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Le(s) jour(s) où la Turquie a failli battre le Brésil en Coupe du monde

Par Markus Kaufmann et Ali Farhat, avec Hakan Ateşler
Le(s) jour(s) où la Turquie a failli battre le Brésil en Coupe du monde

D'un côté, la caïpirinha. De l'autre, l'ayran. À la première gorgée, le Brésil et la Turquie ne sont pas vraiment des nations cousines. Mais les deux pays ont quelques points communs. La taille et le prestige qui va avec, d'abord. Deux capitales anonymes, avec Brasilia et Ankara. Deux cités mythiques, avec Rio de Janeiro et Istanbul. Et surtout, la Coupe du monde 2002, avec une équipe de Turquie qui a eu par deux fois l'occasion de mettre de sacrées barres de fer dans les roues brésiliennes et par là écrire une des plus belles pages de son histoire.

D’un point de vue ballon rond, la Turquie cultive un certain côté brésilien. Un don pour le toucher de balle, mais aussi un recul qui semble parfois collectif par rapport à la discipline et au goût de l’entraînement. Après six mois de vie stambouliote, Roberto Mancini racontait : « Les joueurs turcs, on va dire qu’ils se contentent trop vite de ce qu’ils savent déjà faire. Du point de vue de leur professionnalisme, de leur discipline, ils peuvent faire bien plus. Parce qu’ils ont de la qualité ! Les Turcs sont forts, mais ne croient pas qu’ils pourraient être encore plus forts. C’est une question de mentalité » (So Foot Junior n°1). En clair, des milieux de terrain au talent divin, mais à la carrière mortelle. Et si le Brésil et la Turquie ont donné naissance à des meneurs géniaux, ils ont logiquement aussi formé des défenseurs féroces, élevés face à la menace constante d’une l’humiliation. Des Emre et des Denilson, des Alpay et des Pepe (Portugais de sélection certes, mais bel et bien élevé au Brésil).

Hasan Şas et Rivaldo, deux artistes

Lorsque la Turquie se pointe en Asie, l’équipe de Şenol Güneş surfe sur la vague des Euros 96 et 2000, et s’appuie sur des joueurs qui se fréquentent depuis le début des années 90. Et elle a faim, cette équipe : la dernière fois que des Ottomans ont été vus sur l’échiquier mondial, c’était en 1954, en Suisse. Et beaucoup de cadres de l’époque, comme le défenseur Bülent Korkmaz ou l’attaquant et capitaine Hakan Şükür, savent que ce sera leur premier et leur dernier tournoi en mondovision. Alors il faut tout donner. Pour eux-mêmes. Pour le drapeau, la nation, le peuple turc. Et l’aventure nippo-coréenne débute le 3 juin 2002, face au Brésil, à Ulsan. Un Brésil qui, pendant que la Turquie cherchait (en vain) à valider son ticket pour la grande fête du globe, a eu le temps de soulever le trophée à quatre reprises. Un Brésil qui aborde ce tournoi avec deux visages : le rire de Ronaldo, Roberto Carlos et Roque Júnior, et le sérieux de Rivaldo, Cafu et Lúcio. Il y a aussi Kaká, qui passe sa compétition aux côtés de Vampeta, c’est-à-dire sur le banc, et bien sûr Ronaldinho le Parisien. Enfin, Luisão a des airs de Fred version 2014, sauf qu’il ne joue quasiment pas. Un Brésil qui a eu le temps de coudre quatre étoiles sur son maillot là où la Turquie n’en a qu’une seule, entourée par le croissant de lune que constitue son drapeau (et écusson). « C’était notre premier match de Coupe du monde » , se rappelle Reçber Rüstü. « On jouait la plus forte équipe du Brésil depuis 20 ans. On ne pensait pas gagner. On se disait que peut-être avec un peu de chance, ça pourrait passer, mais c’est tout. » Mais comme dans le football, ce n’est pas à celui qui pisse le plus d’étoiles, la Turquie joue crânement sa chance. Un contrôle de la poitrine négligé par Lúcio, une mauvaise réception par Juninho, et Yıldıray Baştürk, numéro 10, envoie Hasan Şaş ouvrir le score avant la mi-temps. À la reprise, Rivaldo, numéro 10 aussi, envoie un centre magnifiquement courbé sur le bout du pied de Ronaldo. Au ralenti, le saut du numéro 9 est digne du grand retour qu’il implique. La seconde mi-temps est l’occasion de voir Hasan Şaş jouer au Zizou dans le milieu brésilien. Le Brésil a chaud, et va s’en sortir de manière presque miraculeuse. À cinq minutes de la fin, Alpay tire un peu trop le maillot de Luisão qui filait au but. Carton rouge justifié pour le futur bodybuilder, mais décision injustifiée : l’arbitre donne penalty alors que la faute a démarré en dehors de la surface. Face aux larges épaules de Rivaldo, même les marques noires sous les yeux de Rüştü ne peuvent rien faire. 2-1.

