- CDM 2018
- Finale
- France-Croatie (4-2)
Les leçons tactiques de France-Croatie
Au terme d’une première période théâtrale au scénario cruel pour les Croates et le football, les Bleus menaient déjà. Toujours devant au tableau d’affichage, comme si tout était déjà écrit, les Français n’ont cette fois-ci ni contrôlé la rencontre ni créé plus de jeu que leur adversaire (4-2). Sauvés par le destin et sa domination des airs, puis portés par le réalisme dément de Griezmann et un commandant Pogba extraordinaire, les Bleus ont su résister au superbe plan de jeu croate. Pour la première fois depuis 2006, le Mondial n’est pas le triomphe d’un système de jeu.
Si le football est un art, son expression tend à emprunter les traits des pièces de théâtre. Et hier soir à Moscou, sur la plus grande des scènes – celle de la finale du Mondial –, le metteur en scène était français et avait un goût certain pour la caricature. Avec un but contre son camp, un penalty accordé par la VAR et zéro tir dans le jeu, les Bleus de Deschamps mènent 2-1 à la pause alors que Subašić n’a probablement pas touché un seul ballon. Parfois illisible, mais toujours efficace et solide (à l’image du Real Madrid de Zizou), la France de Deschamps a atteint son sommet en caricaturant la « méthode de la gagne » de son sélectionneur.
Les propos de Courtois à la suite de la défaite belge, repris et relancés par les médias français, avaient réussi la vilaine mission de manipuler la performance des Bleus et fonder le mythe d’une qualification « moche » . Une manipulation intellectuelle basée sur une réalité – les Bleus ne voulaient pas contrôler le ballon – et beaucoup de mensonges : ses contres et attaques rapides avaient été plus créatifs, plus efficaces et certainement plus beaux que le chaos argentin, l’ordre uruguayen et la stérilité belge.
Des Croates supérieurs… en apparence
Sauf qu’hier, les Croates ont non seulement gardé le ballon deux fois plus longtemps – 66% de possession –, mais ils ont aussi tiré deux fois plus (14-7) et obtenu trois fois plus de corners (6-2). La première période est une danse des Balkans : sept tirs à zéro, sept corners à un et seulement deux dribbles réussis pour les Bleus. Le coup franc de Grizou ? Il arrive après un long ballon pour Giroud. Le corner de Grizou ? Un dégagement de Lloris. Et le premier tir bleu à la 47e ? Un nouveau long ballon pour Giroud. Les Bleus craignaient de devoir faire le jeu pour la première fois depuis la phase de poules, mais les Croates nous ont donné une leçon d’ambition footballistique, dominant à la fois le ballon et la rencontre durant près d’une heure de jeu. Réduits à 68% de passes réussies (84% contre la Belgique !), les Bleus ont survécu grâce à la résistance de leurs centraux, leur force dans les duels aériens, les exploits de Griezmann et Pogba, et la menace constante Mbappé.
Quand Kanté s’est retrouvé pris au piège (57% de passes réussies et 0/3 longs ballons), Pogba a pris les commandes (86%, 7/8). Au-delà des buts, deux scènes ont marqué les esprits dans le tableau de ces Bleus victorieux. À la 85e, Griezmann sprinte pour venir tacler la Croatie par derrière et offrir un nouveau souffle aux siens. À la 94e, Pogba laisse sortir le ballon en le protégeant de toutes ses forces face à la détermination terrifiante de Perišić. Deux gestes défensifs vus plusieurs fois par rencontre, signés par les deux Français les plus créatifs.
Les courbes et la géométrie croates
De retour dans l’arène où il avait su vaincre la structure tactique de Southgate et les coups de pied arrêtés anglais mercredi, Dalić reprend la même recette : devant Subašić et le quatuor défensif habituel (Vrsaljko, Vida, Lovren, Strinić), c’est le volume de jeu et les pieds éduqués de l’Intériste Brozović qui sont choisis pour accompagner le commandant Modrić et son lieutenant Rakitić. Le schéma s’adapte à celui des Bleus, dans un 4-3-3 coiffé de Perišić, Mandžukić et Rebić. Depuis que Modrić s’est imposé comme le dernier maître à jouer venu des Balkans, la Croatie a l’habitude de contrôler et dominer le jeu grâce à un infatigable courant de passes et de courses, un tourbillon qui repose sur trois piliers. D’une, la technique de pianiste de ses milieux, tous habiles des deux pieds dans le contrôle aussi bien que la passe.
De deux, leurs intelligence et polyvalence tactiques : à l’aise dans la conservation et le mouvement, dans les petits espaces et le jeu long, la possession et les contres, Modrić, Rakitić et Brozović peuvent tous alterner les positions de 6, 8 et 10. De trois, enfin, le volume de jeu : le milieu croate peut courir des kilomètres et continuer à prendre les bonnes décisions. Contre l’Angleterre, Brozo avait dépassé les seize kilomètres. Hier soir, en fonction de l’attitude de ses milieux au pressing, le schéma croate varie entre le 4-1-4-1 et le 4-2-3-1 quand Rakitić se rapproche de Brozović pour couvrir. Et comme Martínez en demi-finales, Dalić remporte la première bataille tactique de la rencontre.
