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Les vieux dans les Bleus

Par Théo Denmat, à Sfax
9 minutes
Les vieux dans les Bleus

Dix-huit anciennes légendes de l’équipe de France se réunissaient ce week-end à Sfax, en Tunisie, pour un match de gala contre une équipe locale, et So Foot y était. Trois jours de retrouvailles, de visite d’orphelinat et de soirées au bar pour observer les comportements de chacun et constater que oui, certains sont mieux conservés que d’autres. Surtout Henri Émile, bordel, quel gaillard !

Dans cet avion, il fait une chaleur à crever. Pensant faire au mieux, Éric Carrière a tourné au maximum la petite molette blanche de l’aération perchée au-dessus de ses cheveux noir corbeau coupés à vingt millimètres, sans savoir qu’il allait précipiter la catastrophe. Dans ce gros coucou de 180 places affrété par Tunisair, tout se voit, tout s’observe. Alors, à sa suite, entraînant dans un dramatique effet papillon toute une vague de passagers asphyxiés qui n’osaient se l’avouer, les bras se lèvent dans une ola silencieuse, et les molettes se tournent, inexorablement. Bien joué, la carlingue souffle maintenant du chaud à pleine puissance. On étouffe. Steve Savidan repose son front luisant contre le hublot. Lui peine d’autant plus à respirer qu’il est situé côté fenêtre, à l’exact opposé de Frédéric Piquionne, là où le soleil brûle les avant-bras et les cuisses encore recouvertes d’un vêtement long, en l’occurrence un jean. Car avant d’atteindre – aux alentours de 14h – les vingt degrés prévus à Sfax, en Tunisie, il a bien fallu traverser Paris de bon matin en ce vendredi 16 mars. Stéphane Guivarc’h discute de son trajet en voiture depuis la Bretagne au premier rang, la langue pâteuse et les joues rougies par la température, gardien du nez de l’appareil comme de la caution « champion du monde » de cette réunion entre légendes de l’équipe de France, accompagnées d’anciens internationaux moins clinquants venus pallier les absences de Laurent Blanc, Dugarry, Djorkaeff et Boghossian, annoncés de la partie.

Car, même si Henri Émile le nie, les dépliants distribués à la presse ont soigneusement été corrigés à la main, l’inscription « Club sportif sfaxien vs Légendes France 98 » ayant vu ses deux derniers chiffres être barrés au bic bleu. « C’est l’enfer pour organiser un truc comme ça, glisse un membre de l’organisation,ils évoluent par bandes. S’il y en a un qui annule, ses potes font pareil. » Bilan de la situation : une partie de la poiscaille n’est donc pas là, et le reste du banc cuit actuellement à l’étouffée. Les gueules des stars sont fermées, transpirantes, Squillaci est engoncé dans un siège de classe économie au milieu de deux badauds qui le reconnaisse à peine… Comme pour cette femme qui doit probablement vivre son premier décollage et qui récite une prière en arabe les yeux clos, ils ne pourront pas mentir. Pas sur 72h. Pas de maquillage, pas de micros branchés, pas de coupure pub pour raconter des conneries, tout est en live. Les hommes sont dans leur jus. Et comme la gamme des plats en sauce s’étend de l’osso-bucco milanais au goulash hongrois, les bons, les brutes et les truands seront tout aussi aisés à distinguer. Les roues quittent le sol dans un rire métallique, l’aération souffle enfin frais et Éric Carrière a lancé Suits. C’est parti pour trois jours d’analyse.

