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Les leçons tactiques de l’Inter 2010
Il y a dix ans, José Mourinho dessinait son chef-d'œuvre et remportait la deuxième Ligue des champions de sa carrière. Entre ses doigts : l'Inter, qui courait après la C1 depuis 1965 et qui n'existait alors plus qu'en Italie. Voilà comment le Portugais a réussi à changer la donne, grâce à un cocktail de stratégie et de vice. Il est venu, il a vu, il a vaincu.
C’est un moment épouvantable pour le commun des entraîneurs et délectable pour José Mourinho, qui s’avance sur le bord de la piste avec le regard de La Faucheuse. Au soir du 27 avril 2010, il rit. Mais comment est-ce possible ? Comment peut-on avoir la banane et le cœur bourré de confiance à l’heure de défier le Barça au Camp Nou lors d’une demi-finale retour de Ligue des champions ?
Réponse : si Mourinho se marre, c’est parce qu’il sait exactement ce qui habite à cet instant précis son adversaire du jour. Il ne lui reste donc plus qu’à appuyer sur les bons boutons. Face à la presse, le Portugais s’élance alors : « Agiter des drapeaux catalans au milieu du Bernabéu a été une joie incroyable pour tout le monde. Je le comprends parce que je l’ai vécu. » C’était le 28 juin 1997, en finale de la Coupe du Roi, lors d’une soirée où le Barça avait dominé le Betis grâce à un but de Luís Figo. José Mourinho était alors l’adjoint de Bobby Robson et voyait un Pep Guardiola capitaine soulever le trophée sous ses yeux.
Inoubliable, surtout à l’heure de défier un Barça qui ne jure que par le souhait de rééditer cet affront : la finale de la Ligue des champions 2010 a lieu à Madrid, au Bernabéu, le Real a été sorti dès les huitièmes de finale par l’Olympique lyonnais, l’histoire serait belle… Trop belle, ce qui fait sourire Mourinho : « Pour le Barça, gagner la Ligue des champions au Bernabéu, ce n’est pas un rêve, c’est une obsession. Le rêve a quelque chose à voir avec la fierté d’arriver jusqu’à la finale. Mais pour Barcelone, ce n’est pas ça. Ce qui les motive, c’est plutôt leur anti-madridisme. » Et toi, José, c’est quoi ? « Il y a plus de quarante ans que l’Inter n’a pas gagné la Ligue des champions. Pour nous, ce n’est pas une obsession, c’est un rêve. La seule chose qui compte pour nous, c’est de réaliser le rêve de l’Inter et le mien. J’ai déjà gagné une fois la Champions, j’aimerais le refaire. C’est donc un rêve pour tout le monde. » Comme souvent avec Mourinho, à Barcelone, c’est avec des mots plutôt qu’avec des actions que le match a débuté. C’est peut-être aussi ainsi, avant tout, que celui-ci a basculé. Le lendemain, tard dans la nuit, il court au milieu du Camp Nou, un doigt levé en l’air. Víctor Valdés essaie de l’arrêter, l’arrosage automatique est déclenché sur les joueurs de l’Inter, la vérité est sous les yeux de l’Europe : le rêve a marché sur l’obsession.
Un râteau et des grosses couilles
Avant l’histoire, il y a malgré tout l’histoire : celle d’un râteau. Un jour de 2008, José Mourinho a rendez-vous à Vigo et arrive en couple : il est accompagné d’un PowerPoint ultra-détaillé. Le Portugais est sur le marché depuis son éviction de Chelsea en septembre 2007, au lendemain d’un nul concédé à domicile face à Rosenborg (1-1). S’il est en Galice, c’est à la demande des dirigeants du Barça, qui travaillent alors activement à la succession de Frank Rijkaard. Dans le documentaire Take The Ball, Pass The Ball, Marc Ingla, ancien vice-président en charge des médias et du marketing en Catalogne, raconte : « Mourinho est un gagnant et à cette époque, il semblait être le choix le plus sûr parce qu’il avait déjà une grande réputation. »
Il compte déjà sur son CV une Ligue des champions remportée avec le FC Porto, une Coupe de l’UEFA, deux titres de champion du Portugal, deux Premier League, une FA Cup, deux League Cup… De plus, le technicien portugais est un type qui connaît le Barça sur le bout des doigts et sait gagner vite. Le FC Barcelone sort de son côté d’une saison foirée avec une troisième place en Liga et aucun titre. Ingla poursuit : « À cette époque, son système était le 4-3-3. Il nous avait préparé un document avec des positions de joueurs sur le terrain, des dessins tactiques… Je suis sûr qu’il aurait fait du bon travail. » Mourinho voulait le Barça, le Barça choisira finalement Guardiola.
