- Euro 2016
- 8es
- France-Irlande (2-1)
Les leçons tactiques de France-Irlande
Et si ce penalty concédé d’entrée de jeu était la meilleure chose qui pouvait arriver aux Bleus ? Menés au score et forcés de jouer pour la première fois de l’Euro, les hommes de Deschamps ont douté et traversé une expérience à la fois frustrante et fascinante, énervante et enivrante. Ce huitième de finale restera gravé dans l’histoire comme la première mise à l’épreuve du caractère de cette sélection, qui a « secoué le cocotier » et montré trois visages sous le soleil lyonnais : orgueil, panique et sourire.
Les chiffres des Bleus
– 0 comme le nombre de longs ballons réussis par Évra (0/4) et Sagna (0/0). Réduits à un petit périmètre de jeu, les latéraux bleus ne permettent pas au bloc français de gagner du terrain.- 5 comme le nombre de tacles réussis par Griezmann, premier Français dans cette catégorie (devant Pogba, 4). Grinta. – 4 comme le nombre de dribbles réussis par Pogba, qui a dû prendre des risques en première période pour éliminer son vis-à-vis et libérer l’attaque française.- 8, 6, 2, 2 et 1 comme, dans l’ordre, le nombre de tirs tentés par Griezmann, Payet, Pogba, Matuidi et Giroud. Un pivot qui aurait pu proposer plus d’appels dans les petits espaces. – 91 comme le nombre de ballons touchés par Pogba (devant Griezmann, 88). Fantaisiste en première période, puis organisateur après la sortie de Kanté. – 52 comme le nombre de ballons touchés par le gardien Darren Randolph. Aucun Irlandais n’a fait mieux.
Le tableau de la rencontre : la victoire dans la peur
Avant tout, tâchons de découper la rencontre en plusieurs scènes pour mesurer l’impact des faits de jeu, mieux comprendre les changements d’équilibre et mettre en perspective les choix de Didier Deschamps. À la suite de la séquence burlesque du penalty, la seconde séquence du match (3e-27e) nous a proposé une réaction d’orgueil intense, au talent et au courage. Enfin mis à l’épreuve, les Bleus ont répondu à l’uppercut irlandais sans avoir peur de baisser leur garde pour mieux frapper : une répétition de corners, deux coups francs dangereux (Payet puis Pogba) et une série de frappes (Giroud une fois, Griezmann trois fois). Le plus souvent, c’est Pogba qui porte le jeu et part défier les Irlandais pour créer des décalages. Si la mission ne suffit pas – de meilleurs appels de Giroud dans la surface auraient dû faire la différence –, les Bleus ont le mérite d’essayer d’emballer la rencontre.
À la 27e, Kanté écope d’un jaune et les Irlandais ouvrent la troisième scène : c’est celle de la comédie tactique. Finement jouée par ces « fidèles représentants du fair-play » , elle a pour but de casser le rythme pour ne pas laisser les Bleus se construire un temps fort. Bingo : il ne se passera rien jusqu’à la 46e minute et une frappe contrée de Payet. Vingt minutes de perdues. Enfin, la seconde période sera découpée en trois séquences : une phase d’assimilation de la nouvelle configuration tactique (45e-55e), un énorme temps fort qui naît avec la frappe de Matuidi (55e) et enfin une phase de gestion-domination après l’expulsion de Shane Duffy (66e). Six scènes de joie et de frayeurs.
La panique de la défense bleue avec le ballon
Bien placés pour couper les lignes de passes qui se proposent à Rami et Koscielny, les Irlandais n’ont même pas eu besoin de déclencher un pressing agressif pour déboussoler la relance bleue, qui continue à pleurer les absences de Varane, Lass et Sakho. Menés au score, le visage des Bleus a vite été jeté dans un seau glacé de réalité : l’incapacité de ce schéma à relancer au sol face à une équipe qui défend haut. Sans évoquer le milieu et un Matuidi mal à l’aise à droite, on peut observer trois causes majeures. D’une, Rami et Koscielny ont montré une timidité inquiétante balle aux pieds. Incapables de porter le ballon vers l’avant, les deux centraux n’ont jamais réussi à fixer les attaquants irlandais pour créer un décalage et servir Kanté ou Pogba dans de bonnes conditions. Il faudrait avancer sur cinq ou dix mètres et prendre le risque de lâcher le ballon dans le bon timing, mais la crainte de la perte de balle semble trop forte. De deux, encore une fois, les deux latéraux n’ont pas été force de proposition, et les Bleus n’ont jamais gagné de terrain en passant par les pieds de Sagna et Évra. De trois, enfin, les choix de Lloris ont empêché les Bleus de se mettre dans les bonnes conditions pour dominer.