Dalić piège Deschamps
Alors que le peuple français faisait des cauchemars à l’idée d’affronter peut-être un bloc bas à la portugaise, le plan de jeu croate est réfléchi dans la gestion du ballon et agressif à la perte de balle. Après une hésitation d’Umtiti puis d’Hernández balle aux pieds, Pavard perd un ballon dangereux dès la troisième minute : le pressing de Perišić ne fait pas de calcul. Dalić, lui, a tout préparé : en plus de couper les lignes de passe pour Pogba, comme la Belgique avec Fellaini, la Croatie isole Kanté en le ciblant au pressing. Le résultat est diabolique : 57% de passes réussies pour le héros bleu (!). Sans souffle, les Bleus n’ont pas le temps de trouver Pogba ou d’attendre que Griezmann redescende : les phases de distribution et de construction sont bâclées, sautées, ignorées. En phase défensive, le 4-4-2 bleu flanche encore du côté de Mbappé, pris dans son dos par Strinić. La possession croate est rythmée et rapide d’une aile à l’autre, et la ligne directe Perišić est facilement trouvée par Rakitić et Strinić (10e, 15e).
Dans ce contexte, le timide pressing bleu s’avère inutile et le jeu long est hasardeux : à la douzième, alors que Giroud est enfin trouvé sur un long ballon, le ballon revient immédiatement aux centraux sans qu’aucun milieu ne puisse le contrôler. Le ballon brûle. À la 17e, c’est un long ballon pour Mbappé qui revient dans les pieds de Giroud. Si le 9 est superbement repris par Rakitić, Griezmann apparaît soudainement (son premier ballon ?). Faute, coup franc et 1-0 pour des Bleus qui n’ont pas encore tiré ni créé. Comme contre la Belgique, les Bleus réagissent : Griezmann redescend, Matuidi monte au pressing et Pogba se démarque de plus en plus facilement. Mais à part l’espoir d’une accélération de Mbappé à la 23e, toute tentative de contre est avortée.
Perišić et la limite structurelle croate
Si la génération dorée de Modrić sait dominer et presser depuis une dizaine d’années, elle n’a jamais réussi à résoudre l’équation gagnante : curieusement, la création de ses occasions provient rarement de la maîtrise ibérique de ses milieux. Un phénomène récurrent qui voit la Croatie jouer chaque rencontre sur deux tableaux : son milieu domine le territoire, et le reste essaye de marquer des buts. La raison est simple : ses armes offensives sont déconnectées du tourbillon de passes décrit plus haut. Si Perišić parle le même langage que ses milieux – technique des deux pieds et volume de jeu sans fond –, le reste a du mal à épouser les formes de la possession : la force de Mandžukić, la vitesse de Rebić, les mouvements de Kramarić, les débordements de Pjaca et enfin les coups de pied arrêtés. Pour remettre les choses dans leur contexte, les Croates dominent l’axe, mais ne peuvent mettre Rakitić ou Modrić en bonne position : les centres s’enchaînent alors que Mandžukić est seul contre deux, voire trois.
Ainsi, le lien Perišić est le seul qui sait « voir la porte » , comme disent nos amis les Italiens. Et l’ouvrir. À la 28e, Kanté prend un jaune et la combinaison sur le coup franc finit par revenir sur l’Intériste. Crochet du droit, frappe du gauche. Un partout. Mais la mise en scène de la rencontre n’a pas peur de frôler avec la fiction. À la 36e, un dégagement de Lloris devient un corner et la vidéo sanctionne la main de Perišić. Griezmann fait du « Zizou » : « doublé » de coups de pied arrêtés. Les Bleus transforment des miettes en une belle baguette Tradition.
Différents sauveurs
L’événement ponctuel ne transforme pas le rapport de force de la rencontre : la première période se termine sur une succession de trois frappes et trois corners croates. Si les Bleus parviennent enfin à frapper dans le jeu au retour des vestiaires (nouveau long ballon pour Giroud), la Croatie pousse encore. Les situations dangereuses s’enchaînent, Perišić se retrouve encore et encore en situation de un-contre-un face à Pavard, et Lloris doit sauver les siens (48e, 49e) à un moment crucial, quand ça compte vraiment.
Quand ce n’est pas leur capitaine, les Bleus sont sauvés par Varane, Umtiti et Hernández, qui repoussent tous les centres les uns après les autres (28, en tout). Lorsque les Bleus parviennent à récupérer le ballon, tout repose une fois de plus sur le jeu long miraculeux de Pogba et sur les inventions, grands ponts et astuces de Griezmann pour remonter le ballon. Les Croates jouent et créent, les Bleus font de la spéculation.