Le buteur décisif qui jouera même avec les nerfs turcs, provoquant l’expulsion de Hakan Ünsal au terme d’une incroyable performance artistique. « Pendant la rencontre, on n’a pas vraiment compris. Après la rencontre, on s’est dit que les arbitres avaient été « piégés » par le nom de Rivaldo. Et puis lui… Il était prêt à tout pour gagner » , raconte un Rüstü Reçber encore amer aujourd’hui.

Vidéo

Les retrouvailles du 26 juin

La Turquie renoue avec le Mondial en commençant avec une défaite, mais a laissé entrevoir de belles choses pour la suite. Après un nul contre le Costa Rica, elle s’impose 3-0 contre la Chine et se qualifie à la différence de buts avec 4 points de montée en puissance : défaite, nul, victoire. Lors des matchs suivants, deux ans avant la Grèce au Portugal, la Milli Takım sortira le bateau pirate pour aller conquérir l’Extrême-Orient. Un but sur corner contre le Japon en 8es, et un but en or contre le Sénégal en quarts suffiront pour en faire un demi-finaliste convaincant dans ce Mondial des surprises. En demies, le Brésil est différent. Arrivée pleine de doutes, l’équipe de Scolari est maintenant lancée derrière les 10 buts marqués par le duo Ronaldo-Rivaldo. C’est l’époque de la renaissance du Fenomeno, mais c’est aussi celle où le pied gauche de Rivaldo était encore un fouet fascinant, pouvant dessiner des trajectoires improbables. Dans un monde du football juste, ce match se serait soldé par un match nul : un enchaînement digne du plus grand Ronaldo pour le Brésil – l’un des plus beaux pointus de l’histoire – et la roulette légendaire de Mansız au-dessus de Roberto Carlos pour la Turquie (qui lui aurait valu la note maximale en patinage artistique). Pour le tableau d’affichage du stade Saitama, ça reste 1-0. Quand les arrêts de jeu approchent, Denilson s’empare du ballon et va dribbler la planète entière en attendant le coup de sifflet libérateur près du poteau de corner. L’aventure s’arrête ici pour une nation qui y aura cru jusqu’au bout. « C’était un match difficile pour nous, mais aussi pour eux, parce qu’ils savaient à quel point nous pouvions être forts. Nous avons tout fait pour gagner, nous étions très confiants. Je voyais Scolari sur le bord du terrain qui avait l’air inquiet. Mais ce Brésil-là était vraiment très fort. Ils déjouaient tous nos plans. Après la rencontre, nous n’étions pas décus. Mais d’autre part, nous étions convaincus que si nous avions gagné contre le Brésil, nous serions devenus champions du monde » , analyse Reçber Rüstü.

Le paradoxe Hakan Şükür

Éliminée à une marche de la finale, la Turquie se vengera sur son hôte dans la finale de classement. Arrivée en Asie avec un joueur à la renommée plus importante que les autres (Hakan Şükür), la Turquie repartira avec une vraie équipe. « Nous sommes très heureux, parce que nous avons joué ce tournoi de manière très propre et avec beaucoup d’honneur » , déclarera le sélectionneur Şenol Güneş à l’issue du match pour la 3e place. « Nous sommes arrivés avec beaucoup de fierté et nous rentrons également très fiers. Le peuple turc aime mon équipe et mon équipe aime le peuple turc. Je pense que demain, [quand nous arriverons en Turquie], ce sera comme un rendez-vous entre deux amoureux. » Et de l’amour, il y en a eu pour les innombrables arrêts de Rüstu, le crâne de Hasan Şaş, la coupe de cheveux avant-gardiste d’Ümit Davala, les crochets du gauche d’Emre Belözoğlu, les tacles du Goliath Alpay, les buts imprévus de Mansız… « Quand nous avons atterri à Istanbul, nous avons mis trois heures à arriver jusque sur la place Taksim, à cause de la foule. C’était indescriptible. Et sur Taksim même, il y avait des milliers de gens qui nous attendaient » , se rappelle Rüstü Reçber.

De l’amour, il y en a aussi eu pour les ratés de Hakan Şükür. Car paradoxalement, plus le « Taureau du Bosphore » se foirait devant les buts, et plus l’équipe faisait bloc derrière lui. Et paradoxalement, c’est lui qui entrera dans l’histoire en marquant le but le plus rapide de la Coupe du monde (après 10,8 secondes contre la Corée du Sud lors de la petite finale). Une troisième place qui restera le dernier frisson du football turc jusqu’au doublé de Nihat contre Petr Čech à l’Euro 2008. Une troisième place qui prouve que l’histoire peut se répéter : en 1994, le Brésil avait joué la Suède en poules avant d’éliminer l’équipe de Tomas Brolin en demies, et finalement soulever le trophée suprême. Du coup, le Brésil ne pouvait que gagner cette Coupe du monde 2002.

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