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  • 1989-2019
  • 30 ans de la chute du mur de Berlin

Lichtenberg 47, le club qui a survécu à la Stasi

Par Julien Duez, à Berlin
10 minutes
Lichtenberg 47, le club qui a survécu à la Stasi

Pendant près de quatre décennies, le SV Lichtenberg 47 a vécu en colocation avec un voisin redoutable : la Stasi. Mais, sans pour autant tomber dans la résistance passive, le petit club de quartier a su résister année après année pour échapper à une destruction qui semblait inévitable.

En général, les passagers du métro U5 sont peu nombreux à descendre à la station Magdalenenstraße. Et pour cause, l’arrondissement de Lichtenberg se distingue avant tout par son aspect résidentiel. Ici des immeubles d’habitations, là un jardin public, un kiosque, une agence pour l’emploi. Cependant, il ne faut pas marcher très longtemps pour comprendre ce que signifiait jadis l’expression « aller chez Magdalena » , l’un des multiples surnoms de la Stasi, du nom de la rue où la police politique de la République démocratique allemande avait ses quartiers. Et quels quartiers ! C’est tout un pâté de maisons qui porte encore la trace de ce qui fut pendant près de quarante ans le centre névralgique de la machine à broyer du régime du SED, le parti socialiste unifié d’Allemagne de l’Est. Pourtant, derrière la Normannenstraße, un rectangle vert a des allures de rayon de soleil au milieu du gris dominant. C’est le stade Hans Zoschke, celui du SV Lichtenberg 47.

Un club de pharmaciens et de tapissiers

En passant le portail d’entrée, le visiteur est accueilli par Tim « Schrecke » Schreckenbach, une légende de l’histoire contemporaine du club. Autour du club-house, une équipe de télé est affairée à tourner une séquence pour une série policière. Henry Berthy s’excuse du vacarme provoqué par le ballet des camions des techniciens et propose de s’installer à la terrasse autour d’une tasse de café. Petites lunettes, barbe grisonnante, le sexagénaire officie aujourd’hui en qualité de directeur général d’un club qu’il a rejoint en 1963, à l’âge de onze ans, et qui, au terme de la saison 2018-2019, a gagné sa promotion en D4. Son plus grand succès sportif depuis la réunification allemande, il y a 29 ans. « Comme beaucoup de gens ici, je suis né et j’ai grandi à Lichtenberg. Ce club, c’est le club du quartier. J’y ai joué quelques saisons en tant qu’ailier gauche, mais comme je n’étais pas très bon, on m’a proposé de me reconvertir comme arbitre et, à seize ans, je suis devenu le plus jeune arbitre du district de Berlin-Est. »

Par la suite, en dehors d’un court passage à l’Union Berlin en qualité de directeur sportif, toute la carrière de Berthy s’est faite à Lichtenberg. Son club, il le connaît forcément par cœur, même s’il est né cinq ans après lui. « Avant la guerre, il faut savoir que Lichtenberg était un arrondissement où cohabitaient pas moins de dix clubs ! Mais beaucoup de joueurs ont été enrôlés dans l’armée et sont morts au combat. Plusieurs entrepreneurs ont ainsi décidé de recréer une équipe au sortir de la guerre, pour commencer quelque chose de nouveau. » Parmi ces entrepreneurs, on retrouve un pharmacien, un tapissier, le directeur d’une société de taxis… Au moment de choisir le nom de leur futur club, ils épluchent les appellations classiques : Germania, Wacker… avant de se décider pour « 47 » , comme l’année de fondation du club. « Un peu comme l’ont fait Hanovre 96 et Schalke 04 avant nous » , précise Henry.

Né pour être suspect

Et dès sa naissance, le SV Lichtenberg 47 ne fait rien comme les autres puisque jusqu’au début des années 1970, le club a un statut privé ! « Nous n’étions pas les seuls dans ce cas-là, mais aucune autre équipe n’était aussi forte que la nôtre, poursuit le directeur général. Le reste des clubs appartenait à des combinats, un peu comme le Bayer Leverkusen ou Wolfsbourg à l’Ouest. » Ces « communautés sportives d’entreprises » (Betriebssportgemeinschaften, BSG) sont en effet le modèle dominant. « Le SED souhaitait centraliser le sport à travers des organisations étatiques pour l’avoir sous contrôle et l’instrumentaliser à sa guise » , rappelle pour sa part l’historien Christian Booß, commissaire d’une exposition consacrée au SV Lichtenberg au printemps dernier. « Ce club, c’est l’équipe type de travailleurs issus de la classe moyenne, qui s’est longtemps auto-financée et auto-organisée. Forcément, cela a fini par susciter la suspicion au sein du Parti. »

