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« Les rumeurs de transferts de Neymar et Mbappé cet été me font rire »
On entend beaucoup d'acteurs du football, d'observateurs et de supporters débattre de la nécessité ou non pour le football de changer en profondeur à cause de la crise actuelle provoquée par l'épidémie de Covid-19. Mais qu'en est-il réellement ? Le football doit-il, peut-il et va-t-il se remettre en question ? On a posé ces questions à Pierre Rondeau, économiste, consultant pour RMC Sport et co-directeur de l'Observatoire du sport à la Fondation Jean-Jaurès. Qui dessine, entre les chiffres et les théories, quelques issues pour la suite...
À quels niveaux et dans quelles mesures le football va-t-il être affecté à court et à long terme par la crise sanitaire actuelle ?On peut déjà estimer les coûts directs d’une suspension de la saison sportive. Il suffit d’étudier l’apport de chaque variable d’activité et en soustraire la durée de la suspension. Avec une saison jouée à 73%, les clubs devraient être affectés à hauteur de 383 millions d’euros. Dans ce chiffre, on intègre le manque à gagner lié à la billetterie, 43 millions, les pertes commerciales, via les défaillances des partenaires et des sponsors, 140 millions, et l’absence des droits TV pour les matchs non joués, 200 millions. Mais ce résultat ne compte pas les conséquences indirectes et induites. Quid du remboursement des prestataires ? Des abonnés ? Quid des amortissements d’indemnités de mutation ? Quid du trading joueur ? Et à cela s’ajoutent les salaires et les traites payés par les clubs malgré l’arrêt de l’activité sportive et économique. On peut très facilement passer d’une estimation basse et directe de 380 millions d’euros à une estimation haute et globale d’un milliard, comme pronostiqué par Bernard Caïazzo, le président de l’AS Saint-Étienne.
Quels seront les clubs les plus touchés ?Il faut distinguer plusieurs catégories. Ceux détenus par un milliardaire, un « sugar daddy », ou un fonds souverain, sont rassurés et peu inquiétés. Leurs actionnaires pourront solvabiliser la dette et combler les pertes. On pense tout de suite à Rennes et à Paris. Marseille, Monaco et, dans une moindre mesure, Lille, pourraient aussi faire partie de cette catégorie, puisqu’ils sont détenus par un milliardaire. Mais la question est de savoir s’il est là dans un but de rentabilité ou de diplomatie, de visibilité, de supporterisme, etc. À côté, on peut intégrer les clubs disposant de fonds propres nécessaires pour crédibiliser un endettement futur. Ici, cela concerne essentiellement Lyon, propriétaire de son stade, de son centre d’entraînement et de nombreux terrains immobiliers. Même en cas de défaillance économique lourde, Aulas pourra toujours, en dernier ressort, hypothéquer ses biens et solvabiliser sa dette. Quant à tous les autres, sans fonds propres, sans réserve de trésorerie, sans actionnaire puissant, la situation pourrait être dangereuse… Je ne dis pas que la conséquence sera la faillite généralisée, mais il va falloir trouver des solutions pour assurer la survie du football français.
Le football doit changer donc… mais le football va-t-il changer ? On a l’impression que c’est, en quelque sorte, un vœu pieu.C’est toute la question. Dans les années 2000, la journaliste américaine Naomie Klein avait publié « La théorie du choc ». Dedans, elle montrait comment les gouvernements occidentaux avaient profité de crises exogènes – elle commence son récit par l’ouragan Katrina, aux États-Unis, qui a provoqué la libéralisation du système éducatif en Louisiane – pour changer de l’intérieur les modèles. Va-t-on faire de même dans le football ? Va-t-on profiter d’une crise exogène, extérieure, tombée du ciel pour changer durablement son paradigme, pour imposer plus de régulation ou, à l’inverse, plus de libéralisation ? C’est toute la question. Car, à côté, on peut aussi supposer qu’il ne se passe rien. Rappelons-le, ce n’est pas une crise du football : notre sport chéri n’est pas responsable de la situation actuelle, et si demain, nous le souhaitons tous, on trouve un vaccin et on annihile définitivement le virus du covid-19, tout peut recommencer comme avant. Ce qui va compter, c’est la motivation de changement de nos instances, de nos dirigeants. Peut-être que la solution la moins lourde et la plus consensuelle serait d’imposer des ratios sur la masse salariale et les fonds propres – ce qui d’ailleurs était une volonté de la DNCG en France, avant la crise – ou de normaliser le fair-play financier. Mais encore une fois, tout cela dépendra du choix politique et de la vision idéologique des dirigeants.
