- France
- Ligue 1
- 34e journée
- Lyon/Saint-Étienne
Les Verts : meilleurs ouvriers de France ?
En matière de foot, la France a aujourd'hui bien besoin de ré-enchanter son amour du ballon rond. Quitte à prendre quelques libertés avec la réalité des faits et à balancer de la poudre aux yeux. Voici d'ailleurs que tombe à pic un nouveau protagoniste : le club « ouvrier », incarné cette saison par l'ASSE. La nostalgie reste vraiment une drogue envahissante chez nous.
L’impact de la renaissance sportive des Verts ne se limite donc pas au retour d’une vieille boutique du foot pro parmi les premiers rôles de la L1. Elle offre l’occasion de mettre au goût du jour une formule magique de la sociologie footballistique : l’identité sociale. Pour résumer, le grand Est (et Nord) du pays, en ratissant large géographiquement cet « espace » dont le démographe Emmanuel Todd nous vante les aspirations égalitaires par la grâce de sa structure familiale, serait ainsi peuplé de FC et autres AS à forte connotation laborieuse : par leur public, leur environnement économique, voire évidemment leur patrimoine industriel ou minier. La liste des noms englobe Lens, Sochaux, Sedan, Valenciennes, voire Nancy… Et occasionnellement des petits Poucets comme Calais. Leur situation délicate sur le plan sportif répondant par ailleurs comme un écho subliminal au déclin général de leur région, face à la santé insolente des « ennemis » bourgeois ou désormais « nouveaux riches » qui s’épanouissent plus au sud et dans la ville lumière.
A contrario, la bonne saison stéphanoise réinstalle fort à propos, alors que le titre semble promis au Paris « mondialisé » (pour rester politiquement correct), le foot français dans la longue litanie nationale (à la sauce réacs des « historiens de garde » style Loran Deutsch ou Patrick Buisson). Remonte d’un coup à la surface et en première page un autre temps du championnat de France, celui qui existait avant le PSG qatari, l’OM Dreyfuss et évidemment le bébé d’Aulas qu’est l’OL.
Choisis ton camp, camarade !
Le derby entre Lyon et Saint-Étienne présente dans ce cadre une grille de lecture simple voire simpliste. Le club « bourgeois » de la capitale des Gaules contre l’équipe de la fierté ouvrière dans le modeste département de la Loire. La mémoire des luttes – perdues – de Manufrance (la fin d’une aventure corporatiste débutée avec la manufacture d’arme royale en 1764), contre le futur tenancier d’OL Land. La ville des bobos de droite qui se donne à un maire PS light contre la cité qui « chôme » et qui vote FN ou Front de Gauche. Le script semble trop beau pour être vrai (et décliné de l’Humanité Dimanche au Figaro). Peu importe ! Surtout qu’en bonus, il offre d’imiter les « grands frères anglais » , vieux complexe hexagonal, en dégotant des antagonismes structurants, à l’instar de la rivalité de style et d’attaches (pas mal surévaluée) entre City et United.
Tous ces beaux commentaires sautent avec beaucoup de facilité par-dessus les spécificités de notre foot tricolore et de son rôle dans notre société. C’est oublier au préalable que dans nos belles contrées, le foot se révèle toujours plus pratiqué qu’aimé. Et surtout qu’il occupe une fonction non négligeable d’intégrateur inter-classes, nationalisant la culture ouvrière (ce n’est pas un hasard si ce fut pendant les deux guerres mondiales qu’il connut ses périodes d’essor les plus significatives). L’épopée des Verts en Coupe d’Europe a apporté d’abord un grand orgasme patriotique, bien avant d’incarner la fierté locale des mineurs ou des petites mains de Manufrance.
C’est oublier qu’en France, contrairement à la Grande-Bretagne, la « working class » s’exprime d’abord comme un bloc politique ou syndical (fantasmé ou réel, selon les périodes), et n’est certainement pas reconnue comme un socle cohérent constitutif de la qualité de la hiérarchie sociale. Elle s’avère de ce fait bien moins pesante dans la définition des atours et des qualités apposés sur ce sport populaire. Pour preuve, beaucoup de ces grands clubs « ouvriers » bien de chez nous émanaient avant tout du paternalisme patronal (Peugeot à Sochaux, Casino à Saint-Étienne…), de la manifestation du désir de contrôle de directions d’établissement qui, au passage, ont également renoncé à leur nom pour rejoindre la grande famille du football. On oublie enfin rapidement qu’à leur époque, ces mêmes protagonistes s’avérèrent aussi transgressifs et « déstabilisateurs » que l’actuel PSG ou OL des années 2000 vers le chemin toujours plus assumé d’un professionnalisme et de sa forme modulée, mais incontournable, de capitalisme. Aujourd’hui, ont-ils seulement changé ou seulement ne possèdent-ils pas, à leur grand regret, les moyens de leurs fortunés successeurs ? « Notre légende deviendra histoire »
Les supporters stéphanois ou gones n’ont cessé depuis de réécrire les termes de leur hostilité à coups de banderoles rageuses, aux paramètres idéologiques souvent douteux, en en rajoutant dans les caricatures ( « Nos pères inventaient le cinéma quand vos pères crevaient dans les mines. » ). L’actuelle tension n’en est que l’ultime démonstration, même si elle possède sa logique propre et presque suicidaire.
L’historien Benedict Anderson, dans son livre L’imaginaire national (Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism), démontre parfaitement à quel point tout nationalisme avait besoin de « romance » pour exister et prospérer. Ensuite, dans un processus auto-réalisateur, si le mécanisme onirique prend, cette mémoire collective reconstruite sédimente et se concrétise. Le même procédé existe dans le monde ultra finalement. Plutôt que « notre histoire deviendra légende » , l’inverse semble être la règle… C’est ici que les Verts débarquent armés de leur passé prestigieux et de leur actuelle renaissance. Et que les Lyonnais endossent leur cape de super-méchants. Ou comment la lutte de classe devient un mauvais Marvel. Un peu de bonne conscience et de justice sociale avant d’aller se régaler devant l’ogre Bayern dévorant les mignons Catalans du Barça. Le foot, toujours un conte à dormir debout…
par Nicolas Kssis- Martov