Bon à savoir : José Mourinho ne drague pas, il se fait draguer. Alors, en attendant qu’on vienne le flatter, il se prépare et va s’enfermer pendant plusieurs semaines dans sa maison de Ferragudo, en Algarve, pour soigner son retour et son entrée. Le rêve d’enfance du Portugais est celui d’être conquistador : la prochaine ligne de sa carrière sera donc italienne. Bonjour l’Inter, qui reste sur trois titres consécutifs, mais où le président Moratti a décidé de jeter Roberto Mancini par-dessus bord. Quarante-cinq ans après la victoire du gang d’Helenio Herrera face à Benfica, le président interiste en a assez et souhaite imiter son père, Angelo, chef de l’Inter dans les années 1960. Massimo Moratti veut que l’Inter se fasse entendre en Europe et qu’elle arrache son étiquette de club opportuniste, capable d’exister seulement lorsque ses rivaux ne sont plus en mesure de se bastonner pour le titre. Pour se faire respecter, il faut gagner, et pour gagner, il faut un gagnant. C’est ce qu’est en premier lieu José Mourinho : un putain de gagnant.
Et à Milan, Mourinho arrive en force, posant les bases de son mandat dès sa première prise de parole. Armé d’un nœud de cravate immense, il allume tout de suite les projecteurs, et ce, en italien, une langue qu’il dit avoir apprise en trois semaines. Il claironne : « Ma mission est de faire en sorte que l’Italie devienne à nouveau le meilleur championnat du monde. » Tout le monde comprend alors le message : aux yeux de Mourinho, la Serie A n’est plus ce qu’elle était, il faut changer ça, et il est le seul capable de le faire. Special One, on connaît la musique. Dès ses premières semaines, il va alors commencer par faire le ménage autour de lui. Ancelotti dit qu’il n’a pas été un grand joueur ? « Mon dentiste est le meilleur du monde et il n’a jamais été particulièrement malade des dents », répond le Portugais. Ranieri s’amuse à le chatouiller ? « Il a soixante-dix ans et n’a gagné qu’une Supercoupe et une autre petite coupe. Ce n’est pas maintenant qu’il va changer… » Tout le monde est mis au pas, même Moratti qui, le jour de la reprise, arrive vingt minutes en avance par peur que « José ne [lui] mette une amende ».
L’Italie est sous le charme, et Antonio Cassano vante les « grosses couilles » d’un Mourinho venu dans le coin pour libérer les ambitions d’un club qui, au terme de sa première saison dans la Botte, coche ses premiers objectifs : champion, meilleure attaque du pays, meilleure défense. Au printemps 2009, l’opération séduction est pourtant déjà terminée, et José Mourinho, dont les hommes ont été logiquement sortis lors des huitièmes de finale de la C1 par Manchester United, lance la campagne Zeru Tituli (« Zéro Titre », en V.F.). Ses cibles ? La « prostitution intellectuelle » de la presse italienne et ses rivaux. Ici, comme partout ailleurs, Mourinho construit son cadre : ce sera son club contre le reste du monde. Changement de cadre.
« Il faut que je les laisse gagner… »
Car si l’Inter gagne, l’Inter vieillit, aussi. Certains de ses soldats ont perdu la flamme et sont invités à faire leurs valises. Luís Figo prend sa retraite. Hernán Crespo, Adriano et Julio Cruz sont cédés gratuitement. Maxwell et Zlatan Ibrahimović sont vendus au Barça. Mourinho sait où il va et cible son recrutement. « Nous étions une équipe qui, défensivement, était phénoménale en bloc bas, mais nous devions faire grimper la ligne de vingt mètres pour augmenter notre domination, presser plus haut, être plus forts, expliquera plus tard le technicien à The Coaches’ Voice. Nous avions besoin pour ça d’un défenseur rapide. C’était fondamental pour nous. Je voulais Ricardo Carvalho, mais c’était trop compliqué avec Chelsea. Puis, le nom de Lúcio est sorti. C’était le choix parfait parce qu’il était rapide, peut-être pas hyper technique, peut-être pas aussi fort que Ricardo Carvalho, mais il était parfait. Il fallait ensuite qu’on améliore la qualité de nos transmissions au milieu. On avait des joueurs solides, mais il fallait un joueur différent pour gagner en contrôle : Sneijder était la clé. Enfin, on a perdu Zlatan et on a récupéré Eto’o et Milito. Ainsi, l’équipe est devenue plus flexible, plus forte, plus intelligente, pragmatique et cynique. L’Inter a soudainement été capable de rivaliser en Europe. » Mais cela ne s’est pas fait en claquant des doigts.