Tu as écrit qu’on devrait assister à une accalmie sur le marché des transferts, notamment concernant les tarifs et salaires pendant au moins un an. S’il s’agit juste de repousser à 2021 ce qui était prévu pour 2020, on ne peut pas vraiment parler de changement en profondeur, non ?L’économie du football fonctionne à vases communicants. L’argent reste dans un circuit fermé : si le club A s’enrichit et achète un joueur au club B, ce dernier augmente sa trésorerie et peut acheter au club C, etc. Il y a, dans une logique très keynésienne, un effet multiplicateur des dépenses où tout fonctionne dans un rouage parfaitement bien huilé. Seulement, puisque tout le monde est touché, sans exception, du Real Madrid au FC Sochaux, tout le monde perd de l’argent et se voit dans l’obligation d’imposer une certaine rigueur. L’argent circulera moins dans le circuit économique et des effets déflationnistes s’imposeront. Il ne faudra donc pas s’attendre à des transferts fous cet été, ni à des salaires faramineux. Les rumeurs de la presse espagnole d’une probable arrivée de Neymar ou de Mbappé au Real ou au Barça me font donc doucement rire ; et on pourra me ressortir cette phrase si jamais l’un des deux quitte Paris cet été ! Les clubs n’ont plus d’argent ! Le Barça, actuellement, perd 5 millions de dollars par jour ! Économiquement, et même moralement, c’est impossible d’avoir un mercato explosif cet été. Vous imaginez la barre des 500 000 morts atteinte et, à côté, le Real qui annonce la signature d’un joueur pour 150 millions d’euros ? On va voir une économie de troc et d’échange s’installer, des joueurs vont être prêtés, échangés, vendus à moins de 50 millions d’euros, mais pas plus. Cela pourra durer juste un an avant un retour à la normale dès l’année prochaine, ou pas. Toute la question sera de savoir combien de temps va durer la crise et quelles en seront les conséquences durables.
On a l’impression que même s’ils sont affectés à court terme, les gros clubs pourraient sortir « gagnants » de tout ça, notamment par rapport à l’UEFA : un fair-play financier plus souple, le spectre du retour de la rumeur d’une ligue fermée… Quel est le rapport de force aujourd’hui ?Le fameux serpent de mer, le fameuse super-ligue européenne, telle Pénélope attendant le retour d’Ulysse, tout le monde en rêve, tout le monde y croit, mais elle n’arrive jamais. Clairement, les 16 grands clubs de l’ECA (association européenne des clubs) la veulent, la souhaitent, la désirent. L’UEFA l’a parfaitement compris et fait tout pour conserver l’aval et le soutien de ces derniers. Les largesses accordées par le fair-play financier, les qualifiés automatiques du big four en Ligue des champions, les changements de modalité de distribution du price-money des compétitions européennes, entre autres, en sont les preuves les plus formelles. C’est un jeu d’échec qui s’organise depuis maintenant 20 ans, c’est « fais attention, je pourrais partir », « non, non, reste. En échange, je te donne ça ». C’est pour cela que je me dis que ça n’arrivera jamais, peut-être qu’on maintiendra les formats actuels, mais on accordera toujours plus de passe-droits aux puissants. Comme c’est le cas maintenant depuis le début des années 2010.
