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Les héros de l’authenticité
Lancée à l'automne, l'émission de télé-réalité Les Héros du gazon a eu tellement de succès que désormais, l'équipe « la plus nulle de Belgique en 2015 » se produit à travers son pays pour différentes bonnes causes. Prochain objectif : jouer devant 10 000 personnes.
« Hurle ! Crie ! Meeeerde ! » Quand il vocifère à sa façon sur un malheureux candidat de télé-réalité, Raymond Domenech y met du sien. Peut-être veut-il montrer à la France entière qu’il sait avoir de l’autorité et de la persuasion… Et s’il a accepté de participer à l’émission L’étoffe des champions de France 3, c’est peut-être aussi avec l’espoir de redorer son image dans l’Hexagone un an après Knysna. Pas de chance : l’émission de télé-réalité mettant en scène trois noms du sport français (Thierry Rey et Jean-Claude Perrin en plus) devant faire progresser une équipe de foot ne fonctionne pas et finit même par être déprogrammée. En ce mois d’août 2011, les Français ne sont peut-être pas encore prêts à revoir Raymond Domenech. Ou ils n’ont tout simplement pas envie de voir des losers… contrairement à leurs voisins belges, probablement plus habitués à jouer avec l’autodérision.
En février 2015, la RTBF décide de s’associer avec le groupe de production néerlandais Endemol pour lancer le tournage d’une émission du même type, intitulée ici Les Héros du gazon. Le coach ? L’ancien international belge Leo Van der Elst. L’équipe à coacher ? Yvoir B, dernière de la dernière division du pays avec 0 point et plus de 130 buts encaissés en même pas vingt matchs. Le but ? Obtenir une victoire au plus vite. Mais là où ce projet s’est littéralement cassé la gueule en France, il constitue une vraie réussite au nord. Les émissions, diffusées durant l’automne 2015, font un carton : près de 400 000 spectateurs* matent ainsi l’épisode final de la saga. Encore plus fort : au fur et à mesure de l’enchaînement des émissions, ainsi que dès la fin de celles-ci, des dizaines, voire des centaines de personnes commencent à s’attrouper au stade du Bonny d’Au Ban pour acclamer leurs héros, qui font certes de meilleures prestations, mais qui ne sont pas devenus de grands footballeurs pour autant. Comment expliquer dès lors un tel succès ?
« Leur équipe n’est pas normale, mais eux le sont »
« On va un peu partout, on rencontre de gens… Tu fais cinq pas dans la rue, tout le monde te reconnaît. J’ai été à une festivité à Mons (à une centaine de kilomètres de chez lui, ndlr), il a fallu quatre heures pour que je sorte de là. Quand nos matchs sont finis, il nous faut une grosse heure avant de rejoindre les vestiaires… » Présent dans le monde du football namurois depuis des années qu’on ne compte plus, Philippe Leclerc est arrivé à Yvoir B il y a un an et demi. À l’époque, il avait accepté d’être le coach d’une équipe toute neuve et pour laquelle il a été pêcher des joueurs à droite à gauche pour pouvoir être 11 à chaque match. Il était donc loin d’imaginer devenir « célèbre » 18 mois plus tard.