Avant le jeu, Mourinho entre dans la tête de ses joueurs. Samuel Eto’o prend la parole : « Quand j’arrive à l’Inter, je dis à papa Moratti : « Donnez-moi deux ans, je vais vous donner la Ligue des champions. » C’est une merveilleuse famille : Materazzi, Pupi Zanetti… Et autour de moi, je n’ai que des tueurs. Quand on entrait dans un stade, tu regardais nos yeux, tu te disais… Bon, il faut que je les laisse gagner et que je rentre auprès de ma famille. » Un joueur va symboliser plus que les autres l’intelligence managériale de José Mourinho. Il s’appelle Wesley Sneijder, traîne sur le banc du Real Madrid et se décrit comme « un homme de passes en profondeur ». Le 28 août 2009, c’est à l’Inter qu’il décide de rebondir. À son arrivée, Sneijder est alors plaqué directement contre le mur par Mourinho. « Wesley, demain, tu joues. Titulaire. Dès la première minute. J’ai confiance en toi. » On ne parle pas ici d’un déplacement anecdotique à Vérone, mais d’un derby face au Milan, d’un match qui excite les papilles et réveille les tripes. Responsable de l’équilibre de sa nouvelle équipe, Sneijder, placé en soutien du duo Eto’o-Milito dans un 4-3-1-2, rayonne. « Je crois que j’ai joué l’un des meilleurs matchs de ma carrière », sourira-t-il après coup.
Un derby pour passer un message
Ce Milan-Inter, facilement remporté par les Nerazzurri (0-4), est une formidable porte d’entrée dans la saison 2009-2010 de cette équipe dont l’histoire a trop souvent oublié la force offensive. C’est un match qui rassemble toutes les composantes tactiques de la version 2.0 de l’Inter d’un Mourinho qui passe tout le début de la rencontre à prendre des notes sur la pelouse. Face au Milan de Leonardo, organisé en 4-4-2 losange, l’Inter doit faire sans Cambiasso, mais attrape les regards par la capacité de ses joueurs à compenser les moindres déplacements. À plusieurs reprises, Thiago Motta sort de sa zone pour venir servir de relais à Sneijder et jouer des une-deux. Offensivement, le plan est répété à la perfection : si Chivu reste assez prudent côté gauche, Maicon, lui, fait vivre un calvaire à Jankulovski et profite au maximum des qualités multiples (excellent dans les appels, merveilleux dans la conservation du ballon…) d’Eto’o. Le premier but inscrit par Motta en est la parfaite démonstration et est peut-être l’un des plus beaux dans la construction de la saison de l’Inter. Trouvé côté droit, Maicon rentre à l’intérieur avant de trouver Eto’o entre Nesta et Jankulovski, qui remet vers Zanetti, venu se servir du déplacement du latéral brésilien. Un triangle peut alors se mettre en place : Motta est trouvé dans l’axe, sert Eto’o entre les lignes, dont l’appel emmène ensuite Thiago Silva, et Milito n’a alors plus qu’à lancer le futur milieu du PSG. Merveilleux.
La suite ? C’est la présentation de l’arsenal interiste. Le deuxième but est la mise en image de la force en contre-attaque de l’Inter (16 buts inscrits de cette manière au cours de la saison en Serie A, soit plus que n’importe quelle équipe) : à la suite d’un coup franc du Milan, Maicon récupère à l’entrée de sa surface et lance Eto’o en profondeur, qui est ensuite balancé dans l’autre surface par Gattuso. Milito transforme le penalty. Puis, les nombreuses courses intérieures de Maicon (toujours entre le central gauche et le latéral gauche adverse, N.D.L.R.) vont déboucher sur un but avant la pause après un bon une-deux avec Milito. À la pause, le Milan, réduit à dix après l’expulsion de Gattuso, est dépassé à tous les niveaux, et à vingt minutes de la fin, à la suite d’un violent pétard envoyé par Stanković dans la lucarne de Storari, San Siro voit les supporters rossoneri quitter l’enceinte. Une impression de solidité folle ressort de cette rencontre : l’Inter a trouvé en Sneijder un homme capable de la faire briller dans les transitions, un peu à la manière de Zidane à l’Euro 2000, en Eto’o et Milito deux tueurs tactiquement brillants et en Lúcio un monstre. Le Milan n’a eu qu’une seule occasion à gober et là, c’est Júlio César qui a brillé. Ce jour-là, l’Inter aurait pu s’imposer par cinq ou six buts d’écart, sans contestation possible.