Jour 1

La police fait la police, toutes sirènes hurlantes. Sur le bord de la route, les visages se tournent à l’unisson au passage du bus officiel noir du Club sportif sfaxien dans lequel sont montées les stars une heure et demie plus tôt, et qui se fraie rapidement un chemin au milieu de la ville embouteillée. Derrière, dans le car presse, six journalistes français écarquillent les yeux devant la liste des invités. Pour ce match célébrant les 90 ans du club de la ville de Sfax, le CSS, et les dix ans de la mise en place de son système de socios, notamment inspiré de celui du Betis Séville, sont annoncés : Carrière, Piquionne, Squillaci, Guivarc’h et Savidan, donc, mais aussi Wiltord, Kapo, Malouda, Frey, Ba, Giuly, Govou, Candela, Déhu, Cocard, Dacourt, Boumsong, Cheyrou… et Hernán Crespo.
L’escorte fonce pleine balle en direction de l’hôtel Golden Tulip de Sfax, la capitale économique de la Tunisie, un établissement quatre étoiles situé à deux cents mètres d’une des plus vieilles médinas d’Afrique du Nord, vieille de 1200 ans. La gargote possède sa propre discothèque. On y reviendra plus tard. Au deuxième étage, les anciens retrouvent les moins anciens pour une collation de 16h qui commence par une mise à l’écart des journalistes sous l’impulsion de Giuly et Wiltord. Méfiance. Ils sont une vingtaine et veulent se retrouver dans le calme, soit, l’occasion d’observer l’état physique des uns et des autres. Ibrahim Ba est méconnaissable, les tresses longues et le bide large, mais a encore une longueur de retard sur Dacourt, sorte de père Noël métisse, la barbe et les cadeaux en moins. De l’autre côté, il y a les fit : Wiltord, sec comme les dattes qu’il dévore par poignées, Giuly, Carrière, Cheyrou et Squillaci, conservés dans du formol, et Boumsong, qui en dépit d’une carrure de catcheur, semble avoir maintenu un taux de masse graisseuse inférieure à celle du Big Show.

On évoquait les bons : en voilà un, et il suffit d’ailleurs de très peu de temps aux côtés de l’ancien Auxerrois pour s’en apercevoir. Si beaucoup ont dû apporter une tenue de soirée en prévision du dîner de gala programmé samedi après le match, lui passera trois jours en costume trois pièces et chaussures vernies. Classe. Représentant des joueurs, il accompagne la presse pour visiter le centre d’entraînement du CSS, et c’est aussi lui qui posera le plus de questions : « Vous avez 150 jeunes qui dorment ici ? Ce n’est pas un peu beaucoup ? Ils ont de bonnes chambres ? Vous avez investi combien ici ? Vous avez combien d’éducateurs ? Je peux entrer dans la salle de soins ? » Il garde son sérieux devant un PowerPoint low cost de présentation du club commenté par le « chef informaticien » , et ne pipe mot dans la salle principale du lieu, un « lieu de vie » à mi-chemin entre un cybercafé et un bar à chicha. L’ambassadeur de France en Tunisie – Olivier Poivre d’Arvor, petit frère de – en profite pour passer une tête et faire quelques photos d’usage. Une sacrée bonne poire, pas le dernier pour déconner.

Jour 2

Dans un milieu ultra policé où obtenir une interview de Christopher Nkunku relève du chemin de croix, il est ô combien rafraîchissant de tailler le bout de gras quelques secondes avec d’anciens Bleus dans l’ascenseur. Au réveil, l’ambiance s’est sacrément détendue. Savidan et Govou se présentent au petit déjeuner cachés derrière d’imposantes lunettes de soleil, deux verres teintés de noir comme autant de stigmates d’une soirée de la veille qui s’est terminée tard. Ou tôt, selon le point de vue. La veille, entre deux amuse-bouche au poulpe dans le restaurant typique qui tenait lieu de salle des fêtes, Thierry Dusautoir a débarqué, timide comme pas deux, doux comme un agneau, visiblement aussi impressionnant qu’impressionné, épisode qui relève au matin d’une apparition onirique.

