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Les quatre barbus
Si le Mondial n'a duré que dix jours pour l'équipe d'Angleterre, il a été dix fois plus long pour quatre de ses supporters. Partis d'Argentine, ces aventuriers à barbe fournie ont marché 1966 kilomètres pour rejoindre le Brésil. À l'origine un projet caritatif, l'épopée leur aura fait rencontrer un chien très affectueux, puis le prince Harry. Récit d'une suite logique.
Au 2244 de la Rua Bahia, dans le quartier huppé de Lourdes, au centre de Belo Horizonte, le Minas Tênis Club est un immeuble ultra-moderne. D’un côté, un complexe financier avec bureaux, salles de conférence, gymnase, piscine. De l’autre, une descente mène sur un large espace de jeu et de détente, avec verdure, courts de tennis, piscines et toboggans. Un lieu réservé aux Britannico-Brésiliens et à l’élite de la ville. Dans le hall, des dizaines de filles munies de pancartes « Harry I Love you » attendent la sortie du prince le plus rock’n’roll du royaume, en goguette au Brésil pour la Coupe du monde. Les plus jeunes sont en tenue de sport du club, les moins jeunes sont très élégamment vêtus. À gauche, l’entrée de la salle de conférence, hautement surveillée, accueille avec une plaque « Welcome to Great Britain house » . À droite, un escalier, et un autre message : « Business is Great » . Pendant que les filles attendent le prince, un nain brésilien déguisé en soldat anglais met l’ambiance et prend des photos avec toute la clique. Il est 11h et l’Angleterre jouera son dernier match de la compétition dans deux heures au Mineirão. Enfin, la conférence se termine et Harry traverse le hall sous les cris aiguës de ses fans. Il se retourne une fois, salue brièvement et s’échappe par les escaliers. Sortent alors quatre visages couverts de barbes épaisses, pressés mais satisfaits. « Le Prince Harry est venu nous voir, nous a félicités et nous a dit qu’il était très intéressé par notre périple. » Périple ? Prince Harry ? Barbus ? Comment ces quatre types aux allures de hobos se sont-ils retrouvés à serrer la paluche d’un membre de la famille royale britannique ?
Quelques milliers de kilomètres plus au nord, l’un des larrons, Adam Burns, nous avait expliqué tout ça une semaine plus tôt en regardant le Portugal se faire étriller par l’Allemagne depuis la Largo de São Sebastião, la place de l’opéra à Manaus. « Nous étions au pub avec David (Bewick, ndlr) et Pete (Johnston, ndlr) et nous nous sommes dit qu’il fallait faire quelque chose de marquant pour cette Coupe du monde au Brésil, quelque chose dont nous nous souviendrions longtemps » , raconte-t-il. Comme ses compères, Adam est anglais, mais il vit à Sydney, où il s’occupe d’un certain nombre de gros clients pour l’agence de relations publiques DDB. Un job qui le pousse à prendre en charge la partie communication de l’affaire : le nom de domaine « WalkToTheWorldCup.com » est déposé, et l’aventure sera donc une marche de 100 jours et 1966 kilomètres (en hommage à l’heure de gloire des Three Lions) entre Mendoza, Argentine, et Porto Alegre, Brésil, en passant par Montevideo, Uruguay, avec arrivée prévue à l’orée du Mondial. « Ben (Olsen, ndlr) ne nous a rejoints que sur la fin pour nous accompagner à vélo. » Autre idée com’ : ne pas se raser du voyage et prendre une photo par jour pour montrer l’évolution, d’où la pilosité faciale fournie des gars au moment de rencontrer Harry. Et le but ? « La mère de David est brésilienne, le père de celle-ci est un fermier de l’État de Bahia qui a souffert de la grande sécheresse qui sévit là-bas, ce qui l’a poussée à créer une ONG, explique Adam. L’objectif était donc de récolter 20 000 livres de dons afin de construire un puits là-bas. » Jusqu’ici, rien de bien original, les projets du genre pullulent depuis l’apparition des sites de financement participatif. Mais un détail imprévu va faire passer les Anglais dans une nouvelle dimension.
