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Les PPP flingeurs
Lille–Nice, c'est aussi la rencontre de deux villes empêtrées dans les affaires entourant leurs nouveaux stades. Alors que le président de la Métropole européenne de Lille vient d'être mis en examen pour « trafic d'influence passif et complicité de favoritisme », on fait le point sur des dossiers qui fleurent bon la politique à papa.
De la cabane à la corbeille ? La question mérite d’être posée pour Damien Castelain. Le président de la Métropole européenne de Lille, habitué de la tribune présidentielle du stade Pierre-Mauroy, pourrait choisir une soirée plus calme, pour une fois. Peut-être même ne regardera-t-il pas le match, dans ce stade dont on lui rebat les oreilles depuis quelques jours. Depuis lundi matin exactement, jour de son placement en garde à vue dans l’affaire du deal conclu entre la ville et Eiffage pour la construction d’un Pierre-Mauroy à toit rétractable et pelouse escamotable. Et dont on va lui parler longtemps encore, maintenant qu’il s’est vu signifier sa mise en examen, en compagnie d’Henri Segard, ancien vice-président de la MEL, et de deux anciens cadres d’Eiffage, pour « trafic d’influence passif et complicité de favoritisme » .
Pendant ce temps, à Nice, on va se pencher attentivement sur ce qui se passe au nord. Pour une éventuelle qualification directe en Ligue des champions, évidemment, mais également à propos des suites qui seront données au dossier du stade lillois. Car à Nice aussi, une enquête préliminaire est en cours, confiée au parquet national financier. Et si les cas sont quelque peu différents, ils pointent un même flou artistique, économique et politique autour des signatures de partenariats public-privé pour la construction de la dernière génération de stades français. Une publicité dont se serait bien passé le mécanisme contesté du PPP, dont l’équation est parfois résumée à la formule « dépenses publiques, bénéfices privés » .
Du Carlton aux paddocks
« La première des choses qu’on peut dire, c’est que ça vient confirmer ce qu’Eric Darques clame depuis de nombreuses années, à savoir qu’il y a eu un climat corruptif autour de l’attribution du Grand Stade à la société Eiffage » : Maître Breham est un homme satisfait à l’annonce des mises en examen lilloises. Avocat d’Eric Darques, un élu de la métropole fondateur du FRICC (pour Front républicain d’intervention contre la corruption), il se bat depuis 2012 pour faire avancer le dossier. Pendant trois ans, les plaintes pour faux et usage de faux se perdent, des prescriptions hors de propos sont invoquées, des juges d’instruction mutés. Puis, mi-2015, le juge Gentil reprend l’affaire. « Et là, les choses s’accélèrent très vite. Il lance des perquisitions, il obtient l’élargissement des qualifications juridiques à favoritisme, corruption et trafic d’influence, il met la MEL en examen en tant que personne morale… Et en creusant, ils s’aperçoivent que la société Eiffage aurait directement ou indirectement réglé un certain nombre de choses au bénéfice d’élus de la MEL. »
En fait, Eric Darques et les siens agitent depuis le début deux questions : pourquoi le projet d’Eiffage, plus cher que celui de Bouygues-Norpac, a-t-il été retenu ? Et comment un rapport technique a-t-il été modifié en quelques jours pour faire passer la note d’Eiffage au-dessus de celle attribuée à Bouygues-Norpac ? Dans l’œil du cyclone, Castelain et Segard, dont le groupe d’élus communautaires, Métropole Passions Communes, a fait basculer le vote en faveur d’Eiffage le 1er février 2008. Aujourd’hui, il est reproché aux deux élus d’avoir été invités par Eiffage au Grand Prix de Hongrie de Formule 1, en 2010. Des soupçons pèsent également sur la construction d’une terrasse chez Damien Castelain au frais d’Eiffage.
Quant à l’homme qui a mis les enquêteurs sur ces pistes, il n’est autre que David Roquet, condamné dans l’affaire du Carlton pour un délit financier commis au préjudice de son entreprise, ainsi qu’il l’expliquait au micro de France Inter en février 2015 : « Un jour, il (Fabrice Paszkowski, condamné sur le même motif, ndlr) me dit : « Tu n’es pas sans savoir que je connais DSK. De temps en temps, on fait quelques soirées avec lui. Je ne te cache pas que ça me coûte un peu d’argent. Toi, tu es chez Eiffage, tu as des budgets de frais. Pour un groupe comme Eiffage, ça ne serait pas inintéressant de rencontrer DSK. » » David Roquet inscrivait les « prestations » dans la colonne « représentation » de ses notes de frais. Il écopera de six mois de prison avec sursis. Quelques mois plus tôt, son avocat, Maître Dupont-Moretti, tonnait : David Roquet « s’est expliqué, il a dit ce qu’il avait déjà écrit, à savoir qu’Eiffage était au courant, qu’il n’entend pas porter le chapeau tout seul, qu’il n’est pas l’inventeur (d’un) système » . La justice en a décidé autrement pour l’affaire du Carlton. Et dans celle du Grand Stade ?