« Pendant le match, je ne connais personne »
Le problème est que l’Inter va ensuite être relativement inconstante. Il y a par exemple ce match à Cagliari (1-2), à la mi-temps duquel Mourinho décide d’allumer Milito sur son manque d’implication défensive alors que son équipe est menée 1-0. « Il m’a complètement enfoncé devant tout le monde et a réussi à atteindre mon ego, expliquera ensuite la gâchette argentine. En deuxième mi-temps, j’ai marqué deux buts. Il sait parfaitement quand il doit serrer ou lâcher du lest avec un joueur. » C’est par petites touches que l’Inter du printemps 2010 va naître, elle qui a eu tant de mal à se sortir d’une poule de Ligue des champions débutée par trois nuls. Miraculés à Kiev, où ils s’en sortiront avec deux buts de raccroc inscrits dans les quatre dernières minutes, les Nerazzurri, privés de Sneijder, vont même être laminés au Camp Nou (2-0) en décembre sous les coups d’un Barça évoluant alors sans Messi, ni Zlatan. Test pour l’étanchéité du système tactique de Mourinho, ce match va surtout être l’occasion pour le Portugais de mesurer la taille des failles de son approche lorsque l’adversaire lui impose des attaquants qui ne cessent de permuter. Ce soir-là, l’Inter va surtout faire l’erreur de laisser jouer Xavi, d’accorder trop de libertés aux latéraux catalans et d’être en retard sur tous les duels, à l’image d’un Cambiasso en plein naufrage. En repartant de Barcelone, Mourinho accuse le coup : « Il est facile de dire que le Barça est une bien meilleure équipe que nous. Ils jouent à une plus haute intensité, pressent plus haut et plus vite… Il y a du rythme en permanence, c’était vraiment difficile. »
Leçon retenue à l’heure de recevoir Chelsea pour la première manche des huitièmes de finale, une rencontre où une nouvelle version de l’Inter va progressivement s’affirmer. À San Siro, les Blues déboulent alors avec le déguisement le plus cher de la collection de Carlo Ancelotti : un sapin avec un tronc solide (Ballack, Obi Mikel, Lampard), deux décorations (Anelka et Kalou) pour habiller Drogba et deux latéraux (Malouda et Ivanović) chargés de profiter des quelques espaces laissés sur les côtés par un système interiste qui ferme avant tout les transmissions intérieures. La lecture du plan de Mourinho pour cette rencontre est assez simple.
Le Portugais cherche à profiter d’une supériorité numérique (un quatre-contre-trois) au milieu favorisée par les nombreux décrochages de Wesley Sneijder tout en coupant Drogba du reste de ses partenaires grâce à une paire Lúcio-Samuel intraitable. Offensivement, Milito et Eto’o, eux, ont pour mission d’étirer au maximum la ligne arrière des Blues afin de favoriser les transitions dans les interlignes. Comme souvent, l’Inter, qui va rapidement prendre l’avantage grâce à un but de Diego Milito, excelle avant tout par sa capacité à ne rien céder à l’adversaire : aucun espace, aucun centimètre de surface, seulement quelques combinaisons sans danger… Malgré tout, Drogba fait vibrer la barre de Júlio César sur coup franc au quart d’heure de jeu, et Kalou n’est pas loin d’obtenir un penalty avant la pause à la suite d’une erreur de Zanetti et à une faute de Samuel. L’Ivoirien va finalement égaliser en début de seconde période grâce à un appel brillant de Lampard et à une erreur du gardien de l’Inter.
C’est peut-être là que la campagne de l’Inter va basculer. Si Cambiasso réussit à redonner l’avantage aux Nerazzurri en deux temps, Mourinho décide surtout de sortir Motta pour faire entrer Balotelli et sécuriser son équipe. Ce qui s’apparente sur le papier à un changement offensif est en réalité une réorganisation du onze : Eto’o est décalé côté gauche, Balotelli prend le côté droit, et leur mission est alors de contenir les montées de Malouda et Ivanović. Ce changement de système va définitivement tuer les ambitions des Blues et va décider grandement du sort du match retour. En arrivant au Bridge, Mourinho annonce : « Avant le match, je connais tout le monde, j’aime tout le monde. Après, c’est pareil. Mais pendant, je ne connais personne. » Aucun sentiment, aucune accolade. Quatre jours plus tôt, l’Inter a été battue à Catane (3-1), et José Mourinho a pris Samuel Eto’o pour cible. « Il m’a hurlé dessus en me disant que je ne pensais qu’à mon image, rembobinait il y a quelques années le Camerounais. Et la veille du retour à Chelsea, il m’a dit que je lui ferais gagner le match. J’ai commencé à jouer sur un côté et il m’a assuré que c’est en jouant comme ça que je serais de nouveau champion d’Europe. » À Londres, Mourinho décide de calquer son système sur celui des Blues : aucun joueur ne doit être laissé libre.
