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L’escalier de Cristiano
C'était enfin son heure et tout était prêt. Il s'était bien habillé, avait choisi des mots et tous s'inclineraient enfin devant ses exploits. Mais à peine avait-il reçu ces honneurs du haut des marches, que l'autre, le nain, revenait lui voler la vedette en égalant le record de Raúl. C'est à se jeter dans l'escalier.
Il y a des jours, vraiment, où on ferait mieux de tout envoyer promener. Dire merde à ce type à la poignée de main visqueuse qui nous sert de patron, prendre ses cliques, ses claques, ressortir le vieux sac à dos de rando et jeter toutes nos fringues d’étudiant à l’intérieur. Foutre le camp. Avoir enfin la paix. Retourner sur son île. C’est vrai, après tout. Peut-être qu’il n’aurait jamais dû partir. Il serait resté à jouer sur les trottoirs en pente de Madère, il n’aurait jamais eu autant de fans, mais aurait-il été plus malheureux ? Il aurait gagné moins d’argent, certes, conduit moins de voitures, pris moins l’avion. Mais aurait-il autant souffert d’ingratitude, d’injustices ? À partir de combien de kilos d’or perd-on le droit de se plaindre ? À partir de combien de zéro sur un chèque l’injustice est-elle moins insupportable ? Tout cela est si long, tout cela est si vain. Mercredi soir, il était encore là. Toujours debout devant ce parterre de dirigeants séniles à répéter toujours la même chose : « Ce troisième Soulier d’or, c’est comme si c’était le premier pour moi » . Il a même fallu tirer un peu sur la voix, prolonger le discours et faire du temps comme on tisserait de la laine. On avait dit : « Tu parles 2 minutes et puis tu rends le micro au prési » . Alors il a parlé deux minutes en répétant le bonheur, la joie, le plaisir, l’honneur, la satisfaction, le remerciement, complété avec la liste de synonymes appris la veille pour meubler le silence d’une cérémonie inepte, puis passé le micro au prési. Quand il a remis le trophée, Pérez souriait tellement que, c’est sûr, le public s’en était rendu compte, c’était le prési le plus heureux, pas Cristiano.
Penser à sa grand-mère
Et tout ça pour leur Real. Leur Madrid. Leur Espagne. Ronaldo avait tellement le sens du spectacle, si bien compris l’âme irrationnelle de cette ville où on applaudit les morts les plus spectaculaires et les existences les plus tragiques comme des tableaux de maîtres ou des Prix Nobel de littérature ailleurs, il avait à ce point saisi la part d’amour inconditionnel que contient toute appartenance à un club de cette dimension que, la veille de la remise de ce trophée du meilleur buteur européen, il avait tout fait pour que le premier homme à marquer plus de buts que Raúl en Europe ne soit pas un étranger. C’était un devoir moral, un honneur à leur rendre. Quelque part dans les têtes planait bien la menace du nain de Barcelone, certes. Mais Cris jouait avec un but (70 contre 69) et 24 heures d’avance. Mardi soir, à Bernabéu, tout était donc prêt pour que le record reste bien à Madrid. Cristiano avait marqué durant les douze précédents (20 buts), Liverpool s’était incliné 3-0 chez lui à l’aller, les cotes lui étaient toutes favorables, les augures aussi : aucune ombre, aucune inquiétude. Alors on a fait comme d’habitude, on a regardé Kroos, admiré Isco, remercié Benzema. Au nom des jours heureux et des passions du passé, on a accéléré notre souffle, pensé à des images qui nous donnait chaud et puis, installé les uns sur les autres, fait notre devoir. Quand on a inscrit 275 buts en 261 matchs, même si on est un peu moins bien, on peut se forcer un peu. Ce n’est pas tous les soirs qu’on bat des records.
Au suivant
Pourtant, parfois, l’inexplicable arrive et rien ne se passe comme prévu. Alors on psychote, on en veut à tout ce stress, à toutes ces choses qui tournaient dans nos têtes sans qu’on comprenne pourquoi. Au lieu d’être entièrement dédié à notre tâche – et de détourner notre attention -, on avait imaginé des paysages lointains et mystérieux. Or, à force d’avoir l’esprit ailleurs, l’inévitable se produisit. L’envie était retombée. Et, dans ce moment-là, le pire, ce n’est pas d’être incompris. En effet, la nature est parfois bien faite et se charge de court-circuiter elle-même un cerveau beaucoup trop échaudé pour battre aucun record. Elle préfère tout débrancher, prendre son temps, respirer un grand coup, puis reprendre le contrôle de la situation. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Non, le pire, ce n’est pas de ne pas avoir battu un record attendu. Le plus dur, en fait, c’est le lendemain qu’il arrive, lorsque quelques heures après vous avoir remis le trophée du meilleur buteur de l’année, vous apprenez l’impensable. Le soir même, la belle, la grande presse, celle qui vous aimait tant, celle qui vous avait répété que ce n’était pas grave, qu’elle comprenait bien, cette même presse s’était jetée dans les bras de votre rival. Il était petit, laid, ne parlait pas trop, mais il venait, lui, de planter ce satané doublé. Quelle ingratitude ! En fait, Clémenceau avait raison, « le plus beau moment de l’amour » , ce n’est pas les trophées, ni l’or amoncelé, « c’est quand on monte l’escalier » .
Par Thibaud Leplat