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- France-Roumanie (2-1)
Les leçons tactiques de France-Roumanie
L’envie d’en découdre, immense. L’attente, interminable. Et puis le grand saut. Un faux départ, la parade de Lloris, et la tension, déjà. Les dégagements craintifs en plein dans l’inconnu roumain. Les pieds qui tremblent. La trouille, un peu. Mais hier, la dynamique collective bleue ne volait pas haut. Bien plus bas, un bout de pied d’Évra égalisera et invitera carrément la peur, les changements schématiques de Deschamps et même la panique. Jusqu’à Payet. Encore du gauche. Des pleurs et deux gouttes de génie.
Les chiffres des Bleus
– 8 comme les passes clés de Payet. La France a tiré 14 fois : 8 fois sur 14, le joueur de West Ham a créé la position de tir, en plus de tirer lui-même 2 fois. – 6 comme les duels aériens gagnés par Sagna. Et si on le mettait au premier poteau sur corner à la place d’Évra ? – 5 comme les interceptions de Kanté. S’il associe cette mobilité à de l’expérience devant la défense, Deschamps a trouvé un gilet pare-balles à sa taille.- 26 comme le nombre de ballons touchés par Griezmann, soit moins de la moitié de ce qu’il avait fait contre la Russie avec un temps de jeu équivalent. En position de renard avide de bons ballons, le Madrilène a quand même tiré trois fois. Poteau.- 61% comme le taux de passes réussies de la Roumanie. Un ratio tout à fait dégoûtant, oui. Prochain adversaire coriace : l’Albanie.
De l’échec de la relance bleue
La France pressée, bousculée, reculée. Vendredi soir, les Bleus jouaient leurs premiers duels mortels depuis juillet 2014. Alors que les derniers matchs amicaux avaient laissé planer le doute sur la capacité du schéma de relance à poser les bases de l’animation offensive bleue, le pressing roumain a remis la France face à ses réalités. On aurait aimé se présenter à Saint-Denis en costume de regista géomètre à l’italienne, ou au moins avec des scientifiques du jeu de position à l’allemande. Mais non. Ni le talent individuel ni l’étude collective ne sortiront les Bleus de ce pressing parfois imaginaire, à l’image de la rhinocérite de Ionesco. Pour relancer proprement – à savoir ouvrir le jeu pour créer les conditions d’une passe vers l’avant à la fois assez prudente pour éviter une perte de balle et assez osée pour gagner du terrain – les Bleus ont fait face à trois obstacles, à la fois individuels et collectifs.
D’une part, et ce n’est pas une surprise, les hommes clés de la relance n’ont pas les pieds pour survoler les débats. Dans le doute et au duel, Évra, Rami et Sagna ont presque automatiquement préféré le dégagement aérien vers l’inconnu roumain plutôt que le contrôle. En première période, le ballon n’a jamais vraiment été bleu ni jaune : il semblait rebondissant et n’arrivait surtout jamais dans les pieds malins de Griezmann et Payet. D’autre part, la lutte pour les seconds ballons s’est transformée en un champ de bataille puéril où la faucille d’Évra n’a jamais fait mouche. Enfin, le schéma actuel de Deschamps n’offre que trois solutions viables pour mettre les Bleus en position de confiance.
Quelles solutions pour alimenter la faim offensive française ?
D’une, N’Golo Kanté. En pleine phase d’apprentissage de ce poste de 6, le phénomène de Leicester a diminué les passes en retrait et décalages timides pour lâcher de nombreuses passes osées vers l’avant, sauter une ligne et lancer l’initiative. Plus central que contre l’Écosse, ce n’est néanmoins pas encore un maître de l’échiquier : il brille au milieu du chaos plus qu’il n’éclaire les ténèbres. De deux, Pogba (et donc pas Matuidi). Injustement critiqué parce qu’il n’est pas décisif dans le dernier tiers – les observateurs remarqueront peut-être enfin qu’il ne s’y trouve jamais en Bleu, sur consigne du sélectionneur –, la Pioche reste la meilleure option bleue pour faire le lien entre la ligne défensive et les armes offensives. Mais isolé sur cette moitié droite, son jeu se retrouve limité géographiquement par la ligne de touche et humainement par le manque de mouvement devant lui, comme il l’a rageusement fait remarquer à ses coéquipiers à la 45e minute. Et s’il avait marqué sa reprise, serait-il acclamé en héros tout-terrain ? Ce n’est qu’une question de temps (et de changement de rôle ?).
