- Irlande du Nord
- Reportage
Liam Curran, le jardinier irlandais qui vivait au stade
En Irlande du Nord, le lifting du Brandywell Stadium, demeure du Derry City FC depuis 1929, a commencé. Les cœurs des supporters sont forcément empreints de nostalgie. Celui de Liam Curran est plus lourd encore. Désormais ancien jardinier des Candystripes, il s’apprête à voir les bulldozers emporter ce qui fut la maison familiale pendant quatre décennies.
« You Are Now Entering Free Derry. » Depuis près de cinquante ans, c’est ce que stipulent de grosses lettres noires sur un mur à l’entrée du quartier du Bogside. Le monument, aujourd’hui d’un blanc immaculé, symbolisait durant le conflit nord-irlandais le début de l’enclave catholique et républicaine de la ville. C’est à quelques pas de là que le 30 janvier 1972, treize personnes tombèrent sous les balles de la British Army en un triste et sanglant dimanche.
À cinq minutes de route est posé l’antre du Derry City FC, le Brandywell, baptisé d’après le nom d’un autre quartier républicain. Une enceinte épuisée, entourée de pavillons en murs de parpaings poreux et recouverts de tuiles fines. Au-delà des remparts de briques rouges, jonchés de barbelés rouillés et bâfrés de tags de l’IRA, une unique tribune ouverte domine une piste de courses de lévriers. Pendant les matchs, on peut encore voir les traces de pattes dans le sable humide.
Flirts et cricket
Relique touchante, le Brandywell s’apprête à connaître un relooking drastique. Dans le cadre du redéveloppement du quartier, le conseil municipal a lancé la construction d’une nouvelle tribune de 955 sièges, d’une autre de 270 places debout et de locaux dédiés aux médias. Comme la plupart des supporters, Liam Curran n’est pas totalement satisfait. « Je pense que tout le monde est frustré, souffle-t-il, avec son accent haché. Les plans ont été totalement modifiés. Des tribunes moins grandes que prévues… Ils ont un peu rogné sur les dépenses. Ils disent qu’ils n’ont pas autant d’argent que prévu. Les politiques, ils vous disent ce qu’ils veulent… » Il faut dire que la régénération du stade, les autorités en parlent depuis les années 90.
À l’époque, c’est le frère de Liam, Colm, qui officie en tant que jardinier du stade, poste familial d’abord occupé par le père Curran, depuis le milieu des années 50. Liam aide à mi-temps, sans avoir d’autre occupation, avant de reprendre le flambeau en 2003. Le 9 décembre 2016, jour du début des travaux, le jardinier de soixante-six ans a rendu ses sécateurs. Un dernier jour de bureau rempli d’émotion, avant-dernière date de la longue histoire liant le stade à sa famille. D’ici quelques semaines, les vieux vestiaires, bâtis en 1963, seront détruits pour faire place à des locaux plus modernes. Plus qu’un lieu de travail, Liam et les siens perdent une maison, une vraie. En construisant les vestiaires, la ville décide à l’époque d’ajouter un appartement à l’étage. Utilisé comme bureaux par le club depuis 2004, le local était occupé à partir de 1965 par Liam, ses parents, sa sœur et ses deux frères. Puis par Liam lui-même, son épouse et ses deux fils.
Entre ses rides, Liam, dix ans à l’époque de l’emménagement, livre ses souvenirs dans une joie enfantine : « On avait chacun sa chambre, une cuisine, une petite salle à manger, raconte-il, excité. Grâce aux douches en bas, dans les vestiaires, on pouvait se laver à toute heure. Pendant les vacances d’été, on jouait au cricket la nuit. Des gens venaient camper sur le terrain pour voir comment c’était ! C’était génial, jusqu’à minuit ; avec le cimetière au-dessus, je commençais à avoir un peu peur. Tu ne voulais pas rester là seul la nuit… » Après une enfance heureuse, les Curran ados jouissent de la maison la plus cool du quartier. Liam y vide des bières avec ses potes, ou fait entrer des filles en douce. « C’était top secret, glousse-t-il. On arrivait à la maison, se posait un moment, histoire que les parents sachent qu’on était là. Puis on ouvrait la fenêtre et on descendait par la gouttière. Je ne me suis fait attraper qu’une fois, en train d’embrasser une fille ! »
The Brandywell Redevelopment will begin next week, learn more on this significant capital investment project here:https://t.co/uBAEHRz7IV pic.twitter.com/znoM0tMEIr
— Derry Strabane Cncl (@dcsdcouncil) 22 novembre 2016
Des soldats sur le toit
Pourtant, à l’extérieur, la vie n’est pas si rose. L’événement marquant le début officiel du conflit nord-irlandais – ou Troubles – reste, aujourd’hui encore, un débat d’historiens. Beaucoup optent pour août 1969 et ce qu’on appelle la bataille du Bogside. C’est au terme de ces trois jours d’émeute, opposant les catholiques du quartier à la police royale de l’Ulster, que sont érigées les barricades du Free Derry. Absent cette semaine-là, Liam est quand même marqué par l’ambiance à son retour. De cette voix triste, commune à tous les gens de Derry à l’évocation des événements, il commente : « Jusqu’en 69, on était très heureux. Une époque formidable. Puis les Troubles ont démarré. Je ne peux pas vous dire quel jour a été le pire, il y en a eu beaucoup. Le truc, c’est que où que tu allais, si tu sortais à la campagne ou autre, tu avais peur. Tu ne savais pas sur qui tu pouvais tomber, tu ne savais pas ce qui pouvait se passer. Je suis soulagé que ce soit fini… »