Le cadenas Nzonzi
À la 55e, Deschamps réalise son plus beau changement du tournoi : Nzonzi remplace Kanté. Le Sévillan pose ses deux balais sur Moscou et nettoie la soirée française : 93% de passes réussies, des une-deux avec Pogba et une lecture du jeu impeccable. Cinq minutes plus tard, Pogba envoie une passe en demi-volée de génie pour lancer Mbappé dans la profondeur. S’ils ne parviennent pas à jouer dans le camp adverse, les Français savent l’attaquer : quatre Bleus sont dans la surface au moment de la frappe de Pogba. 3-1. La minute suivante, alors que la Croatie est sonnée, le jeu long de Pogba frappe encore, cette fois côté gauche. Dans les minutes qui suivent, les Croates gardent le ballon comme un boxeur s’agrippant aux cordes, pour respirer.
À la suite d’une possession croate infinie, c’est une remontée de balle d’ailier technique de notre guerrier national Lucas Hernández qui met Mbappé sur orbite : 4-1. Alors que Lloris tente malgré lui un petit pont sur Mandžukić – impossible à inventer, ça dépasse la fiction –, Dalić réagit tardivement : Kramarić pour Rebić à la 71e, Pjaca pour Strinić à la 81e. Comme d’habitude, le scénario pousse Deschamps à blinder son milieu avec Tolisso et Fekir. La fin de match ressemble à celle de notre huitième contre l’Argentine, mais sans Messi ni Agüero.
La colonne vertébrale Varane-Pogba-Griezmann
Arrivé avant l’Euro sans certitude, le bloc défensif Bleu est monté en puissance match après match. À tel point que les Bleus ont aimé en abuser, testant toujours plus leur quatuor défensif et les arrêts clés de Lloris. Et pas seulement. Au milieu du combat, cette faim de contre-attaque a poussé les trois petits jeunes de 2014 à devenir notre colonne vertébrale de 2018 : Varane, Pogba, Griezmann. Auteur d’un doublé C1-Mondial, le central propre a tout repoussé (sauf le Kun). Chargé de faire à la fois du Zizou en lançant les contres et du Deschamps en ordonnant le jeu, Pogba n’a pas trouvé d’adversaire à sa taille : personne n’aura gagné autant de duels et fait gagner autant de mètres à son équipe lors de ce Mondial.
Qui voulait le mettre sur le banc avant la compétition, déjà ? Repositionné en meneur de jeu plutôt qu’attaquant, parce que la France a toujours eu besoin d’un 10 pour briller, Griezmann s’est retrouvé au cœur du bloc et de la contre-attaque. Un patron cholesque plus défenseur et finalement plus décisif que Zizou et Platini : quatre buts, trois assists. On pourra remarquer qu’il obtient deux de ses penaltys et signe un but et/ou une assist à chaque tour d’élimination directe. Enfin, l’impact évident des rôles subtils de Giroud et Matuidi ne fait plus rire personne.
Synthèse des styles français
Ainsi, la bande de 2018 trouve sa place dans l’héritage du football français comme une synthèse des styles. Avec le triangle magique Grizou-Pogba-Kanté, elle retrouve ses milieux tout terrain créatifs des années 1980, capables à la fois de récupérer et de faire vivre le ballon. Avec son bloc bas et sa domination des airs, elle retrouve la science, la puissance physique et la discipline des années 1990. Priorité à l’équilibre oblige, le jeu des Bleus ne s’orchestre pas collectivement, mais grandit au fil de la progression de ses individualités, tous entraînés par les meilleurs techniciens de la planète. Au contraire de l’Espagne en 2008, 2010 et 2012 et l’Allemagne en 2014, le triomphe français de 2018 n’est pas celui d’un système de jeu : comme l’a répété Deschamps lui-même, cette victoire est celle des joueurs (et de son obsession de l’équilibre, quand même).
Un football d’individualités qui ont su se surpasser quand le jeu le demandait, même en cours de match. En 2006, le triangle de l’Italie de Lippi était formé par Pirlo, Gattuso et Totti. Mais la France de Deschamps n’a jamais eu besoin de prolongation ni de tirs au but pour vaincre. Si le collectif bleu a encore montré ses limites pour ordonner sa possession, presser l’adversaire et déséquilibrer un bloc regroupé, aucune sélection n’a été en mesure de vraiment le faire remarquer en Russie : la France n’a été menée au score que durant neuf petites minutes, contre l’Argentine de Messi. Les Bleus sont champions du monde pour la deuxième fois de leur longue histoire. De quoi provoquer une pensée pour toutes les belles équipes de France joueuses qui n’ont pas eu la chance d’accrocher leur étoile, mais qui règnent aussi dans notre vaste ciel bleu.
Par Markus Kaufmann
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