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Lettre à Francesco Totti
Francesco Totti va donc raccrocher à la fin de la saison. Tout le monde a envie de lui dire adieu. Y compris ceux qui ont passé leur vie à le haïr.
Francesco,
Je t’ai véritablement rencontré le 29 novembre 1998. J’avais 13 ans, une raie au milieu et un maillot au sponsor Cirio trop grand. À l’époque, la rivalité entre ma Lazio et ta Roma ne signifiait pas grand-chose pour moi. Mes rivaux, c’étaient surtout l’Inter, qui venait de me flanquer un 3-0 en finale de Coupe UEFA, le Milan, que j’avais battu en finale de Coupe d’Italie pour mon premier grand frisson de supporter, et la Juventus, qui m’avait ôté mes premiers rêves de Scudetto sur un but de Pippo Inzaghi. Toi, ton équipe, je venais de la battre quatre fois en quatre matchs lors de la saison précédente, sur un score total de 11-3. Autant dire que vous me faisiez rigoler plus qu’autre chose. Et puis, il y a eu ce 29 novembre. Lazio-Roma, devant 80 000 spectateurs. 3-1 après 69 minutes, c’est plié, il ne peut rien nous arriver. A priori. Di Francesco réduit l’écart. Et ensuite, toi. Les présentations officielles. Sur un ballon gratté par Delvecchio et sur une sortie foireuse de Marchegiani, tu égalises froidement à 3-3. Et pendant que moi, j’ai les larmes aux yeux, je te vois courir sous le virage des tifosi de la Roma. Tu enlèves ton maillot, tu hurles de joie, et ces cris, je les ai entendus jusque chez moi, meurtri sur le gros fauteuil marron du salon. Ton visage s’est alors imprimé dans mon esprit. Tu es devenu l’ennemi. Le Mark Landers d’Olivier Atton, le chef des méchants, le boss de fin, celui qu’il faudra désormais battre à chaque fois. Quand on a 13 ans, on se crée facilement des symboles et des figures antagonistes.
Et voilà 19 ans que ça dure. Que je te vois dégainer des T-shirts quand tu marques lors des derbys (le « Vi ho purgato ancora » après m’avoir déchiré un morceau du Scudetto 1999, le « 6 Unica » après ta cerise sur le gâteau lors du 5-1 de 2002, comme si le quadruplé de Montella n’avait pas suffi), que je te vois prendre des selfies sous la Curva Sud, que je te vois marquer des pénos, et surtout ne jamais en rater contre nous. 19 ans que je te hais et que je te respecte. Car on ne peut haïr quelqu’un sans le respecter, sans avoir de l’estime pour lui. Sinon, cela s’appelle l’indifférence. Or, l’adversité est ce qui fait le football. Un derby n’aurait pas été un derby sans toi. Tu les rendais insupportables quand tu les gagnais, et terriblement jouissifs quand tu les perdais. Quand nous t’avons battu en finale de Coupe d’Italie 2013, au lieu de mettre une photo de mon équipe en train de soulever la Coupe en fond d’écran de mon ordinateur, j’ai mis une photo de toi en train de pleurer. Et pourtant, je n’avais plus 13 ans. Mais comme je t’ai rencontré enfant et que j’ai grandi avec toi, chacune de nos retrouvailles me replongeait dans cette haine née un soir de novembre.