Présents depuis avril 1969, les soldats britanniques occupent la ville. Le Brandywell y compris. « Le problème, c’est qu’on était sur la route principale, sort Liam, du fond de la gorge. Donc les soldats n’avaient qu’à ouvrir le portail, la maison était là et ils entraient. Parfois, tu rentrais à la maison et ils étaient là, dans le salon. Parfois, ils allaient s’asseoir sur le toit. Souvent, ils restaient corrects. Mais tu faisais quand même attention à tout ce que tu disais… »
Hormis ces incursions, la fratrie Curran parvient à vivre une existence relativement normale. Liam explique : « C’était étrange, mais on était très jeunes. On avait toujours le football, toujours les courses de lévriers. C’était comme une oasis dans toute cette folie. » Puis l’oasis se tarit. Depuis le début du conflit, les autres équipes d’Irlande du Nord ne sont jamais à l’aise à l’idée de jouer à Derry. En septembre 1971, leurs craintes sont justifiées. Lors d’un match face à Ballymena, les jeunes du coin poussent le bus adverse hors de la voie. Il prend feu. Les clubs de l’Irish Football League se réunissent et envoient, dans un premier temps, Derry City jouer dans le bastion protestant de Coleraine. Le club perd de l’argent, ses supporters n’osent pas se déplacer et il demande à retourner dans son stade. La Ligue procède à un vote : c’est non. Derry City quitte alors le championnat en octobre 1972. La ville ne connaîtra aucun match de football pro pendant treize longues et sombres années.
John Hume, Ronaldinho et Pauleta
Néanmoins, Liam et Colm continuent de s’occuper du stade, toujours utilisé par les équipes de jeunes et les éleveurs de lévriers. Mais en septembre 1985, un traitement spécial est nécessaire. Grâce au travail de quatre anciens joueurs, Derry City intègre la League of Ireland, celle de la République d’Irlande, du sud. Le 8 septembre, City joue une première rencontre face à Home Farm, formation du nord de Dublin. « Il y avait beaucoup de travail pour rendre le terrain présentable, c’était le bordel, s’amuse Liam. Ça faisait bizarre de voir tant de personnes au stade, après tant d’années. Même aux entraînements, c’était bondé. Je n’ai jamais vu autant de monde. Des milliers de gens étaient là pour voir un match que je pouvais voir de ma fenêtre. » Dans les rues, c’est le carnaval. Une ambiance de fête et de délivrance, ponctuée par une victoire 3-1 du XI blanc et rouge.
Surfant sur l’euphorie du retour, City fait venir une sélection de joueurs étrangers, dont un Brésilien et un Sud-Africain, contribuant à une popularité sans précédent pour le club. Quatre ans plus tard, Derry remporte un triplé historique, performance inégalée depuis dans la Ligue d’Irlande. Pourtant, au nouveau siècle, le club, en proie à des difficultés financières, est au bord de la banqueroute. Président d’honneur, John Hume, prix Nobel de la paix et cosignataire des accords du Vendredi Saint, ouvre alors son carnet d’adresses. L’homme dont le visage côtoie ceux de Martin Luther King, Mère Theresa et Nelson Mandela sur les murs du Bogside organise une série de matchs de charité. Sous la fenêtre de Liam Curran défilent le Celtic, le Real, le Barça et Manchester United. Des moments surréalistes pour le vieux jardinier. « L’idée même de savoir que ces gens allaient venir au Brandywell était folle. Ronaldinho, Puyol… On les voyait à la télé et d’un coup, ils étaient là, en bas des escaliers. Je n’en croyais pas mes yeux. »
Regonflé financièrement et sportivement, Derry City se qualifie quelques saisons plus tard pour la Coupe de l’UEFA. Le 26 août 2006, les Rouge et Blanc jouent un match historique face au Paris Saint-Germain coaché par Paul Le Guen. Avant de s’incliner sur deux fautes défensives et des buts d’Édouard Cissé et Pauleta au Parc, Derry tient le 0-0 à la maison. Liam Curran s’en souvient avec fierté : « C’était mon premier match européen en tant que jardinier officiel. Une ambiance comparable à 1985. Je me sentais bien. Je me sentais important. » Pour retrouver l’Europe, squattée par Dundalk cette saison, les supporters de Derry savent que la modernisation est nécessaire. Si Liam Curran continue de se rendre à chaque match, il préfère ne pas assister aux travaux. Et surtout pas au terrassement de son ancien chez soi par les bulldozers. Ce jour-là, il ne sera pas au Brandywell. Il ira peut-être à la campagne, le vague à l’âme, mais sans peur.
Par Thomas Andrei