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Les leçons tactiques de France-Espagne
À chacun sa rentrée. Certains l'aiment remarquée, avec un nouveau cartable, des vêtements sentant le neuf et une trousse toute propre. Les autres la préfèrent discrète, pour penser tranquillement aux vacances, ou pour mieux les oublier. Hier soir, l'Espagne de Del Bosque aurait souhaité oublier son été, revenir calmement, et prendre de la confiance. À la place, la Roja est tombée en plein milieu de la cour de récré, trébuchant sur une frappe du gauche de Loïc Rémy. Côté rouge, Del Bosque a demandé du tiki-taka à ce qui aurait dû être un « 4-4-2 », tandis que côté bleu, Deschamps entre sereinement dans l'ère des ajustements tactiques.
La doublette Matuidi-Pogba, comme Makelele-Vieira ?
Alors que Blaise Matuidi était devenu un élément clé de l’animation offensive bleue ces derniers mois, Deschamps aligne le Parisien devant la défense. Matuidi fait le métier qui l’a fait connaître : une récupération, une passe horizontale, et basta. Dans cette configuration, le milieu Matuidi-Pogba rappelle fortement l’époque Makelele-Vieira. Makelele en bouclier, Vieira en tour de contrôle. Protégé par un milieu très défensif – et par les replis de Sissoko -, Pogba excelle dans un rôle qui ne l’oblige pas à choisir entre la gauche et la droite. Technique, vision et duels gagnés. Ces choix soulèvent deux interrogations : Deschamps peut-il sacrifier les percées offensives de Matuidi sur le côté gauche du milieu bleu, et notamment son association avec Benzema ? Et Matuidi est-il le meilleur élément français pour couvrir les manœuvres osées de Pogba ? Devant la défense, le réservoir bleu a plusieurs solutions (Schneiderlin, Cabaye, sans oublier Gonalons ou M’Vila). Derrière, les Bleus ont présenté un vrai duo complémentaire : Varane le gentil talentueux tout en facilité et en garanties et Sakho le vilain bagarreur, jamais loin de craquer, mais répondant toujours présent. Un joueur de fond de court et un serveur-volleyeur. Dans l’esprit, et toutes proportions gardées, il y a du Baresi-Costacurta dans cette doublette.
Le rôle à part de Sissoko, les choix de Del Bosque
La cohérence du projet de jeu, c’est bien. Mais un projet de jeu avec des variations, c’est encore mieux. Voilà ce qu’est Moussa Sissoko : un plan B dans le plan A. À droite, Sissoko est un homme d’actions. Coupé du circuit de la possession bleue, il est décisif ou il n’est pas. On pourrait le comparer à un ailier qu’on lance au dunk, mais sur qui l’on ne compte pas pour installer un système yougoslave. Enfin, sa complémentarité avec Valbuena est étonnante, on croirait voir Corey Brewer et JJ Barea. Et si Matuidi était aligné à gauche dans le même registre que Sissoko ? À gauche, Deschamps attend certainement plus de Griezmann. Lui, « l’Espagnol> » , a la capacité de participer à la fois à la possession et à la finition, ce qui lui donne un avantage sur Cabella. Quand un milieu est sacrifié (Cabaye hier), il devrait apporter deux pieds supplémentaires à la construction. Ce sera l’un des ajustements fondamentaux de la route vers 2016.
En face, Del Bosque a donné la priorité au choix des hommes plutôt qu’à l’idée de jeu : l’essentiel devait être de voir de nouvelles têtes. Car le moustachu a mélangé, ensemble, les plans A, B et C. Avec Javier Clemente dans la case « entraîneur » , on aurait pu croire à un véritable 4-4-2 : Costa-Garcia devant, Koke à droite, Cazorla à gauche, Cesc-Busquets dans l’axe. Depuis dix ans et un milieu Joaquín-Alonso-Albelda-Vicente contre le Portugal à l’Euro 2004, jamais la Roja n’avait montré un visage aussi vertical. Et pourtant, Del Bosque lui demande du toque. L’équipe menée par Cesc tombe naturellement dans l’enchaînement des transitions que veut Deschamps. Cazorla ne rentre pas assez à l’intérieur, le fait que Azpi soit droitier condamne la profondeur du couloir gauche (deux fois moins de ballons touchés que Carvajal), Raúl García démontre une fois de plus qu’il est un joueur d’une autre Espagne, et Koke prend ses marques. Comme un symbole, au seul moment où la Roja joue comme elle aime le faire, Carvajal glisse dans la surface (39e).