Drogba est alors tenu par Samuel et Lúcio, Malouda par Maicon, Anelka par Zanetti, Lampard par Cambiasso, Ballack par Motta, Mikel par Sneijder, Zhirkov par Eto’o, Ivanović par Pandev, alors que Milito fera le pressing sur les deux centraux. Résultat : Chelsea est réduit au silence, des prises à deux-trois s’opèrent aux quatre coins du terrain, Malouda rentre à l’intérieur et cherche à libérer en vain le couloir pour Zhirkov, Cambiasso compense tous les déplacements de Maicon… Face au scénario, Ancelotti se découvre en seconde période et passe à un drôle de losange. L’Inter en profite, Sneijder lance Eto’o en profondeur qui profite d’un mauvais alignement d’Alex pour boucler l’affaire. Dans les tribunes, alors que Drogba craque sous les coups vicieux de Motta, un chant se lève : « La-la-la-la-la-la-la-la, José Mourinho… »
Et Pep Guardiola se planta
D’un coup, les planètes s’alignent. Si l’Inter s’incline face à la Roma (2-1) fin mars, elle va ensuite enchaîner six victoires lors des sept dernières journées de championnat et valider son cinquième titre consécutif de champion. Dans le même temps, la petite troupe se sort des pièges posés par la Fiorentina en demi-finales retour de la Coupe d’Italie et remportera début mai le trophée face à la Roma grâce à un but assassin de Diego Milito (1-0). Pour compléter le tableau et un exploit à la hauteur de son génie, une breloque manque à José Mourinho : la Ligue des champions, évidemment, ce pourquoi il a été amené en Lombardie. Après avoir écarté le CSKA Moscou lors des quarts de finale, place au chef-d’œuvre et aux retrouvailles avec le Barça. Mais cette fois, comment faire pour enrayer la machine infernale ? Mourinho analyse et cherche toutes les astuces qu’il lui est possible de trouver.
Il écoute, aussi, notamment le mythique entraîneur du Rubin Kazan, Kurban Berdyev, vainqueur à la surprise générale au Camp Nou lors de la phase de poules (1-2) qui lâche ceci dans le Guardian : « J’avais étudié tous les matchs du Barça en championnat et j’avais remarqué que Xavi et Iniesta – les joueurs clés de cette équipe – ne revenaient quasiment jamais au niveau de leur propre surface.(…)Il est donc important de maintenir une pression dans cette partie du terrain, car il y a des espaces libres entre Busquets et les autres milieux. »
S’il conserve majoritairement le 4-3-1-2 en Serie A, Mourinho décide de réaligner son 4-2-3-1 du Bridge lors de la manche aller face au Barça afin de davantage contrôler les montées des latéraux catalans, notamment Alves, excellent face à l’Inter au Camp Nou en décembre. L’autre enjeu est de museler Xavi, ce qui va être le rôle de Sneijder et Motta, excellents tout au long de la rencontre dans le cadrage du numéro 6 barcelonais. Première chose : José Mourinho a parfaitement analysé le Barça, et son plan a été excellent. Seconde chose : si le Portugais a remporté le débat tactique, c’est aussi Pep Guardiola qui l’a perdu, ce qui est notable, sachant que le Barça de Pep n’avait jamais perdu par plus de deux buts d’écart avant cette demi-finale aller de C1 (il n’avait aussi jamais encaissé plus de deux buts lors d’une rencontre, à l’exception d’une défaite face à l’Atlético, 4-3, en mars 2009, N.D.L.R.). Il ne faut bien sûr ici pas mettre de côté le contexte et le fait que le FC Barcelone a été obligé de voyager en car plutôt qu’en avion à cause de l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajökull. Mais Pep Guardiola s’est planté, c’est un fait.
Pourquoi ? Car en alignant Zlatan Ibrahimović en pointe, Guardiola a considérablement changé le style du Barça et ce qui avait fonctionné en décembre au Camp Nou. Cela a alors eu plusieurs conséquences, notamment une principale : excellent face au Real (0-2) quelques jours plus tôt, Lionel Messi a d’abord ici été privé d’une forme de liberté dans ses mouvements à cause du positionnement fixe de Zlatan. Résultat, les circuits catalans ont été bousculés à San Siro, les transmissions ont été moins fluides, les permutations quasi inexistantes, et l’Inter s’est régalée défensivement. On a aussi vu plus de ballons longs balancés par Xavi vers Zlatan, ce qui a permis à Lúcio et Samuel, deux joueurs plus en difficulté face à des profils plus mobiles (cf. face à Cassano lors de la victoire de la Sampdoria en septembre 2009, N.D.L.R.), de se régaler. José Mourinho n’a jamais caché ses ambitions face au Barça : « Laissons-les avoir le ballon, mais ne les laissons pas se créer des occasions. » À Milan, bien sûr, le FC Barcelone a eu le ballon (71% du temps), a réussi près de 90% de ses passes, mais n’aura pas eu énormément d’occasions : un centre de Maxwell non repris par Zlatan (2e), une frappe à côté de Keita (7e), une de Messi déviée par Júlio César (53e), une tête de Busquets sauvée sur la ligne suivie d’un bon retour de Cambiasso (54e), un coup franc de Messi (79e)… Il faut noter que, parmi toutes ces opportunités, seul Busquets a réussi à mettre en danger l’Inter dans sa surface. Il faut aussi souligner le fait que, dans cette impuissance, Dani Alves n’a réussi que deux des douze centres qu’il a tentés au cours de la rencontre.