Ou alors, on arrête de jouer l’hypocrisie et on acte les choses, on met en place la ligue fermée… Avec la mondialisation du foot et l’attrait des nouveaux publics asiatiques, peu au courant des histoires et des mythologies sportives européennes, le plan d’un Barça – Bayern toutes les semaines est beaucoup plus vendeur qu’un Dijon – Amiens. C’est par la masse que pourrait s’inventer la super-ligue européenne. Mais rien ne dit que cela arrive, il existe encore des partenaires sociaux et des garde-fous frontalement opposés à ce projet : la Fifpro, pour les joueurs, l’European League, pour les championnats. Même les supporters pourraient s’y opposer. Si on faisait un sondage, je ne suis pas certain que la majorité soit favorable à la super ligue. De même, quid des Anglais tout-puissants ? Ce n’est pas dit que la super ligue européenne soit plus intéressante pour eux que l’actuelle Premier League richissime. Donc, je continue à voir la super ligue comme un serpent de mer, comme un outil d’argumentation en faveur des clubs lors des réunions et des négociations avec les instances dirigeantes. À mon sens, ce n’est pas encore un projet concret. Mais, encore une fois, personne n’est devin et rien ne dit que cela n’arrivera pas la saison prochaine …
Pour nous médias, c’est dur à avouer, mais quand on voit les options envisagées – parfois absurdes voire contraires à l’esprit du jeu – pour reprendre la saison et finir les coupes d’Europe à tout prix, la probabilité de tout jouer à huis clos ou encore les craintes des joueurs pour leur santé, c’est sans doute plus prudent et responsable d’arrêter la saison, avec les contents et déçus que cela implique… Depuis le début, je milite pour l’arrêt de la saison 2019-2020, tant pour des raisons évidentes de santé publique, de minimisation des risques que pour des raisons économiques et sociales. On nous présente à chaque fois trois scénarios, l’arrêt de la saison, la poursuite du championnat jusqu’en juillet et enfin l’étalement jusqu’à l’automne prochain. Pour des raisons organisationnelles, prolonger le championnat jusqu’en novembre prochain me semble intuitivement être la meilleure idée. D’abord, cela garantirait la fin programmée de la saison, tout en respectant les contraintes sanitaires, les stades pourraient de nouveau accueillir des spectateurs et on pourrait caler le calendrier sur la future Coupe du monde 2022, jouée l’hiver. Seulement, parce que la loi du sport impose une durée de saison maximum à 365 jours, parce que la mesure doit être prise à échelle européenne et parce que le contrat avec Médiapro de 800 millions d’euros est censé commencer en août prochain, cette mesure me semble extrêmement compliquée à mettre en place. Il faut donc arrêter pour de bon la saison 2019-2020 et préparer sereinement la saison 2020-2021 ! Toute la question maintenant, c’est de savoir si la LFP va décider de la terminer à l’automne ou carrément l’arrêter pour commencer en septembre la saison 2020-2021.
Ça va faire des dégâts ?Il est faux de croire que terminer l’actuelle saison aurait sauvé économiquement les clubs. Rappelons qu’il s’agit d’une crise globale, pas d’une crise sportive ou footballistique. Tout le monde est touché, tout le monde est affecté. La France annonce une récession de 8% sur l’année civile, le plan d’aide dépasse déjà les 300 milliards d’euros, la dette publique devrait dépasser les 130% du PIB en décembre prochain. Ainsi, même si le championnat reprenait, ce qui semble quand même très compromis désormais, ce n’est pas dit que les diffuseurs payeraient normalement le dernier versement des droits TV, que les partenaires commerciaux tiendraient le choc, et que les footballeurs accepteraient de jouer tous les trois jours… Et quoi qu’il arrive, il n’y aurait aucune recette billetterie. Donc je préfère assurer la saison prochaine plutôt que de terminer celle-ci à tout prix. Il faudrait arrêter de se voiler la face en espérant une reprise. Le discours du Premier ministre Edouard Philippe à l’Assemblée a au moins eu le mérite d’annihiler ces faux espoirs.
Question perso : dans quelles proportions le football te manque-t-il ?Il me manque terriblement. Ce sont mes habitudes et mes rites qui ont été totalement bouleversés. Où sont passés mes samedis soir devant des Dijon – Angers ou des Strasbourg – Brest ? Où sont passés mes lundis de debriefing du match du dimanche soir ? Où sont passés les soirées européennes, à la maison, avec les potes ? Le football, comme tous les sports populaires, fédère et unit, c’est tout cet aspect social qui me manque, cet aspect de ritualisation. Ceux qui affirment bec et ongles que le foot ne leur manque pas n’ont sûrement jamais aimé fondamentalement et viscéralement ce sport. C’est comme lorsqu’on est amoureux et que sa promise disparaît, s’en va, s’échappe, il y a quelque chose qui nous manque au plus profond de nos tripes, c’est comme un chagrin d’amour mal soigné, ça dur et ça nous inquiète. Mais il faut voir le verre à moitié plein et prendre les choses positivement : dites-vous simplement que le jour où nous reverrons un match, où nous retrouverons un stade de foot, au-delà des larmes que cela engendrera, cela signifiera surtout que l’épidémie du covid-19 est derrière nous. Et ça, pour l’humanité, ça sera une bonne nouvelle.
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Propos recueillis par Pierre Maturana