de faire des allers-retours entre ses deux clubs pendant la saison. Le championnat de France pourrait ainsi devenir une vulgaire ligue de développement, et Lorient l’a déjà appris à ses dépens avec le départ de Dango Ouattara vers Bournemouth à la mi-saison. « La Ligue 1 s’était définie comme la Ligue des talents, et là, c’est un peu l’aboutissement de cette stratégie », plaisante à moitié Loïc Ravenel. Un risque non dissimulé, puisque dans tous les cas, ces clubs, tombés sous le joug d’autres, vont forcément se retrouver bloqués à un moment donné.
Vous avez dit Superligue ?
« La multipropriété va finir par poser des problèmes en matière de conflits d’intérêts, et puis aussi de stratégie de club », avoue Luc Arrondel. Surtout au niveau européen, puisque l’UEFA interdit à deux écuries ayant le même propriétaire de disputer la même compétition. Raison pour laquelle Toulouse tente de mettre en place différents stratagèmes pour conserver son ticket en Ligue Europa, à laquelle participe également l’AC Milan, détenu lui aussi par RedBird. C’est d’ailleurs ce point qui limite les ambitions des écuries passées aux mains d’autres, plus grandes, comme le confesse le chercheur au CIES : « C’est le problème que posent ces synergies hiérarchiques au sens où il y a un club qui peut être tête de gondole et puis les autres qui sont hiérarchiquement en dessous, de par leur position à la fois sportive, mais aussi dans la structure. »
Ainsi, même si Strasbourg venait à se qualifier pour la Ligue des champions, les Alsaciens pourraient en être privés si Chelsea y participait également. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. « Là, on a vraiment le chef et ses franchisés au-dessous qui répondent à un cahier des charges qui essaye d’être relativement uniforme en matière d’outils et de méthodes de travail, par exemple pour avoir une synergie et bénéficier finalement au club phare qui est la tête de gondole, reconnaît Loïc Ravenel. C’est une ligue fermée qui se construit sans l’officialisation de la ligue fermée. Mais dans les faits, de par les règlements, on sent bien que c’est possible. » Sans la nommer, la Superligue pourrait donc faire son retour, dans l’ombre, en profitant des largesses juridiques du moment. À moins que la formule originelle ne règle ces problèmes, comme le suggère Luc Arrondel : « Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que les clubs se mettent d’accord pour créer une compétition européenne pour éviter ce genre de stratégies ? Ça peut aussi peut-être une solution. » Une chose est sûre, comme toujours, c’est sans doute le football qui en ressortira perdant.
Par Florian Porta
Propos de Loïc Ravenel et Luc Arrondel recueillis par FP.