Il faut dire qu’avant la construction du mur en 1961, le SV Lichtenberg entretenait d’excellents contacts avec la moitié occidentale de Berlin. « Certains de nos soutiens vivaient là-bas et nous soutenaient à leur manière, en nous envoyant des valises remplies d’équipements sportifs par exemple » , illustre Henry, qui se souvient de tournois organisés contre des clubs de Berlin-Ouest. Christian Booß confirme : « En tant qu’arrondissement central, Lichtenberg a beaucoup souffert des séparations provoquées par le Mur. Beaucoup de joueurs ont fui de l’autre côté, d’autres sont restés, mais ont perdu un membre de leur famille, un ami… » Autant d’éléments qui font que le Parti n’était pas en odeur de sainteté dans le quartier. Alors, quand le chef historique de la Stasi Erich Mielke décide de centraliser toutes les installations de la police politique de l’autre côté de la Normannenstraße, la méfiance commence à gagner les spectateurs du stade Hans Zoschke.

« Mon papa travaille au ministère de l’Intérieur »

Et pour cause : dès le début des années 1950, ce sont pas moins de 5000 nouveaux habitants qui s’installent à Lichtenberg. Des fonctionnaires de la Stasi et leur famille qui ne disent pas leur nom. Mais personne n’est dupe. « On devinait qu’ils n’étaient pas d’ici à cause de leur accent. Beaucoup venaient de Saxe, du Mecklembourg, de Thuringe… se souvient Henry. À l’école, les enfants ne disaient jamais la profession de leurs parents. Quand le maître leur demandait la profession du père, ils répondaient toujours qu’il travaillait « au ministère de l’Intérieur ». Mais nous savions pertinemment que cela voulait dire qu’il était fonctionnaire de la Stasi. Cela dit, en tant qu’enfants, nous n’y faisions pas très attention. »

Au temps de la RDA, hormis une saison passée dans l’élite, Lichtenberg était un habitué de l’antichambre. Dit autrement, pas un poids lourd du football est-allemand. Pourtant, son stade, qui comptait alors 18 000 places, est (aujourd’hui encore) la deuxième plus grande arène dédiée à 100% au ballon rond dans la capitale allemande (derrière le Stadion an der alten Försterei de l’Union Berlin) et accueille plusieurs milliers de spectateurs chaque week-end. « Contrairement à ceux l’Union, nos fans étaient plus pacifiques et venaient principalement du quartier. C’était surtout des pères de famille avec leurs enfants. À l’Union, ils étaient plus radicaux, plus enclins à la provocation et à la bagarre » , analyse Henry. Les provocations ne sont pourtant pas complètement absentes des matchs à Lichtenberg. Une anecdote connue dans le coin veut que pendant la mi-temps, le jardinier diffusait de la musique de l’Ouest dans les haut-parleurs du stade, suffisamment fort pour qu’on l’entende de l’autre côté de la rue, dans les bureaux de la Stasi. Un jour, un fonctionnaire vient le voir pour lui signifier que c’est formellement interdit. Et pour être sûr que le plaisantin ne récidive pas, le policier marque au feutre indélébile les fréquences interdites d’écoute sur le poste de radio. « Et ce n’est pas tout, ajoute Christian Booß, l’historien. Le Dynamo Berlin – club de cœur d’Erich Mielke – et Lichtenberg ne se sont pas souvent croisés, mais quand c’était le cas, le chef de la Stasi venait parfois assister au match et se faisait copieusement siffler et insulter par le public, qui voyait sa présence dans leur quartier comme une provocation. »