Amusant, également, de relever désormais toutes les imperfections du voyage, les déclarations sans fondements réels, la claudication permanente des organisateurs dans un pays où tout se fait à l’œil, ou ne se fait pas. « Quand tu as fait la Tunisie, tu peux tout faire. À part peut-être l’Azerbaïdjan » , ironise un membre du staff Bleu. Au programme de la journée, donc, si tout va bien : match à 19h30, soirée de gala à 22h. Avant cela, visite d’un orphelinat en privé pour les joueurs, celle d’une foire du sport inintéressante pour un groupe de cinq constitué de Carrière, Kapo, Toto Squillaci, Déhu et Guivarc’h. Il flotte d’ailleurs autour de ces légendes un étrange parfum de salon de l’Agriculture – aucun rapport avec les cuisses de taureau de Vincent Candela –, là où les politiques écoutent par politesse le discours de Michel de Franche-Comté, qui tient à souligner ses investissements récents dans une nouvelle machine à traire. Par exemple, Olivier Kapo sait à présent que le stade de Sfax présente « la plus grande surface de panneaux LED en Afrique » , une stat douteuse à vérifier auprès d’Opta Tunis. Une dizaine d’inconnus suivent le groupe les yeux rivés sur leur portable, diffusant en direct sur Facebook Live. La scène a des airs d’épisode de Black Mirror.

Quelques heures plus tard, il ne sont plus dix, mais des centaines. À la descente du bus devant le stade Taïeb Mehiri qui accueille les matchs à domicile du CSS, chaque tête émergente est accompagnée de son concert de klaxons. On annonce une enceinte quasiment pleine, 10 000 à 12 000 places vétustes, mais correctes, et des animations d’avant-match dont, surprise, Iya Traoré fait partie, décroché de son lampadaire du Sacré-Cœur. Sur la pelouse, d’anciennes gloires de Sfax hors de forme, le plus connu étant Hatem Trabelsi, arrière droit nommé au Ballon d’or 2003 et passé par l’Ajax et Manchester City, récemment distingué pour sa conversion au salafisme djihadiste. Autant le dire tout de suite : les Bleus n’étaient pas là pour déconner. 4-0 sec : Malouda, Govou, Piquionne, Cocard, aucune occasion adverse. Drôle de cadeau d’anniversaire. « J’aurais aimé qu’ils marquent un but, les Tunisiens, pour le public » , avouera Henri Émile, coach d’un soir, en « zone mixte » . Pas le genre de Boumsong et Déhu, à la limite de l’engueulade en charnière, ni de Dacourt, qui trimbale le boule de Boo et le vice au combat qui va avec. Stationner au bord de la pelouse permet en effet de constater de près l’évolution des corps, et les affres du temps sur ces idoles. Certains sont enrobés, Candela en tête, d’autres carrément gros, comme Sébastien Frey. Guivarc’h, cramé au bout de vingt minutes, sue à grosses gouttes. Savidan vendange d’autant plus qu’il s’est mis au vin, Govou est une catastrophe technique, et Malouda, dernier Français encore en activité à Differdange, est le seul à se mouvoir avec aisance en numéro 10. Quelques fumis plus tard, une douche, juste le temps d’ajuster les ourlets du costume – sauf Boumsong, donc – et direction l’immense salle de réception de l’hôtel, au premier étage.

Dernières heures

Résumer la soirée à venir en détails croustillants serait comme tirer sur des moules au fusil mitrailleur : trop facile, et surtout trop dangereux. Tout comme il serait probablement un peu salaud de dire que Giuly et Savidan ont terminé sur la table à danser avec une chanteuse locale. Il est bien plus amusant de porter à cet instant le regard sur Henri Émile, 73 ans, toujours vaillant alors que l’horloge pointe quatre heures du matin, cigare au bec.

Au petit matin, la moitié de ces messieurs est déjà repartie. Dali, le jeune accompagnateur de la presse – dont le surnom est la contraction de son prénom, Mohammed, et de son nom, Ali, une association courante là-bas – a récupéré une liquette française, heureux comme un gosse. Kapo, lui, se prend la tête entre les paumes : « Putain, on n’a que deux jeux de maillot ? J’ai trop de demandes… » Même cérémonial, mais à l’envers : la police, les regards, l’aéroport, l’avion à micro-ondes, les molettes, la neige à Orly. L’organisateur du voyage est un producteur d’huile d’olive, alors un homme s’agite en tête de cortège près du carrousel à bagages : « Oh, on repart avec des bouteilles ? Super, merci. Ce sera pas d’trop avec tout ce qu’on a picolé hier soir. » Puis, carton sous le bras, Stéphane Guivarc’h est parti.

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