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Les tribunes françaises ont-elles gagné leur guerre de Cent Ans ?
Le foot tricolore nourrit toujours, et depuis longtemps, un vrai complexe d'infériorité vis-à-vis de l'Angleterre, le pays démiurge de ce beau sport. Clubs historiques, culture du professionnalisme, moyens financiers colossaux, importance et reconnaissance du ballon rond dans le patrimoine national, et évidemment ses kops légendaires. Pourtant, si sur de nombreux points le retard reste patent, aujourd'hui les supporters français semblent bel et bien avoir dépassé leurs aînés british dans leur capacité à ambiancer un stade.
Alexandre Lacazette vient d’offrir une belle publicité aux ultras de la Ligue 1, qui vont pourtant ce week-end, à l’appel de l’Association nationale des supporters, mener de nombreuses actions de protestations derrière le slogan « #Supporterspascriminels » . Le Gunner, plutôt en verve depuis le début du championnat, s’est en effet un peu lâché à l’occasion d’une opération de l’UNSS (Union nationale du sport scolaire), dont il est le parrain. Après avoir vanté une version très soft et consensuelle du rôle du supporter, notamment en condamnant les « débordements récents » , il a embrayé sur un discours moins convenu. « Je n’ai pas envie de tous les mettre dans le même sac.(…)Ils sont dévoués pour leur club, ils font des sacrifices et mettent parfois leur famille de côté pour nous supporter. Je peux comprendre leur mécontentement lorsqu’il y a des défaites, de mauvaises prestations. Un club a besoin de ce genre de fans. » Des propos qui ont dû sonner doux aux oreilles des Gones en Adidas, pointés du doigts en ce moment, entre les problèmes de tracts et la contestation anti-Génésio. Cependant, ce fut d’abord la conclusion qui se révéla fort instructive. « En Angleterre, les fans sont plus des spectateurs que des supporters. Il y a de meilleures ambiances dans les stades français. »
Le doux venin de l’ennui
Nous y voici. Au premier regard, cependant, les supporters ont tout des enfants terribles et des sales gosses de la L1. Les tensions entre les ultras et les autorités, qu’elles soient préfectorales ou fédérales, ne cessent de gagner en force. Les déplacements, comme les Parisiens au Vélodrome, sont de plus en plus systématiquement interdits au moindre prétexte, aussi fallacieux soit-il. Les affrontements et les échauffourées ne cessent de se multiplier. Pourtant, nos tribunes s’avèrent le seul domaine où, pour l’instant, nous supplanterions la perfide Albion, sur l’un des aspects essentiels de la culture foot, du moins dans son acception classique.
Le foot d’outre-Manche a pourtant longtemps servi de modèle indépassable en ce qui concernait l’expression pure de la passion dans les tribunes. Des fidélités qui se transmettaient de génération en génération, des gradins qui n’avaient pas besoin de tifos pour illuminer un match, des chants qui métamorphosaient les stades en églises. Ce fut réel, cela le demeure dans certaines divisions inférieures, du côté de Leyton Orient par exemple. Toutefois, en Premier League, progressivement, le doux venin de l’ennui et de la normalisation a fini par endormir les enceintes les plus mythiques. Au point que le CUP remporta sans difficulté la bataille du bruit à Anfield.
Que ce soit à Old Trafford, à Stamford Bridge ou bien encore à l’Emirates Stadium, que connaît bien Alexandre Lacazette, hormis quelques rares moments de frisson comme un écho d’un lointain passé glorieux, le silence du ticket hors de prix a chassé les chœurs des places debout. José Mourinho avait déjà dressé, voici quatre ans, ce constat amer : « Tout le monde sait à quel point je me sens connecté à ce club et à ses supporters. Mais en ce moment, c’est difficile pour nous de jouer à domicile, parce que jouer ici est comme jouer dans un stade vide.(…)Je regardais autour de moi et c’était vide, mais pas en matière de personnes, car le stade était plein. C’était extrêmement frustrant.(…)Il m’a fallu 30 minutes pour comprendre que le stade n’était pas vide. Quand on a marqué, j’ai réalisé : « Waouh, le stade est plein ! Bien ! » »
Pays contrarié de foot
Tout était dit. Le triomphe économique a sonné le glas d’un modèle, d’un style de vie, entre Eric J. Hobsbawn et John King. Bien plus terriblement que la politique anti-hooligan des années Tatcher. Aujourd’hui, la plupart des clubs anglais se portent si bien financièrement, entre droits télé et merchandising, qu’ils n’auraient plus besoin de remplir leur enceinte pour vivre, et bien vivre. Internationalisée et aseptisée, la Premier League n’est plus tournée vers son peuple, qui l’a quittée comme il fuit les centres villes, mais vers les abonnés des droits télé et les visiteurs asiatiques ou américains qui dépensent des sommes astronomiques en une soirée. Tous les déménagements de stade, loin de se résumer à augmenter la jauge, ont surtout validé cette évolution. L’attaquant français peut donc légitimement avoir le sentiment de débarquer dans un théâtre antique, après avoir vécu le feu sacré des derbys contre Sainté. Néanmoins, en toute honnêteté, Alexandre Lacazette devrait aussi savoir que, sans cette configuration spécifique de cette NBA du ballon rond, il ne recevrait certainement pas le même chèque à la fin du mois.
Le résultat étrange est là. Le foot british, mythique et mythifié, survit bien plus sûrement du côté de Caen, de la Meinau ou de Nîmes qu’aux bords de la Tamise. Un simple Strasbourg-OM, voire Nantes-Rennes, laisserait pantois le moindre témoin égaré du Brexit. Naturellement l’histoire, le passé, les annales dorment toujours de l’autre côté du Channel. Toutefois, dans ses excès certes, mais aussi sa sincérité et son engagement, l’exception française a pris le relais. Pays contrarié de foot, les supporters et ultras peuvent y conserver une place unique face à des clubs en retard sur les budgets et leur « esprit d’entreprise » . Le conflit actuel est peut-être le fruit de cette simple vérité sortie de la bouche de Lacazette. Faute de pouvoir se passer d’eux, pour le moment, on essaie de les dompter. Sacrés Gaulois réfractaires au changement.
Par Nicolas Kssis-Martov