Les retrouvailles de Nacho et Negro
Le 1er mars dernier, les trois potes prennent la route. Pour transporter leurs 30 kilos de charge chacun, ils forcent le trait britannique et optent pour des chariots de golf. « Ils se sont cassés plusieurs fois, on a dû les changer, ça a fini par nous coûter les yeux de la tête. » Il s’agit là de la moindre des difficultés rencontrées par ces pieds nickelés sur leur chemin. « On a commencé par le désert, et on a cru qu’on n’en sortirait jamais, égrène Adam. Après, on a eu les moustiques, gros comme le poing, qui t’attaquent. Et puis finalement un énorme déluge, qui a failli nous emporter, on n’a été sauvés que grâce à un camion qui passait par là. » Le rayon de soleil arrive en Uruguay, à mi-chemin, sous la forme d’un compagnon de route. « Nous étions au milieu de nulle part et un chien a commencé à nous suivre, se souvient Adam. Ça arrivait souvent que des chiens errants nous suivent un peu, donc nous avons fait comme d’habitude, nous avons évité de lui donner à manger pour qu’il finisse par nous lâcher. » Mais celui-ci ne va pas abandonner. Il est là lorsqu’ils s’endorment, il est là quand ils repartent le matin. Les trois potes, éblouis par l’insistance du clébard, finissent par l’adopter et le baptisent Jefferson. Les centaines de kilomètres s’enchaînent et l’animal de compagnie, maintenant revêtu d’un maillot de l’Angleterre 98, devient une coqueluche des réseaux sociaux. Cerise sur le gâteau : alors qu’Adam commence à se renseigner sur les démarches à remplir pour le ramener avec lui en Australie, le propriétaire du chien, qui était donc tout sauf errant, reconnaît sa bête sur une vidéo et se manifeste. « Nacho a fait 800 kilomètres en stop pour nous rejoindre à Porto Alegre, poursuit Adam. La vidéo de ses retrouvailles avec Negro, le vrai nom de Jefferson, a fait plus de 250 000 vues. Ils pleuraient tous les deux, c’était magnifique. Et puis mine de rien, c’était un vrai rêve pour l’attaché de presse que je suis, alors que c’était tout à fait fortuit. »
La vidéo des retrouvailles entre le chien et son propriétaire :
Abordés par des médias du monde entier, les quatre lads pouvaient espérer dépasser leurs objectifs initiaux. Pourtant, lorsqu’on regarde leur campagne de récolte de dons, on s’aperçoit qu’ils ne sont encore qu’à 16 500 livres sur les 20 000 espérés. « Et nos familles nous ont aidés, ma mère a par exemple fait 196,6 kilomètres à pied en Angleterre pour récolter plus de fonds, ajoute Adam. Cela dit, nous nous en sortons bien, parfois le buzz n’est suivi d’aucun effet sur les dons, là nous avons vu une nette augmentation grâce à Jefferson. » Autre conséquence : les bons Samaritains ont pu poursuivre leur action pendant la Coupe du monde grâce au soutien du site AirBnb, qui leur a offert l’hébergement pour suivre la sélection anglaise sur son maigre parcours. Pour Manaus, où les Trois Lions ont été défaits par l’Italie, un étudiant les a même contactés directement en entendant parler de leur histoire pour leur offrir le gîte. « J’ai pris des congés sans solde, mais maintenant je n’ai plus vraiment envie de retourner à Sydney, songe Adam. Je suis en train de voir si je ne peux pas trouver un poste dans la communication des JO 2016 à Rio. » En attendant de rencontrer le comité d’organisation, le marcheur et ses potes ont donc réussi à mettre le grappin sur le prince Harry. Avec quel résultat ? « Il nous a demandé comment ça s’était passé et était curieux de savoir si on avait été bien traités en Argentine, par rapport à la guerre des Malouines et à la rancœur des Argentins envers les Anglais. Ces questions de trône et de famille royale ne nous intéressent pas vraiment, mais c’était quand même un chouette moment, Harry était simple et sympa. J’espère pour lui qu’il sera un jour notre roi. » Il sera toujours temps d’organiser une marche vers Buckingham.
Léo Ruiz, à Belo Horizonte, et Thomas Pitrel, à Manaus / Photos : Renaud Bouchez