Mais comment les Irlandais ont-ils pu suspendre le match pendant vingt minutes ?
Le refrain de la première période française sonne faux : ballon dans les mains de Lloris, dégagement lointain, duel aérien et trois options de scénarios. D’une, les Irlandais récupèrent directement le ballon. De deux, les Bleus se jettent dans une lutte fatigante pour les seconds ballons. De trois, Giroud gagne son duel, et les Bleus s’installent dans le camp adverse (très rare, voire jamais). Dans les trois situations, l’usage excessif du jeu long de Lloris a permis aux Irlandais de déplacer l’enjeu du match de la qualité technique au duel physique. Plutôt maladroit quand on sait que les Irlandais sont élevés au kick-and-rush et qu’à 0-1 face au grand favori, le moindre duel devient un prétexte pour exiger une consultation médicale ou obtenir une touche et laver trois fois le ballon. Mais tout a changé dès que les Bleus ont développé leur jeu au sol : moins de duels, moins de déchets, moins de temps perdu.
Le changement Kanté-Coman et la nouvelle approche de jeu
Alerté par un carton et auteur de trois fautes, Kanté est envoyé sur le banc. Les Bleus se réorganisent et Deschamps redistribue les rôles. Coman embrasse la fonction d’ailier droit de débordement. Giroud et Payet conservent chacun leur costume, Griezmann se rapproche de la surface et le milieu est redessiné. Limité dans son utilisation du ballon à droite – que des passes en retrait – et beaucoup trop lent sur ses contrôles pour aider la manœuvre de la possession, Matuidi repasse à gauche. Pogba repasse dans un rôle d’organisateur/élaborateur de jeu devant la défense, où il excellera avec mesure et intelligence. Le schéma varie alors entre le 4-2-3-1, le 4-4-2 et le 4-2-4, mais là n’est pas l’essentiel. Au retour des vestiaires et après un probable discours de Tonton Pat’, les Bleus modifient surtout leur approche du jeu : finis les longs ballons, les duels aériens et les pauses interminables.
Pour assiéger l’adversaire et se mettre dans les meilleures conditions face au but, une seule arme est nécessaire : le ballon. En essayant de jouer au sol plutôt que de céder à la tentation du jeu long, les Bleus ont tout changé. Mais ça ne s’est pas fait immédiatement : la seconde période a d’abord commencé par des phases de possession d’une lenteur inouïe, logiquement incapables de déséquilibrer le bloc irlandais. Mais avec Pogba en organisateur, Matuidi en perforateur, Payet en élaborateur, Griezmann entre les lignes et Coman en point d’appui à droite, la manœuvre a fini par trouver ses marques. Le timing sera également clément : plus la possession bleue se soigne, plus le pressing irlandais se fatigue. Sur le premier but de Griezmann, il faut souligner que c’est la passe éclair de Payet vers Sagna qui déborde complètement le bloc irlandais. Voilà ce que les Bleus doivent travailler sur ces phases : la vitesse dans le contrôle du ballon.
Doux Grizou
Griezmann apporte aux Bleus une culture, des références et des habitudes venues d’ailleurs. Il est formé au Pays basque. Il ne se pose jamais sans son maté. Et ses célébrations rendent hommage aux expressions argentines les plus charmantes et à des idoles de l’Atlético (Kiko cet après-midi). Sur le terrain, Grizzi est tout aussi multiculturel. Face à l’Irlande, le numéro 7 a dominé la rencontre dans tous les domaines. Même s’il évolue maintenant plus près de l’axe, Griezmann ne peut s’empêcher de peser sur le jeu des Bleus : il est le deuxième Français à avoir le plus participé au jeu (60 passes, derrière Pogba à 66). Un tueur à la finition, avec deux buts et demi. De l’intelligence et de la vivacité dans ses prises de décision au cœur du jeu. De l’animation et des solutions sur le côté droit. Et enfin une combativité cholesque. Quand la tempête se lève, comme face à l’Albanie, Griezmann ne baisse jamais la tête. Et jusque-là, c’est suffisant pour relever celle des Bleus et lui accrocher un sourire de quart-de-finaliste.
Par Markus Kaufmann
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