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Strasbourg, one love forever
Revenu pas à pas de l'enfer de la cinquième division avec son propre modèle, le Racing Club de Strasbourg ouvre une nouvelle page de son histoire ce dimanche. Le rachat du club par BlueCo, fonds d'investissement également détenteur de Chelsea, pose de nombreuses questions parmi les supporters.
Les grands sourires nés du maintien arraché dans le final d’une saison éprouvante n’auront pas fait long feu sur les visages des amoureux du RC Strasbourg. Le 22 juin dernier, ils laissaient en effet place à une certaine inquiétude, lors de l’annonce du rachat du club par le fonds d’investissement américain BlueCo, à la tête de Chelsea depuis un peu plus d’un an. Fini le club populaire et familial qui était parvenu à s’extirper des affres de la cinquième division jusqu’à une belle sixième place en 2022, remportant au passage une Coupe de la Ligue et goûtant aux barrages européens ? La réponse viendra progressivement, au fil des décisions prises par la nouvelle gouvernance. Quoi qu’il en soit, c’est dans ce contexte que les Racingmen et leurs fans lancent leur saison ce dimanche face à l’Olympique lyonnais, point de départ d’une nouvelle ère. Bien conscients également qu’après une saison sur un fil, le modèle proposé par Marc Keller depuis plus d’une décennie avait atteint son plafond de verre.
La fin de l’histoire ?
La conte de fées écrit par le club alsacien depuis son rachat par Marc Keller en 2012 peut-il continuer de s’écrire dans ce nouveau contexte ? Les émotions fortes vécues par les supporters resteront-elles sans lendemain ? La question est désormais ouverte. « Pour moi c’est une rupture totale, la fin d’une histoire. On croyait à cette idée de club différent, qu’on pouvait réussir pas à pas avec nos moyens, regrette Fabrice Voné, supporter depuis plus de quarante ans et rédacteur en chef des hors-séries de Zut “Un seul amour et pour toujours”. Je me plaisais à croire qu’on pouvait s’en sortir seul. C’était encore le discours de Marc Keller il n’y a pas si longtemps, avec le modèle de l’Allemagne, les fanzones, les recettes générées au stade. Pas forcément gagner le championnat, mais se maintenir avec quelques éclats comme la Coupe de la Ligue en 2019, c’était parfait. Le centre de formation renaissait de ses cendres et commençait à apporter quelques joueurs intéressants. Bien sûr, tous les ans il fallait vendre un mec. Mais moi ça m’allait bien ce foot-là. »
Le romantisme se serait donc fait la malle, au profit du foot business. « Avant, tu pouvais te dire “on va battre le PSG au terme d’un match homérique, finir quinzième”, tu pouvais te raccrocher à ça en tant que supporter », poursuit Voné. « On est un peu pris entre deux sentiments. Il y a forcément une inquiétude, parce que le club vivait bien depuis dix ans au niveau structurel, au niveau de la gouvernance, même s’il y avait des limites sportives. La situation était plutôt confortable. Le rachat remet un peu tout en question », enchaîne Philippe Wolf, président de la fédération des supporters locaux. Mais pas question, pour autant, de céder tout de suite à la panique : « Pour l’instant, il n’y a pas de sentiment de dépossession, dans la vie quotidienne on n’a pas l’impression qu’il y ait d’évolution. Par exemple, la journée des supporters organisée chaque année avant le début du championnat a eu lieu dans des conditions normales. »
Votre identité, s’il vous plaît
Au-delà de l’avenir du club, traumatisés par les précédents McCormack (société de marketing sportif américaine venue couler le club à la fin des années 1990) et Hilali, certains craignent de voir l’identité si patiemment construite au fil des années disparaître. « Au sein de ma génération, les gens étaient assez dégoûtés », indique Fabrice Voné, avant de reconnaître que tous n’ont pas la même lecture : « Ce qu’il s’est passé depuis la reconstruction a amené toute une nouvelle génération au stade, qui s’est retrouvée dans ce Racing et qui a connu une montée en puissance crescendo. Eux n’ont jamais connu les années noires. Pour cette génération, c’est peut-être logique qu’il y ait des capitaux étrangers qui rachètent le club et que du pognon arrive. Mais je reste sceptique et pessimiste sur ce modèle-là et ce que deviendra le football en France dans deux, trois ans. » Au point que le rachat provoque d’intenses débats sur son bienfait : « On voit des prises de bec entre supporters en ligne, un débat d’anciens contre modernes. Il y a deux clans, avec des gens vraiment partisans du truc et qui ont des étoiles dans les yeux. »
Pour les associations de supporters, si voir de nouveaux investisseurs venir filer un coup de main pour permettre au club de continuer à progresser n’est pas une mauvaise chose en soit, attention au respect des valeurs locales. « Ces dernières années, on avait une stabilité financière, un projet sportif raisonnable, des joueurs plutôt sains, une identité forte et ancrée dans le territoire, une ambiance populaire et festive au stade, liste Wolf. C’est un peu tout ça le Racing, et on souhaite que ça perdure. On a conscience qu’il faut certainement plus de moyens pour que le club continue de grandir, mais on veut que ces éléments-là restent d’actualité. Il y avait un sentiment d’appartenance, le Racing nous appartenait un petit peu. » Une sensation de faire partie d’une grande famille incarnée par un homme : Keller, symbole de ces années de bonheur et dont tous se félicitent qu’il reste aux manettes.