De trois, enfin, les centraux. Koscielny et surtout Rami doivent devenir la solution. Face à l’Albanie, Deschamps aura l’occasion d’essayer deux nouvelles approches. Faire écarter au maximum El Doctor Koscielny et Rami au point d’aligner une ligne de trois relanceurs – avec Kante au milieu, et non à droite – et multiplier les lignes de passes possibles vers l’avant. Ou alors confier l’initiative aux percées de Rami, qui devra alors s’inspirer des prises de décision d’un Barzagli – limité techniquement, mais très fin dans la lecture des situations – pour lâcher le ballon au bon moment et assassiner (ou au moins fatiguer) le pressing adverse. Parce qu’il suffit d’un seul bon relanceur : « Un nez qui peut voir en vaut deux qui reniflent » , disait Eugène Ionesco.
Pogba sacrifié, Matuidi sauvé
À la 66e, dix minutes après l’égalisation, la France a besoin d’un but pour passer un bon week-end. En toute logique, DD lâche Coman dans l’arène : les Bleus ont besoin de vitesse et Giroud a besoin de ballons. Moins présent que Payet dans le jeu, Griezmann paye son rôle de second attaquant privé de ballons. Dix minutes plus tard, la vitesse n’a pas suffi et elle n’a plus les espaces pour décoller. Deschamps se tourne alors vers Martial, l’autre expert en percussion. Mais tandis que le jeu s’est enfin assis dans le camp roumain et que Pogba peut enfin se rapprocher du but adverse, le sélectionneur maintient Matuidi et envoie le Juventino sur le banc. Pogba perd une belle occasion d’accélérer la manœuvre et d’orienter le jeu (ce bijou de passe en profondeur pour Sagna), alors que Matuidi, lui, se retrouve à enchaîner les transmissions sans valeur ajoutée. Même avant ce changement de position malheureux (Blaise devant la défense), le Parisien s’était montré déconnecté du peu de possession française et n’avait pas offert à Payet ses plus beaux pieds. Surtout, la passivité des Bleus à la perte de balle l’a court-circuité et l’a condamné à s’appuyer trop souvent sur Évra. Mais jusqu’à quel point l’équilibre collectif pensé par Deschamps peut-il privilégier le sacrifice de Pogba dans cette animation ?
Giroud, gagnant d’un jeu truqué
Dans le flou du jeu bleu et sous la pression médiatique ambiante, Giroud a produit une nouvelle prestation de Bomber aux nerfs solides. Un combat incessant aux avant-postes, de nombreuses opportunités perdues, mais un tas de duels gagnés, une talonnade inspirée et des déviations toujours bien senties, un penalty presque provoqué et enfin un coup de tête de guerrier qui vaut bien ce numéro 9. En football, ce type d’avant-centre semble rejouer en permanence des matchs à la vie à la mort. Vif s’il marque, mort s’il reste muet. Vendredi soir, Giroud s’est élevé au-dessus du double mètre de Tătăruşanu pour survivre. Un jeu infini qu’il continue de gagner.
Jusqu’à Payet
À l’été 2014, Marcelo Bielsa quitte l’Argentine et Rosario, terre des talents indomptables, pour retrouver Dimitri Payet à Marseille. Un an plus tard, Payet remercie Marcelo de l’avoir « épanoui » et d’avoir « mis de l’ordre dans (son) jeu » . Dans cette sélection menée par le pragmatisme de Deschamps et soutenue par cette lourde ligne défensive formée de chevaliers en sabots, Payet est apparu tel un archer invincible sans armure. Dans le trafic, d’abord, toujours prêt à marquer un temps d’arrêt pour mieux faire avancer la cavalerie. Et puis autour de la zone de vérité : un récital de décalages, remises, feintes et autres arabesques. À l’image de Neymar contre la Croatie le 12 juin 2014, le numéro 10 sans blason a libéré les siens alors que leurs doutes s’étaient vulgairement imposés et que leurs rêves s’étaient naïvement évanouis.
Par Markus Kaufmann
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