Défensivement, grâce à un bloc compact qui n’offrait aucun espace et à un marquage en zone parfaitement coordonné, la stratégie de José Mourinho a payé. Mais il s’agit ici d’un match aller à la maison, et il faut donc marquer pour l’Inter. Comment donc faire mal au Barça ? Dans les transitions offensives et donc en profitant des espaces laissés dans le dos des latéraux catalans. Le bloc compact de l’Inter lui permet de combiner rapidement et intelligemment, notamment côté droit, où Keita n’a jamais réussi à protéger les montées de Maxwell et donc à limiter l’influence de Maicon. En réponse, Guardiola a sorti Zlatan à l’heure de jeu pour faire entrer Abidal : cette approche aurait dû être celle appliquée dès le coup d’envoi, et Pep Guardiola l’a souvent regretté en privé. En face, le plan de Mourinho n’a pas été seulement défensif, puisque avec Pandev, Sneijder, Eto’o et Milito, il possédait trois buteurs et un meneur de jeu à son prime dans son onze.
Et l’Inter a eu de nombreuses occasions à l’aller, Milito ne cadrant d’abord pas une frappe (27e), huit minutes après l’ouverture du score de Pedro consécutive au seul contre-pressing du soir réussi par le Barça sur Lúcio et à la seule bonne montée de Maxwell. À la demi-heure de jeu, la réponse interiste a été brillante : sur un bon centre d’Eto’o côté droit, Milito et Pandev ont alors attiré trois défenseurs du Barça sur leur dos, laissant l’Argentin servir ensuite un Sneijder oublié. Après la pause, l’Inter a continué à cogner côté droit, d’abord via une des nombreuses courses intérieures de Pandev, puis grâce à l’intelligence de Milito, lancé dans l’espace laissé par Maxwell avant de trouver Maicon en retrait. Enfin, le troisième but interiste est la conséquence d’un pressing parfait de Motta sur Xavi, d’une nouvelle course côté droit (signé cette fois Eto’o) et d’une inspiration du duo Sneijder-Milito. L’Inter a parfaitement exécuté le Barça sur ses quelques faiblesses. Il ne lui restait plus qu’à finir le boulot.
« Qu’ils gardent le ballon, nous, on va en finale »
Mais que s’est-il donc concrètement passé au Camp Nou ? Commençons par le digestif, servi par José Mourinho : « Nous ne voulions pas le ballon, car quand le Barça presse et récupère le ballon, on pouvait perdre nos positions. Je ne voulais à aucun moment que l’on perde nos positions sur le terrain, donc je ne voulais pas le ballon. Nous leur avons donc donné. » Au retour, l’Inter débarque sans Pandev, blessé, mais avec un Chivu placé ailier gauche.
En face, le Barça doit faire sans Puyol, suspendu, mais aussi toujours sans Iniesta, déjà absent à l’aller. Yaya Touré est donc placé dans l’axe aux côtés de Piqué, alors que Gabriel Milito est préféré à Maxwell côté gauche. Ce match est un casse-tête pour Guardiola, qui décide de nouveau d’aligner Zlatan plutôt que d’ajouter de la puissance et du mouvement à son système. Sur le papier, Gabriel Milito, moins aventureux offensivement que Maxwell et couplé à Keita, doit permettre au Barça de mieux contrôler son côté gauche et donc les montées de Maicon. Mais pour quoi faire ? L’Inter n’a pas besoin d’attaquer, et Maicon n’a pas envie de monter. Le choix de Chivu va aussi dans ce sens : cette fois, les Nerazzurri ne se projetteront pas, et Diego Milito, signalé cinq fois hors jeu à l’aller (signe de ses appels constamment à la limite), n’est pas non plus là pour attaquer.
