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Les mots de Roy
C'était il y a dix ans. Il était le capitaine d'une génération, la grande gueule d'un vestiaire, le caractère d'un groupe. Le 18 novembre 2005, Manchester United annonçait le départ de Roy Keane par un communiqué rédigé des mains de Sir Alex Ferguson. Ou comment une interview non diffusée a fait dépasser la tête d'un homme plus haut que le sommet d'une institution.
C’est une génération. Ils sont tous là : David Beckham, Nicky Butt, Darren Fletcher, Ryan Giggs ou encore Paul Scholes. Le décor est le même, aussi. Old Trafford, ses 75 000 sièges, son âme et son odeur. Sur le bord de la pelouse, le guide est là également. Il fait face à sa tribune, la Nord, celle qui porte désormais son nom : Sir Alex Ferguson. C’était samedi dernier, Manchester est à la fête. La ville accueille ses héros d’hier pour un match de charité en faveur de l’UNICEF opposant une sélection britannique et irlandaise contre une sélection mondiale. Le XI de Ferguson fait face au XI de Carlo Ancelotti. Les potes de Beckham et son fils, Brooklyn, s’imposent au final 3-1. Paul Scholes a régalé, encore. Zidane et Vieira, eux, ont préféré annuler leur voyage après les attentats parisiens. Dans ce tableau, un autre absent. Il est de retour de Zenica où sa sélection nationale, dont il est l’adjoint, vient de chiper un nul précieux dans la course à l’Euro 2016. Il a refusé la main tendue officiellement pour se consacrer à son job d’adjoint avec l’Irlande. Old Trafford n’a pas retrouvé son ancien capitaine : Roy Keane.
Les lunettes de Schmeichel
Son Irlandais, le Théâtre des Rêves ne le voit plus qu’à travers des écrans, ou une vitre située tout en haut d’Old Trafford. C’est de là que l’ancien joueur distille ses tacles médiatiques contre les joueurs de son ancien club, notamment pour la BBC et ITV. Il crache sur « la honte » Ashley Young, affiche son scepticisme face au management de Louis van Gaal. Il écrit aussi, sur lui. Une première fois il y a treize ans et une « Second Half » il y a quelques mois. Roy Keane est dans sa bulle. En permanence. Dans l’excès, toujours. Car il a toujours des choses à dire, beaucoup. Sur un départ en particulier. C’était il y a dix ans jour pour jour, le 18 novembre 2005, par un communiqué solennel écrit des mains de Sir Alex Ferguson et David Gill, alors directeur exécutif de Manchester United.
Manchester. C’était le maillot de son modèle, Bryan Robson. C’est aussi des couleurs, le rouge et le blanc, celle de ses premières détonations à Nottingham Forest sous Brian Clough de 1990 à 1993. C’est aussi celles qui accompagneront le caractère vers les sommets personnels, à Turin un soir d’avril 99 pour conduire les siens vers un sacre européen, ou en 2000 lorsqu’il sera désigné joueur de l’année par ses pairs et par la presse. Roy Keane, c’était donc ça. Des sommets et des dérapages. Un gars capable de mettre fin à la carrière d’un Norvégien lors d’un derby, de faire fermer la gueule à un nouveau partenaire, Edwin van der Sar, et de caler quelques noirceurs sous l’œil d’un coéquipier. Ça, c’était à l’été 98, Keane avait levé quelques pintes avec son gardien, Peter Schmeichel lors d’une tournée de pré-saison avec Manchester United à Hong Kong. Résultat : un œil au beurre noir pour le gardien et des lunettes de soleil en conférence de presse le lendemain. « Monsieur Schmeichel, qu’est-ce qu’il est arrivé à votre œil ? » .
Rock of Gibraltar
Keane le sait. C’est un impulsif, imprévisible et difficilement compréhensible. Son départ de Manchester United résume tout. Absolument tout. De sa colère à la manière dont son contrat a été déchiré des mains de Sir Alex Ferguson. Comprendre l’histoire de cette cassure nécessite un recadrage temporel. C’est avant tout l’histoire d’un cheval de course, ou plutôt du meilleur cheval de course. Un ancien recordman du monde de victoires d’affilée, propriété de Ferguson en personne avec Susan Magnier, épouse du businessman irlandais John Magnier, plus connu sous le surnom de The Boss. Magnier, associé à de nombreux investisseurs, est alors à l’époque propriétaire de 28,89% des parts de Manchester United. Le canasson, appelé Rock of Gibraltar, va alors être le cœur d’une bataille judiciaire sans précédent. La faute à une retraite prise en 2003 et des discordes sur les exacts termes de la co-propriété de la machine à trophées.
Roy Keane racontait dans la deuxième partie de son autobiographie l’épisode : « Quand j’étais en Irlande, un proche m’a dit d’expliquer à Ferguson qu’il ne pourrait jamais remporter cette bataille judiciaire. » D’autant que l’actionnaire et ses amis vont faire pression sur le manager et la direction du club pour demander des comptes sur treize transferts, sur des investissements réalisés. Le document des 99 questions sera la première marche du rachat du club par Malcolm Glazer en 2005. Ce sera aussi la première fracture de confiance entre Keane et Ferguson.
La tête qui dépasse
Si le statut de Keane ne bouge pas, sa conception idéale de Manchester United est bousculée. De l’argent est injecté en masse, Ferdinand détruit tous les records en débarquant en 2002 de Leeds pour 30 millions de livres. David Beckham prendra une chaussure dans la gueule et partira au Real en 2003. Ferguson, lui, ne bouge pas et affirme que toute tête qui dépasse du club tombera. Tout va basculer un lendemain de défaite à Middlesbrough le 29 octobre 2005. Manchester United est giflé 4-1. Keane, lui, soigne une blessure au pied contractée un mois plus tôt contre Liverpool. Le capitaine va alors prendre la parole sur la chaîne du club, MUTV : « Juste parce que vous êtes payés 120 000 livres par semaine et que vous jouez 20 bonnes minutes contre Tottenham, vous pensez que vous êtes une superstar. Les joueurs expérimentés ont laissé de côté les jeunes joueurs. Il n’y a plus de personnages dans ce groupe. Aujourd’hui, il suffit de mal jouer pour être récompensé. C’est ce que je ferai à mon retour. Mal jouer. »
L’interview ne sera pas diffusée, elle est introuvable, plus personne aujourd’hui n’ose même aborder l’épisode dans l’entourage du club. L’extrait est visionné en privé, par les membres du staff. Roy Keane est sanctionné de 5 000 livres d’amende. Le lendemain, Sir Alex Ferguson notifie au groupe que le capitaine ne reviendra jamais à Manchester : « On ne peut pas être plus important que l’institution Manchester United. De toute façon, beaucoup de joueurs avaient peur de lui. » Roy Keane, lui, l’apprendra bien plus tard. Par un échange, avec son ancien mentor. Un homme à qui il avait demandé de « reprendre la main sur le groupe pour ne pas laisser le club s’endormir » . Keane : « Puis-je jouer pour quelqu’un d’autre ? » Ferguson : « Oui, tu peux, car on a déchiré ton contrat. » Old Trafford ne reverra plus Roy Keane. Keane ne reparlera jamais à Ferguson.
Par Maxime Brigand
Propos de Sir Alex Ferguson tirés de Managing my life, ceux de Roy Keane tirés de ses deux autobiographies.