Pas de pressing, pas de maîtrise
Le match peut se diviser grossièrement en quatre phases : une demi-heure sans pressing ni patience (rien à voir avec l’autorité du Xabi Alonshow de mars 2013), un quart d’heure bien plus maîtrisé symbolisé par les montées de Carvajal, un retour des vestiaires difficile, sans raison apparente si ce n’est le baptême d’Iturraspe et la disparition de Busquets, et enfin une dernière demi-heure plus convaincante, qui coïncide sans surprise avec le moment où David Silva était sur le terrain. En deux fois moins de temps, le Canari aura touché plus de ballons que Raúl García. Dans ce contexte, difficile de porter un jugement sur l’état de santé réel des troupes de Del Bosque. Ce matin, l’Espagne s’inquiète du fait que la formation de Del Bosque n’a pas réussi à produire le moindre tir cadré. Mais la péninsule oublie qu’elle sort d’une Coupe du monde où elle aura encaissé 7 buts lors de ses deux premières représentations.
Hier, la défense de De Gea a concédé suffisamment d’occasions à Benzema pour être menée au score rapidement, ce que la Roja ex-meilleure défense du monde ne permettait pas. Malgré les départs de Xavi et Xabi, la Roja a connu les mêmes difficultés qu’au Brésil : un pressing insuffisant, d’où une dégradation du « style espagnol » . Les phases de transition s’allongent, les milieux s’exposent aux duels (Sissoko contre Cazorla, Matuidi contre Cesc), la possession ne trouve pas de continuité (et donc pas de sens) et la défense devient vulnérable. Ce n’est pas un mauvais football, c’est un football très ambitieux qui est mal exécuté. La Roja joue donc un football de toque par séquences, un football qui pourrait être brillant si on laissait Cesc assumer ses envies de verticalité, mais un football que l’Espagne n’envisage même pas.
Bienvenue dans l’ère de la « gestion de la progression »
Cette équipe de France est faite à l’image de son sélectionneur : compacte, combattante, intelligente. En matière de rôles footballistiques, Rémy peut faire du Giroud, Matuidi peut faire du Cabaye, Sissoko peut faire du Matuidi. Il manque maintenant la folie que Zidane ou Djorkaeff apportaient à Deschamps pour envisager un grand parcours en 2016. D’une part, c’est aux joueurs de dépasser le cadre des consignes pour jouer avec personnalité. Benzema ne peut pas refuser une situation de un-contre-un avec Ramos à la maison comme hier soir… Certains ont déjà réussi : Matuidi, Valbuena ou Varane ont suivi le même chemin que le Ribéry post-2010. D’autre part, DD peut accélérer le processus. Par exemple, en titularisant dès que possible Lucas Digne et en prenant des risques pour que cette équipe connaisse ses limites. Alors que Del Bosque a triomphé dans la gestion de la victoire et entre maintenant dans une période de post-échec, Deschamps est propulsé dans l’ère de la « gestion de la progression » . Après un quart d’Euro et un quart de Mondial perdus contre les deux futurs vainqueurs, après cette longue route à la recherche de la compétitivité, l’objectif est de se sentir capable de battre n’importe qui. L’Espagne, au contraire, se cherche une place dans le royaume des mortels, parmi ces nations « normales » qui arrivent à une compétition internationale en se posant des questions. La Roja n’est plus un club parmi les sélections, les Bleus peuvent aspirer à le devenir.
Par Markus Kaufmann
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