Anticor en action
Mille kilomètres plus au sud, Jean-Christophe Picard, président d’Anticor (association « contre la corruption, pour l’éthique en politique » ), garde un œil intéressé sur le dossier nordiste. Car, jusqu’à récemment, les PPP n’étaient pas soumis aux mêmes règles que les marchés publics, donc pas forcément concernés par le délit de favoritisme. La décision lilloise pourrait faire jurisprudence. En attendant, il s’appuie sur le rapport de la Chambre régionale des comptes, un rapport « assez incroyable quand on connaît la retenue habituelle de ce type de document » . Et de détailler : « Elle a pointé du doigt des curiosités. Bouygues par exemple, qui était le groupement le moins cher, est devenu subitement le plus cher. Il y a des sous-sous-critères qui ont été inventés en cours de route. La notation était, je cite, « difficilement compréhensible en raison de l’absence de références chiffrées, de périmètres comparables, d’une utilisation des critères peu logique, ou encore de données apparemment aberrantes non corrigées ». Les magistrats dénoncent, sur neuf pages, une « procédure de sélection imparfaite » ! » Et des indices suffisants pour saisir le parquet, qui a ouvert une enquête. De son côté, Anticor s’est porté partie civile dans une plainte pour favoritisme.
Enfin, des problèmes de prises illégales d’intérêt sont soulevés du côté de Nice. Il y a cet élu, ayant voté les délibérations d’attribution du PPP, par ailleurs président d’une caisse du Crédit agricole, partenaire financier de la société NES (pour Nice Eco Stadium) créée pour l’occasion du PPP. L’Humanité relevait également le parcours d’un ancien chef de cabinet de Christian Estrosi, passé conseiller spécial sur l’opération de la plaine du Var où a été construit le stade, avant d’être nommé, un mois après la mise en route du PPP, directeur général délégué du Stade de France, exploité à 77% par Vinci, constructeur de l’Allianz Riviera. Estrosi, dont les échanges avec les équipes de Cash Investigation ont été virulents, avait, lui, déposé une plainte en diffamation contre l’ex-présidente d’Anticor, Séverine Tessier, qui avait publiquement exprimé ses inquiétudes quant au financement de ce PPP (elle sera finalement relaxée en 2016). Depuis, c’est le silence radio. L’omerta ?
Faux, favoritismes, prises illégales d’intérêts… et ententes illicites ?
À ce stade, tous ces éléments – et il y en a d’autres encore – ne sont que des soupçons et les principaux protagonistes doivent évidemment bénéficier de la présomption d’innocence (au passage invention juridique puisque au contraire, pour qu’il y ait ouverture d’une enquête puis mise en examen, il faut plutôt qu’il y ait une présomption de culpabilité). Reste une impression générale d’opacité à une époque où la transparence est portée en étendard par la société civile. Opacité sur les liens qui unissent élus publics et décideurs économiques privés. Opacité, aussi, sur la façon dont se sont déroulés les différents appels d’offre entre géants du BTP. Et Maître Breham de résumer la situation : « Parce que c’était nouveau, parce que personne ne savait trop comment on faisait, que les procédures n’étaient pas tout à fait mises en place, des margoulins ont pu essayer d’en profiter. Il y a des problèmes similaires dans beaucoup d’autres stades. Comme par hasard, l’oligopole s’est partagé à peu près tous les grands stades construits en France (concernant les stades construits ou sérieusement rénovés en PPP pour l’Euro 2016 : Nice et Bordeaux ont choisi Vinci, associé à Fayat pour Bordeaux, Marseille a fait avec Bouygues, et Lille a préféré Eiffage). Et Bouygues qui aurait été la personne qui naturellement aurait pu déposer plainte, ne l’a pas fait ; est-ce qu’il y a eu des deals ? Ça, je ne peux pas vous répondre… »
Par Eric Carpentier