Erich Mielke, patron de la Stasi, lors d’une soirée de gala du Dynamo Berlin

Survie plutôt que résistance

Pourtant, jamais la police politique n’est parvenue à se débarrasser de ce voisin gênant. Mais le voulait-elle vraiment ? « Le terme de « résistance passive » me semble exagéré. Mielke laissait couler pas mal de choses, un homme ivre qui insulte un agent dans la rue par exemple, explique Christian Booß. La Stasi voulait maintenir le calme dans le coin et ne pas provoquer de confrontation avec la population locale. » Cela ne l’empêche pas de convoiter avidement le terrain du stade. Histoire de s’étendre encore un peu plus. Au début des années 1970, le SV Lichtenberg abandonne son statut privé et perd ainsi un peu de son côté bourgeois en fusionnant avec un combinat d’appareils électriques. « Contrairement à ce qui a été avancé, ce n’était pas pour des raisons politiques, mais simplement pour assurer notre survie économique ! » précise Henry Berthy. Et le directeur général de rappeler que le club a, malgré lui, bénéficié d’un petit coup de pouce du destin pour éviter l’expropriation : le nom du stade lui-même.

Hans Zoschke n’est pas un patronyme anodin. C’est celui d’un gamin de Lichtenberg qui a tapé le cuir dans les rues du quartier avant la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle il intègre la résistance antifasciste et effectue un séjour en prison aux côtés d’Erich Honecker, futur premier secrétaire du SED. Avant d’être assassiné par les nazis en 1944. « Le stade appartenait à la municipalité de Lichtenberg et le choix de le baptiser du nom de Zoschke est venu de cette période d’après-guerre où, dans la jeune RDA, on a commencé à renommer les rues et les bâtiments du noms de résistants au nazisme. C’était donc un nom avec lequel des personnes liées au quartier ou au Parti pouvaient s’identifier » , déroule Christian Booß.

La double vie de la veuve Zoschke

Au sortir de la guerre, Zoschke est mort, mais sa veuve Elfriede vit encore. Juste en face du stade d’ailleurs. « Elle a contribué à fonder le Comité des résistants antifascistes, qui organisait régulièrement des cérémonies en mémoire des martyrs du nazisme. C’étaient de véritables communistes convaincus, rappelle Henry Berthy. « Alors, quand la Stasi a parlé de nous délocaliser pour récupérer le terrain du stade, la veuve de Zoschke s’est indignée et a dit à la Stasi ses quatre vérités. » Une belle histoire que Christian Booß, en bon historien, tient cependant à corriger : « En recherchant dans les archives de la Stasi, nous avons découvert que la survie du stade était due à des raisons matérielles puisque le ministère de la Sûreté d’État avait l’obligation légale de relocaliser le club quelque part. Sauf qu’il n’y avait pas de terrain disponible ailleurs. Quant à la veuve de Zoschke, on sait qu’elle était une collaboratrice informelle de la Stasi et a plusieurs fois mis son appartement à sa disposition pour des réunions secrètes. » Une double identité qui a finalement permis que le SV Lichtenberg ne connaisse jamais l’expropriation.

Le club de quartier l’a pourtant échappé belle. Peu avant la chute du mur de Berlin, la Stasi trouve un terrain disponible à Malchow, dans le Mecklembourg, à près de 150 bornes de ses bases historiques. Mais la marche de l’histoire a finalement empêché ce déménagement forcé. Aujourd’hui, la capacité de l’enceinte a été réduite de moitié et Lichtenberg, repassé depuis dans le giron du privé, est devenu le premier club à succomber, pour raisons de survie là encore, à la tentation du naming. Depuis dix ans, le nom de Hans Zoschke est accolé à celui d’un office de logements. Les bâtiments de la Stasi, eux, sont toujours là. Henry Berthy aimerait que cela ne change pas. « Je n’ai pas envie qu’on les détruise, comme on l’a fait avec le Palais de la République après la réunification. Ce bâtiment, c’est un morceau de l’histoire de notre quartier, de Berlin et de l’Allemagne de l’Est en général. Il y a mille manières de le réaménager en symbole de la démocratie. En y installant des bibliothèques ou des lieux de culture par exemple. » En attendant, un projet immobilier prévoit de transformer une des ailes du bloc en une cinquantaine de lofts qui seront vendus pour un peu moins d’un million d’euros pièce. La gentrification de Berlin n’aura pas non plus épargné Lichtenberg et ses racines populaires. Une manière comme une autre de rappeler que la réunification n’a pas forcément été le miracle attendu par tous.

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Par Julien Duez, à Berlin

Tous propos recueillis par JD.

Photos : JD, SV Lichtenberg 47, Bürgerkomitee 15. Januar.

9 novembre 1989 - Il y a 30 ans, la chute du Mur de Berlin
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