Rapidement, on comprend : Piqué a davantage de liberté pour conduire le ballon, Xavi touche énormément de ballons (168 au cours de la rencontre !) et l’Inter se rétracte avec plaisir dans un 4-4-1-1 très clair. Mourinho : « Pour exister face au Barça, il faut une organisation tactique d’acier pour que les mouvements rapides sans ballon ne nous détruisent pas. C’est un travail tactique, physique et psychologique. » Psychologiquement, l’Inter est une arme de destruction massive, et au Camp Nou, les joueurs de José Mourinho vont merveilleusement contrôler l’espace, notamment après l’expulsion limite de Thiago Motta (28e). C’est peut-être là que le Portugais va encore plus bluffer. Là où de nombreux entraîneurs procèdent immédiatement à l’entrée d’un nouvel élément, Mourinho ne va rien faire et simplement demander à Chivu de se recentrer, à Eto’o de passer côté gauche et à Milito de se décaler à droite. L’Inter passe en 4-5-0 avec Sneijder comme élément le plus haut : la guerre continue, avec deux lignes de quatre qui quadrillent parfaitement le terrain et un Wesley Sneijder brillant pour emmerder les constructions intérieures, ce qui va systématiquement forcer Busquets et Xavi à écarter vers des latéraux rendus inoffensifs. Verdict : seul Pedro (3e, 23e) va récupérer deux occasions pour le Barça, et l’Inter ne va jamais être inquiétée jusqu’aux dix dernières minutes. À la mi-temps, les stats sont éloquentes : l’Inter n’a pas tiré une fois, n’a réussi que 41 passes (364 pour le Barça) et le joueur qui en a réussi le plus côté italien est… Júlio César.
C’est surtout une guerre mentale : Motta et Cambiasso construisent une petite prison à Lionel Messi, Júlio César prend un jaune à la 35e minute pour gain de temps, Chivu balance un coup franc récupéré dans le camp du Barça directement en six mètres, Zlatan se fait arracher le maillot, Eto’o est partout, les Barcelonais sont forcés à rentrer à l’intérieur et se font couper la tête à chaque fois… La maîtrise est totale, le Barça panique, Guardiola ne sait pas où se mettre, et l’Inter ne va craquer qu’en fin de match sur un but de Piqué légèrement hors jeu, consécutif à une mauvaise sortie de Córdoba ouvrant un angle de passe à Xavi.
Mourinho finira la rencontre sans le moindre joueur offensif et en regardant l’arbitre Frank de Bleeckere refuser un but à Bojan pour une main préalable de Yaya Touré, avant de conclure : « C’est le plus beau jour de ma carrière. Qu’ils gardent le ballon, nous, on va en finale. » Le Barça, ce Barça qui l’avait refoulé, est tombé, groggy, incapable de se sortir de son plan initial et de réussir à créer des supériorités numériques sur les côtés face à une Inter ayant en permanence posé dix joueurs derrière le ballon. C’est une histoire de la survie et un hommage à Sun Tzu qui, dans son Art de la guerre, estimait que « l’invincibilité se trouve dans la défense ». Il écrivait aussi ceci : « Les experts de la défense doivent s’enfoncer jusqu’au centre de la Terre. Ceux, au contraire, qui veulent briller dans l’attaque doivent s’élever jusqu’au neuvième ciel. Pour se mettre en défense contre l’ennemi, il faut être caché dans le sein de la Terre, comme ces veines d’eau dont on ne sait pas la source, et dont on ne saurait trouver les sentiers. C’est ainsi que vous cacherez toutes vos démarches, et que vous serez impénétrable. » C’est ainsi que l’on devient l’Inter de José Mourinho.
Veni, vidi, vici
C’est aussi de la sorte que l’on rappelle que la tactique est souvent la clé pour remporter les matchs. Mourinho est un maître stratégique et l’a toujours été avant de se perdre dans des considérations externes après son départ pour Madrid lors de l’été 2010. Comme Sacchi en son temps, le Portugais a compris que le football avait « un script » et qu’il faut souvent « suivre le scénario ». Un jour, le mage de Fusignano avait alors prouvé à ses joueurs que « cinq joueurs organisés battraient toujours dix joueurs désorganisés » en organisant des matchs match entre Galli, Tassotti, Maldini, Costacurta et Baresi contre dix adversaires, dont Gullit, Van Basten, Rijkaard et Ancelotti. Résultat : 0-0. L’important est de maîtriser l’espace et d’en jouer. C’est aussi de s’adapter, ce qu’a parfaitement réussi à faire l’Inter lors de la saison 2009-2010, elle qui était la deuxième équipe qui tirait le plus de Serie A, qui affichait le deuxième meilleur taux de possession de son pays (54,5%), le deuxième meilleur taux de passes réussies (82,9%), qui était la meilleure attaque d’Italie (75 buts) et plantait autant à domicile qu’à l’extérieur. En C1, c’était autre chose : l’Inter laissait volontiers le ballon aux autres (24e meilleur taux de possession de la compétition), tirait moins et s’adaptait davantage à ses victimes. Parmi elles : le Bayern de Louis van Gaal, son adversaire en finale, le 22 mai, à Madrid.