Et quand il s’agit d’expliquer les raisons de ce succès, les spécialistes sont plutôt d’accord. « C’est comme l’exemple de Jean-Pascal à laStar Ac’: il n’avait pas spécialement de don de chanteur, mais il est devenu le chouchou du public parce que ce dernier se retrouvait à travers lui : un gars simple, normal et qui faisait le con à la télé » , explique François Jost, auteur notamment du livre Télé-réalité. « Bien entendu, leur équipe de foot n’est pas normale, mais eux le sont… avec les défauts et les qualités de monsieur tout le monde, ajoute Frédéric Antoine, professeur à l’université catholique de Louvain. Ils essaient de bien faire, mais ils ne résistent pas à la tentation d’aller vider deux-trois bières après l’entraînement. » Habitué à suivre le quotidien de candidats de télé-réalité issus du monde du spectacle, de la chanson, de la danse ou de la nuit, le spectateur est tout heureux de suivre des gens « normaux » qui se retrouvent dans des situations quotidiennes semblables aux siennes. « Sur Facebook, certaines personnes m’envoient des messages en me disant « Merci », précise même Philippe. Quand je leur demande pourquoi, ils me répondent qu’on leur a redonné l’envie de jouer au football. On m’a même dit que certains enfants habitués à dessiner Eden Hazard commençaient à représenter les Héros du gazon et se prennent pour eux. On est plus proches d’eux, notamment grâce à notre présence lors d’événements. »
« On ne demande rien du tout »
Car oui, depuis la fin de l’émission, Les Héros du gazon ne sont pas morts. Conscients de la popularité qu’ils dégagent, les membres d’Yvoir B ont décidé de se montrer actifs en participant à des dizaines de matchs ou en honorant certaines festivités et œuvres caritatives de leur présence. « On ne demande rien du tout, notre récompense, c’est de faire plaisir » , explique ainsi Philippe. « Il y a une sorte de sympathie naturelle des gens pour les losers, reprend Frédéric Antoine pour expliquer la popularité prolongée de héros finalement très rarement moqués par le grand public. Forcément, quand c’est une équipe uniquement constituée de losers, on se sent bien plus proche que de vrais winners exceptionnels qui gonflent vite les spectateurs. Ici, c’est vrai qu’ils perdent, mais on les aime bien… et ça peut durer un certain temps, surtout qu’ils s’améliorent progressivement. »
Mais cette notoriété soudaine ne risque-t-elle pas de jouer des tours à ces joueurs que leur niveau footballistique ne prédestinait pas à finir sous les feux des projecteurs ? « Absolument : la télé-réalité joue sur le côté « consolation », prétend François Jost. On est moyens, on est anonymes, mais on peut devenir des vedettes. Et ces espoirs peuvent même passer du candidat au spectateur, qui se dit qu’il peut lui aussi connaître son quart d’heure warholien. » Pourtant, le succès ne semble cependant pas être monté au cerveau de Philippe et sa bande, qui affirme qu’ils ne se prennent pas la tête… « Peut-être que demain, on n’entendra plus parler de nous, mais peut-être qu’on sera encore là dans un an. Maintenant, si certains veulent se prendre pour des stars, qu’ils le fassent, mais moi, je leur dis qu’il faut rester les pieds sur terre, on a vécu une belle expérience, mais voilà. » Il faut dire que s’il y a bien une chose qui n’a pas changé concernant Philippe, c’est son caractère sur le terrain : « Qu’il y ait des caméras, 5000 ou cinq personnes, je ferai toujours le clown ! »
Célèbres jusqu’au remplacement ?
Actuellement, Les Héros du gazon reçoivent donc un bon paquet d’invitations pour aller se produire un peu partout en Belgique : ils jouent (un peu) et signent des autographes en rencontrant leurs fans (beaucoup). Le dernier gros coup en date devait être la rencontre du 27 mars dernier, programmée sur le terrain synthétique de Saint-Trond (D1 belge) face à une formation d’anciennes stars du foot belge. Mais l’objectif de rameuter 10 000 personnes n’a été rempli qu’à 15%. Et maintenant ? « La fin est toujours dramatique dans ce genre de situations, analyse François Jost. Les joueurs se sont habitués à cette situation, mais vont être complètement oubliés d’un coup. » Frédéric Antoine se veut quant à lui plus positif… « Ils ont bien compris qu’ils ne pouvaient utiliser leur célébrité que dans un cadre social et caritatif et non pas pour eux-mêmes. Ça contribue aussi à valoriser leur personnage, puisqu’on les inscrit dans une idée de générosité. À une époque où on a plutôt des idées noires, trouver des gens généreux et marquer de la sympathie envers eux, je crois que c’est bon pour tout le monde, quelle que soit la durée de cette notoriété. » À partir du moment où une deuxième édition semble prévue pour 2016, il y a cependant un risque clair que l’engouement du public bascule d’Yvoir B à la deuxième équipe mise à l’honneur. Dans les médias, la célébrité ne s’installe pas indéfiniment… Pas d’inquiétude cependant pour Philippe : il a déjà signé à Pessoux, actuel dernier de la dernière division du pays avec 234 pruneaux encaissés en 21 matchs… et dont les joueurs sont pressentis pour être les prochains Héros…
Par Émilien Hofman
* N’oublions pas que la Belgique ne possède que 11 millions d’habitants, dont plus de la moitié sont néerlandophones et se foutent donc pas mal de voir des Wallons (mal) jouer au football.