Francesco, je t’ai aussi détesté parce que tu as toujours représenté ce que l’on m’a ôté. Enfant, puis ado, je n’ai jamais eu à envier les supporters de la Roma parce que moi aussi, j’avais ma bandiera, mon capitaine. Moi aussi, j’avais un joueur magnifique qui provoquait la peur chez les supporters du camp adverse. Il s’appelait Alessandro Nesta. Laziale, formé à la Lazio, capitaine, champion d’Italie, élégant, invincible. Toi l’attaquant, lui le défenseur. Les deux symboles. Romulus et Rémus, les frères ennemis. C’était parfait. Sauf que l’histoire aurait été sacrément nulle si, au moment de la fondation de Rome en -753, Romulus s’était tiré à Milan – pardon, Mediolanum – laissant Rémus tout construire seul. C’est pourtant ce qui s’est passé le 31 août 2002, quand Nesta, en vrai capitaine, a dû se sacrifier pour sauver le navire. Je suis resté sans emblème, sans porte-étendard, pendant que toi, tu étais toujours là, avec ton inamovible 10 sur les épaules, pendant que mon 13 était devenu rouge et noir.
Tu as tué le frère, prétendant qu’il n’avait jamais existé et que tu avais toujours été le seul roi de Rome. Pour ça, je t’ai haï et, oui, j’ai jalousé tes supporters. Pendant ces 19 années, j’ai toujours refusé d’applaudir tes prouesses. Je ruminais quand tu marquais une reprise de volée de dingue et que le monde entier s’inclinait face à ton talent. Je continuais de répéter, comme pour m’auto-convaincre, que tu n’aurais jamais l’aura de Roberto Baggio ou d’Alessandro Del Piero. Quand on me demandait si j’aurais aimé avoir un Totti à la Lazio, je répondais toujours que tu étais mon porte-bonheur, car depuis que je supporte la Lazio, tu as remporté cinq trophées avec la Roma pendant que moi, j’en ai gagné onze. Plus du double.
Vrai: j’ai craqué une fois. Une seule. Le 26 juin 2006. Quand, à la 94e minute d’un irrespirable Italie-Australie, tu as envoyé la Nazionale en quart de finale du Mondial d’une minasse sur penalty. Oui, j’ai hurlé. Peut-être même que j’ai hurlé « Oui Totti ! » Je ne sais plus. J’ai oublié. J’ai volontairement oublié.
Le reste, je n’oublie rien. Je n’oublie pas tes onze buts lors des derbys. Je n’oublie pas tes courses sous la Curva Nord. En 1999, en 2003, en 2006, en 2011. Comme des repères temporels, des marqueurs d’époque. Le temps passait, et toi, tu étais le point de repère. Tu as coupé tes cheveux, mais le visage de l’ennemi ne change jamais. Pour moi, tu auras toujours le visage que tu avais le 29 novembre 1998, jour du coup de foudre. Mais pas un coup de foudre amoureux. Un coup de foudre de haine. On dit d’ailleurs toujours que la frontière entre les deux est infime. Moi, j’avais besoin d’un ennemi. Et cela a été toi. Toi pendant 19 années. Et tu me le rendais bien, puisque tu as toujours haï la Lazio et tous ses tifosi.
Alors voilà que ce mercredi 3 mai, quand on m’a annoncé que tu allais raccrocher tes crampons dans quelques jours, je me suis senti vide. Pas de joie, pas de tristesse. Je n’ai pas su comment réagir. Plus qu’un joueur adverse, tu étais devenu une figure iconique. Et les figures sont éternelles. Alors, j’ai du mal à réaliser. Qui vais-je pouvoir détester ? Quelle saveur va avoir un derby sans toi ? Que seraient les Tortues Ninja sans Schredder, les Jedi sans Dark Vador, Batman sans le Joker ? Tu étais mon méchant préféré. Et tu as décidé d’annoncer ta retraite après une bataille de Rome perdue 3-1. Comme le happy end d’un film américain, où le méchant meurt à la fin, « et tout le monde vécut heureux » . Alors, je lève mon verre. Je n’ai plus treize ans, mon maillot Cirio est rangé dans un placard, le fauteuil marron a été jeté depuis longtemps, et voilà que toi, dernier vestige de cette époque, tu t’en vas aussi. Messieurs, trinquons. À Francesco Totti. Mon meilleur ennemi. Tu vas me manquer, salopard.
Un supporter de la Lazio