Privé de Motta, suspendu, José Mourinho décide cette fois de faire grimper d’un cran Zanetti et de laisser Chivu s’occuper du côté gauche. Surtout, l’approche change légèrement, puisque l’Inter va cette fois distinctement évoluer en 4-4-1-1, Eto’o et Pandev évoluant plus bas que Sneijder, situé plus près de Diego Milito. En face, le Bayern évolue sans Ribéry, mais toujours avec des ailiers inversés (Robben et Altıntop) et l’enjeu est principalement de contrôler l’influence d’Arjen Robben tout en s’occupant, là encore, des montées des latéraux adverses (Lahm et Badstuber). Rapidement, l’Inter va faire la différence grâce à sa capacité à construire un surnombre au milieu, Van Bommel et Schweinsteiger s’occupant de Cambiasso et Zanetti, ce qui va alors laisser Wesley Sneijder à la responsabilité de deux centraux vieillissants : Martín Demichelis et Daniel Van Buyten. Conséquence : sur la majorité des offensives interistes, lorsque Sneijder ne descendait pas aider Cambiasso et Zanetti pour se sortir de la pression munichoise, le Bayern s’est retrouvé en situation de un-contre-un derrière, ce qui a semé une immense panique. Le but de Milito à la 35e minute en est la preuve parfaite, Sneijder et Milito ayant un combiné vitesse-technique largement supérieur à la paire Demichelis-Van Buyten.
En ne réussissant pas à régler le casse-tête posé par Sneijder, en plus dangereux sur coup franc, le Bayern a souffert défensivement et a, dans le même temps, peiné à se montrer dangereusement offensivement face à une Inter qui ne s’est que rarement découverte, notamment Maicon. Les Munichois ont pourtant réussi à faire souffrir les Nerazzurri sur les côtés, embrouillant à quelques reprises l’Inter et enchaînant les centres (28 au cours de la rencontre). Problème : le Bayern, qui a eu le ballon 68% du temps, n’a réussi que trois centres au cours de la partie et n’a réellement piqué que sur des tentatives lointaines de Robben ou un superbe enchaînement sur le coup d’envoi de la seconde période non conclu par Müller.
Sur la fin de la compétition, l’Inter n’aura finalement plié – ou presque – que lorsqu’un adversaire aura dépassé sa fonction, à l’image de Piqué au Camp Nou ou lorsque Van Bommel aura réussi à trouver une bonne position de frappe avant la pause en finale. Sinon, elle aura puni, comme à vingt minutes de la fin, lorsque Eto’o aura gagné un duel de roublard face à Badstuber avant de lancer Milito dans un duel facilement gagné avec Van Buyten. Inter 2, Bayern 0 : le rêve de José Mourinho vient d’être exaucé, Massimo Moratti a vu son homme providentiel sortir la belle Inter de son mutisme européen et des joueurs pleurent. Partout. L’Inter n’a pas été qu’une équipe défensive, elle l’est devenue sur la fin de son parcours européen pour accomplir son rêve, par vice et par pragmatisme.
Elle ne voulait pas le ballon, elle voulait gagner, à en mourir les armes à la main. Elle l’a fait en étant intraitable défensivement, tranchante offensivement, et ce, grâce une équipe changée à 50% l’été précédent. Elle est montée en puissance. Inquiétante défensivement face à la Juventus en décembre (2-1), elle a su se solidifier et grandir mentalement après une première partie de saison où des éclairs de génie (Stanković notamment aura réussi deux ou trois merveilles) avaient assuré la majorité des sorties. Elle sort de cette saison grande, belle, mature, aboutie : c’est le sommet de la vie de José Mourinho, qui ne quittera pas Madrid après la finale et rejoindra le Real. Certains lui en voudront de ne pas être revenu à Milan pour célébrer le triplé, d’autres préféreront garder « l’identité créée » par le Portugais. Seul contre tous, il est de nouveau sorti vainqueur de la guerre. Avant de partir, il sourit, de nouveau : « J’avais très envie de gagner et avec ce groupe de joueurs encore plus. Les voir travailler autant me faisait un peu de peine pour deux raisons : d’abord parce qu’ils n’étaient pas les meilleurs et devaient donc travailler encore plus que les autres. Ensuite parce que tous avaient connu beaucoup de frustrations. Tous ces grands joueurs avaient beaucoup gagné en Italie, mais en Europe ils n’avaient même pas joué un quart de finale de Ligue des champions. Ils n’avaient jamais eu l’occasion de s’imposer au niveau international. » Ils l’ont finalement fait. Veni, vidi, vici.
Par Maxime Brigand