Marc Keller, le « gardien du temple »
L’ancien joueur du RCSA, président depuis onze ans, est vu comme le garant de tout ce qui fait la réussite du club dans les yeux de ses amoureux. « Nous avons le même actionnaire, mais serons des clubs frères avec une gestion séparée », tentait-il de rassurer fin juin, à propos d’une possible ingérence de Chelsea dans les affaires alsaciennes. « Il a un crédit très fort auprès des supporters, cela donne un élément très rassurant. On a eu des expériences assez malheureuses par le passé, entre McCormack et Hilali, et on sait qu’avoir de l’argent c’est bien, mais il faut avoir des compétences. C’est pour ça qu’on est contents que Marc Keller soit toujours là, se félicite Philippe Wolf. Il nous dit qu’il avait des comptes à rendre désormais, mais qu’aujourd’hui dans la gestion quotidienne du club, c’était toujours lui qui décidait. On s’appuie sur cette confiance que Marc Keller a avec les nouveaux actionnaires. » En attendant que l’avenir dise si cette foi était bienvenue.
« C’est le gardien du temple. Mais on sait qu’il est président salarié maintenant, donc il peut sauter si un truc va mal. Il est un peu coincé, son discours a changé, s’empresse de tempérer Fabrice Voné. Il a pris la parole pendant la préparation, et je me rappelle qu’il a dit : “On va essayer de préserver l’ADN du club”. Je me suis dit : “Oh putain, le ton a un peu changé”. Les ultras lui font quand même confiance parce qu’ils ont vécu ensemble, c’est comme si t’étais en couple avec quelqu’un depuis dix ans. » Mais pas question de juger dès à présent : « On avait un peu touché notre plafond de verre il y a deux ans en terminant sixièmes. On a envie que le club évolue et de vivre des moments d’émotions sportives, et on avait conscience qu’il fallait plus de moyens. C’est plus le fait que ce soit fait dans le cadre de la multipropriété qui nous inquiète, précise Wolf. Maintenant, il faut que cet argent soit utilisé correctement et que les valeurs qui nous ont guidées depuis dix ans restent d’actualité. » « Est-ce que si on finit deuxièmes on pourra jouer la Ligue des champions ?, interroge Voné. Je ne sais pas, mais le club restera toujours le suppôt de Chelsea, en quelque sorte. On ne sera jamais prioritaires. »
La question est désormais de savoir quelle ambiance entourera cette grande première de Kevin Gameiro et ses copains face aux Gones. « Il y avait une union sacrée autour du club, même quand ça perdait les ultras ne sifflaient jamais. Cette union est un peu lézardée et les supporters seront moins patients et tolérants si les prestations des joueurs ne conviennent pas », craint le journaliste. Mais Philippe Wolf se veut rassurant, au moins à court terme : « Il y aura un soutien habituel dans les tribunes, sans retenue. D’un autre côté, on veut aussi expliquer pourquoi on est contre la multipropriété donc il y aura sans doute des banderoles au cours de la saison qui rappelleront qu’on est un peu inquiets à propos de ce modèle-là, qui nous paraît malsain pour l’avenir du football. On est un peu sur cet équilibre-là : une jambe qui va soutenir le Racing à fond, et une autre jambe qui va avoir des éléments d’opposition par rapport à la multipropriété. » Que la danse commence.
Par Tom Binet
Tous propos recueillis par TB, sauf ceux de Marc Keller.